Préface - 2020 : chocs stratégiques
Dans un contexte international en profonde mutation, marqué par une compétition stratégique exacerbée entre puissances, un recul très net du multilatéralisme et des crises sociales, dont certaines d’ampleur mondiale, l’année 2020 constitue, d’ores et déjà, une étape historique déterminante de ce début de XXIe siècle. Déjà sous-jacente, mais amplifiée par une pandémie de Covid-19 qui a conduit à l’arrêt brutal des économies et des échanges, un enchaînement de chocs et de déflagrations est en train de se produire sous nos yeux, sans qu’il soit encore possible d’en mesurer toute la portée.
Sur la scène mondiale, on assiste à une recomposition majeure des relations interétatiques et à l’émergence d’un nouveau grand jeu d’acteurs stratégiques, étatiques ou non, mêlant indistinctement concurrence, coopération, tension et confrontation de nature directe comme indirecte. L’équilibre interne de nombreux États, en particulier les démocraties libérales, n’est pas à l’abri de ce réagencement du monde. En effet, les aspirations au changement de populations, souvent submergées par un flux massif d’informations, se traduisent de plus en plus par une contestation ouverte des gouvernants et des institutions, à la fois dans le cyberespace, dans les urnes et dans les rues, parfois violemment.
Dans le domaine militaire, les chocs sont, là aussi, multiples, souvent favorisés par des ruptures technologiques majeures comme l’avènement annoncé des systèmes hyperconnectés par la 5G, de l’intelligence artificielle (IA), de l’hypervélocité ou encore du quantique. Ils se caractérisent notamment par la rapide multiplication des confrontations dans les espaces numériques, exo-atmosphériques et informationnels où les affrontements, s’ils sont souvent invisibles, n’en sont pas moins d’une grande violence. Aussi, du fait de son caractère hybride, la guerre nécessitera une approche plus globale, par l’intégration des capacités militaires à celles d’autres composantes, dans le but de produire toute la gamme des effets permettant d’atteindre l’état final recherché. C’est ce nouveau mode d’action qui assurera des opérations multi-milieux, conduites en multi-théâtres, et qui permettra de répondre aux crises, de faire face à une hybridité croissante – se jouant habilement du droit tout en évitant soigneusement de franchir le seuil d’une riposte crainte – et sans perdre de vue une possible dégradation jusqu’à l’explosion d’un conflit majeur.
Face à ces nombreux défis et pour prendre l’ascendant sur des adversaires à la fois plastiques et désinhibés, la coopération et les alliances demeureront essentielles ; les États-membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) ou de l’Union européenne (UE) devront chercher, soit à resserrer des liens qui se sont distendus, soit à en tisser de nouveaux. Pour les Européens, il importe aujourd’hui de rechercher ensemble les voies d’une véritable autonomie stratégique, avec volonté, sens du collectif et pragmatisme, sous peine de mettre en péril les solidarités bâties au fil du temps et de disparaître de la scène internationale.
Tous ces chocs systémiques ne pourront cependant être absorbés sans une véritable capacité de résilience de la société française dont on a pu constater, lors de la pandémie récente, à quel point elle constituait la pierre angulaire de la solidité de la Nation. Les Armées françaises, par leurs valeurs et l’engagement de ceux qui y servent, en sont un acteur incontournable. Elles ne cessent de démontrer que, tout en assurant leurs missions permanentes et leurs opérations extérieures avec constance, elles continuent de se transformer pour tenir leur rang et contribuer à l’unité d’un pays parfois traversé par le doute.
Développer une pensée structurante dans un environnement aussi mouvant et complexe est un exercice aussi exigeant qu’impératif. Car, définir les grandes orientations stratégiques, dans tous les domaines, et en particulier pour ce qui concerne la défense et la sécurité, est une nécessité vitale. Sans baisser la garde sur les fonctions stratégiques « connaissance et anticipation » et « dissuasion », qui garantissent à la France une appréciation autonome de situation et une réelle liberté d’action, l’heure qui vient est sans doute à la description de fonctions nouvelles ou complémentaires pour répondre aux crises actuelles et surtout à celles qui naissent, dont il faut craindre qu’elles ne réintroduisent une dimension « haute intensité ». En maintenant cette réflexion stratégique au meilleur niveau, il s’agit en réalité d’assurer la pérennité de notre démocratie, la position singulière et autonome de notre nation, et la défense de nos valeurs. ♦