Le combat n’a jamais cessé d’évoluer. Le retour de la haute intensité et l’émergence des technologies amènent à réfléchir au profil nécessaire pour le chef tactique. Cette question est essentielle, car elle est déterminante pour la réélection et la formation de ceux qui auront à commander face à l’ennemi sur le terrain ; le chef de demain sera confronté au chaos. Synthèse du colloque du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) de l’Armée de terre.
Face à la haute intensité, quel chef tactique demain ?
Le 6 février 2020, l’École militaire a accueilli le colloque annuel de la pensée militaire, sur le thème « Face à la haute intensité, quel chef tactique demain ? ». Tout comme les précédentes éditions, ce colloque s’inscrit dans le mouvement de renouveau de la pensée militaire au sein de l’Armée de terre, voulu par le CEMAT, insufflé par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) et son directeur, le général de division Michel Delion. Mme la députée Françoise Dumas, présidente de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le général d’armée François Lecointre, chef d’état-major des armées (CEMA), et le général de corps d’armée Bernard Barrera, major général de l’Armée de terre (MGAT), ont honoré par leur présence cette quatrième édition.
Les débats, articulés autour de tables rondes, ont rassemblé des intervenants de haut niveau pour répondre à ces deux questions : la guerre de haute intensité n’est-elle qu’une guerre de haute technologie ? Entre rupture et continuité, le chef d’aujourd’hui peut-il prétendre à être le chef de demain ? Le croisement des approches civiles et militaires, dans le domaine de la tactique et de la stratégie, de la philosophie, de la psychologie, de l’éthique, de la médecine, de l’industrie ou encore des sciences économiques, a permis de mieux appréhender les rapports entre la conflictualité de haute intensité et le commandement tactique. Une telle réflexion apparaît particulièrement pertinente pour l’Armée de terre, qui réfléchit sur son modèle de commandement dans un contexte opérationnel marqué par la complexité accrue des affrontements et leur potentielle brutalité, et où les progrès futurs et prévisibles des matériels, de la technologie et de l’intelligence artificielle (IA) entraînent des transformations majeures. Cet article constitue une synthèse des actes du colloque ; il permettra sans doute au lecteur de bien cerner les principaux enjeux liés à cette nouvelle donne opérationnelle.
La haute intensité serait le paradigme dominant de la guerre du XXIe siècle. Après l’asymétrie des conflits ayant émaillé les dernières décennies, le nivellement technologique en cours laisserait entrevoir demain des affrontements entre pairs, ainsi que des attritions humaines et matérielles considérables. Si une définition de la haute intensité semble avoir émergé du colloque, ce serait celle-ci : un combat symétrique contre un ennemi doté de capacités similaires, voire supérieures, dans le domaine tant matériel qu’immatériel de la conflictualité (1). Longue et usante, la guerre de haute intensité serait aussi totale : à l’échelle stratégique, l’ensemble des forces productives et morales de la population s’engagent pour arracher la victoire.
Cette mobilisation des énergies concernerait au premier chef l’industrie, confrontée à un besoin d’innovation et de maîtrise technologique, ainsi qu’à un carnet de commandes de plus en plus épais. L’adaptabilité industrielle serait donc la clef face à une guerre de haute intensité inscrite dans la durée. On peut néanmoins se montrer confiant, avec M. Lebreton, directeur scientifique du pôle de formation continue de l’école CentraleSupelec, dans la capacité des industriels à reconfigurer leur outil pour produire l’effort demandé, voire à reconstituer les stocks consommés – sous réserve d’attribuer à la Base industrielle et technologique de défense (BITD) un périmètre étendu, dépassant les industriels. Toute guerre industrielle comprend en effet un aspect logistique. Or, dans nos sociétés modernes tiraillées entre fragmentation et élan d’ouverture, la mobilisation ne s’impose plus comme une évidence.
Haute intensité et haute technologie iraient de pair. L’avancée technologique sert, tout d’abord, à moderniser la préparation opérationnelle afin de rendre les soldats plus efficaces et plus létaux sur un champ de bataille étendu et complexe. La technologie issue de DATE (environnement d’entraînement à l’action décisive) « optimise » ainsi l’officier tout au long de sa formation. Sur le temps long, l’entraînement préalable des forces serait décisif pour un chef d’état-major dans la gestion de la pression générée par les pics de combat. L’intensité dans le temps, susceptible de se mesurer en années, entraînerait une usure aussi bien des forces armées que des populations. Cette usure pèserait sur la décision politique et stratégique et se répercuterait sur la prise de décision du chef tactique. Dans le passage du commandement direct, au niveau compagnie, au commandement indirect, à l’échelon bataillon, la technologie permet de renseigner au mieux et au plus vite les officiers d’état-major. En termes de commandement et conduite des opérations (C2), la haute technologie améliore l’échange et le traitement de l’information. Elle accroîtrait néanmoins la vulnérabilité du chef tactique de haut niveau, si bien que l’organisation et la position des PC devraient être revues, y compris dans le sens d’un retour à la mobilité. La technologie apporte une plus-value indéniable en termes d’acquisition d’objectifs et de croisement de données terrain. Elle permettrait, en somme, une prise de décision plus juste et plus rapide, fondée sur une appréciation de la situation plus précise, ainsi que des destructions plus efficaces et maîtrisées. Elle comprendrait aussi son lot d’inconvénients. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication rendraient poreuse la ligne séparant vérité et mensonge, et imposeraient de maîtriser le savoir. Alors que l’IA peut construire rapidement des réseaux neuronaux dépourvus de biais cognitifs en exploitant les données supra, les lois de la robotique doivent être réaffirmées.
Dans ces conditions, le chef peut-il encore faire la différence ? En fonction de l’unité, la réponse apportée à la question de la haute intensité devrait être différente. Si l’approche de haute technologie guerrière convenait jusqu’au niveau brigade, l’échelon supérieur se livrerait à une lutte davantage psychologique où la bonne compréhension de l’adversaire dépendrait de différents paramètres intellectuels. Pour l’emporter dans la haute intensité, faut-il tout miser sur la masse et la redondance ? Certes, essentielles aux côtés de l’interopérabilité pour faire basculer le rapport de force à son avantage, la réduction des vulnérabilités et l’exploitation des potentialités resteraient la priorité d’après le général de corps d’armée Pierre Gillet, commandant le Corps de réaction rapide France (CRR-Fr). L’unique certitude pour le chef étant l’incertitude, il est nécessaire de faire preuve de réactivité, entendue comme un mélange d’agilité intellectuelle et d’esprit d’initiative au sein d’une formation adaptée à la prise de décision. La notion de surprise devrait plus particulièrement être intégrée dans la phase de planification et le risk management plan.
Bien que la haute technologie se soit imposée comme un élément déterminant de la haute intensité, elle ne doit pas, et ne peut pas, remplacer l’homme dans le processus de décision ou effacer sa prééminence dans les modalités de l’action. La dimension technologique, indispensable pour répondre au large éventail de la guerre, demeurerait un simple outil d’optimisation de la planification et de la manœuvre de l’état-major. Par conséquent, l’exigeante sélection des élites militaires fait la part belle aux qualités humaines. La France et les États-Unis partagent sur ce point une même vision de la victoire centrée sur « l’esprit guerrier », ce que le général Todd R. Wasmund, nouvel adjoint du général Michon qui commande la 3e division à Marseille, a eu à cœur de souligner. Mais, pour faire face à la haute intensité, il serait aussi temps de faire de la place aux profils atypiques. « Les armées sont des organisations », pour reprendre M. Le Bihan, consultant en stratégie et chercheur spécialiste de l’histoire de la pensée stratégique, « (…) et quand elles ne sont pas soumises à un stress, elles ont tendance à beaucoup normer ». Et M. Lebreton d’insister sur l’intérêt de garder auprès de soi un « fou du roi ». Ayant « le droit de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », celui-ci rappelle certaines réalités aux grands décideurs. Ceux-ci devraient accepter de déléguer une partie de leur autorité à de tels profils atypiques.
Le chef tactique serait donc au cœur de la haute intensité, avec sa résilience, son endurance, son exemplarité, mais aussi ses vulnérabilités physiques et mentales. Pour répondre aux défis de la guerre de demain, faut-il un « chef augmenté » ?
La guerre de haute intensité imposerait, tout d’abord, de réduire les risques d’occurrence pesant sur le chef militaire. Engagé dans une confrontation longue et intense, sa capacité biologique à supporter les contraintes extérieures et intérieures serait mise à l’épreuve. Or, les témoignages de chefs concernant la gestion de la sidération et du trauma, deux réponses biologiques de survie, sont trop peu nombreux. L’application du principe de prévention s’en trouve entravée.
Ces risques biologiques peuvent être atténués par l’entraînement et l’aguerrissement. Les exercices les plus réalistes possibles devraient être menés afin de simuler les états de sidération potentielle et ainsi améliorer la connaissance des vulnérabilités humaines. Dans un conflit de haute intensité, le chef tactique pourrait toutefois être confronté à une surcharge cognitive telle qu’il serait en proie à la surprise, au non-contrôle, à l’intentionnalité négative et à la fatigue. Là aussi, le groupe des chefs tactiques échappe à l’étude des services de santé sur les facteurs de risques faisant suite à une confrontation traumatique. La réalité virtuelle et les guides pratiques sont autant d’outils évoqués par le médecin chef des services de classe normale, Marion Trousselard, médecin-chercheur à l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA), pour mieux prendre en charge les chefs tactiques.
Le coût biologique de la guerre, et notamment de la guerre de haute intensité, augmenterait en raison du « stress augmenté » auquel le chef tactique est confronté, notamment sur le plan émotionnel. Le général Lecointre, chef d’état-major des Armées, résume en ces mots l’isolement du commandant : « Un chef doit engager sa responsabilité. Il doit faire des choix. Mais il doit également ne jamais oublier ce qu’il a choisi de faire. » Cette solitude n’est bien sûr pas totale, dans la mesure où le chef s’entretient avec son état-major. Mais la haute intensité est dangereuse en ce qu’elle génère une usure susceptible de toucher l’ensemble du commandement ; observation, vigilance et garde-fous servent donc à limiter les déviances.
Parmi les dérives à traiter, le danger insidieux du burn-out figurerait en bonne place. Il correspond à une usure biologique des systèmes se manifestant par une perte d’intérêt et de tout lien au plaisir, une fermeture des affects, une mise à distance des êtres humains couplée à une tendance à les objectiver. Engendré par le stress, le burn-out serait visible chez le chef tactique par une dégradation de l’empathie cognitive ou affective et la perte du sentiment de sens attaché à l’engagement. Le burn-out, difficile à traiter au-delà d’un certain stade, nécessite une longue prise en charge et une reprise thérapeutique de l’activité.
En plus de la résilience physique et mentale, le chef du XXIe siècle devra également être performant sur le plan cognitif. Si l’augmentation artificielle de l’officier dépend des biotechnologies, son augmentation « naturelle » reposerait sur l’intelligence de situation individuelle et collective. Il lui faudrait connaître les besoins et les attentes éthiques de ses soldats, les valeurs de la société dans laquelle il évolue, et assurer une subsidiarité contrôlée du commandement.
De fait, comment former le chef tactique du futur ? « La réalité du champ de bataille est qu’on n’y étudie pas », disait le maréchal Foch, « (…) simplement, on fait ce que l’on peut pour appliquer ce que l’on sait. Dès lors, pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien ». D’où l’importance, pour l’officier, d’acqué rir un cursus complet. Sa formation initiale en fait un soldat et un citoyen à la culture générale élargie, tandis qu’ultérieurement son passage à l’École de Guerre lui permet de se positionner comme haut cadre dirigeant de l’État sur le plan militaire. Si ce parcours évolue au gré des époques et des moyens technologiques, la perspective d’une guerre de haute intensité ne modifierait pas les qualités intrinsèques attendues du chef tactique.
L’officier se distinguerait toujours par certaines aptitudes fondamentales, comme celle de donner du sens à l’action et celle de s’adapter. Il restera un combattant, un meneur d’hommes, à l’aise aussi bien au niveau tactique qu’opératif et stratégique, y compris en interalliés, sur le territoire métropolitain ou en opération extérieure. La guerre projette l’homme dans une situation d’incertitude, où la force morale est nécessaire pour remporter la décision, et lui demande d’accepter les pertes amies tout comme la destruction physique de l’adversaire. « Le chef de demain sera ainsi le même qu’aujourd’hui », à ceci près qu’il sera façonné par l’environnement et la société dans lesquels il évolue, nous dit le général de division Patrick Brethous, sous-chef opérations aéroterrestres de l’Armée de terre (SCOAT).
Pour faire face à la haute intensité, il est intéressant d’étudier les approches de nos alliés. L’armée espagnole transforme, par exemple, ses armées et ses modèles de commandement en y intégrant les notions de complexité et d’instabilité, mais aussi d’incertitude et d’omniprésence de l’information. Les nouvelles technologies entrent dans les programmes d’entraînement. Cette préparation opérationnelle norme la structure générique des forces en donnant la priorité à la réactivité, l’autonomie et l’interopérabilité. Ces formations intègrent des capacités génériques, sécables et transformables afin de se préparer à opérer en tous lieux et en toutes circonstances, sur un modèle capacitaire suffisamment puissant par les feux et mobile par la manœuvre. Des expérimentations sont conduites sur trois ans par une brigade à Almeria. Le général de brigade de l’armée espagnole, Eduardo Diz Monje, espère obtenir des résultats probants d’ici 2024. L’esprit du combat de haute intensité impliquerait d’intégrer les besoins en termes de moyens, de munitions et de support.
Cette force espagnole, appelée Force 2035, mènerait à un C2 de nouvelle génération faisant interagir la prise de risques et la réactivité opportune sur la base d’informations parfois parcellaires. Afin d’accélérer la prise de décision, le modèle s’intéresse aux notions de délégation et d’adaptation. Il s’intègre à la chaîne de commandement en trois phases : il est d’abord appliqué lors de la formation initiale, puis la planification est adaptée en vue de faire évoluer les entraînements du niveau brigade à division lors de la formation des capitaines et commandants. Enfin, un stage spécial de sept semaines est mis en place à destination des futurs commandants de bataillon et régiment.
Pertinence du commandement, confiance dans les actions effectuées par, et avec, les subordonnés : tels seraient ainsi les mots clefs. L’atteinte des objectifs fixés reposerait sur un consensus de tous les partis, valorisant le principe d’exemplarité « à l’ancienne ».
Depuis plusieurs décennies, et en dépit d’actions de combat d’une violence parfois extrême, le chef du combat aéroterrestre a été principalement impliqué dans des missions de stabilisation et de normalisation. Alors que l’environnement devient de plus en plus conflictuel, l’affirmation de la haute intensité confronterait le commandant tactique au chaos humain, matériel et informationnel sur une longue période et sur un large spectre. Il convient donc de réfléchir à la forme de la doctrine future, aux moyens et à la préparation opérationnelle de demain. Les compétences et l’image du chef devraient ainsi être repensées et sa formation adaptée en conséquence, pour lui permettre de vaincre l’ennemi en haute intensité. « L’intelligence augmentée » du chef tactique et le partage du flux d’informations, dans un dialogue ouvert avec l’état-major, constituent sans doute deux pistes à étudier. ♦
(1) Depuis, le CEMAT a, comme nous l’avons vu précédemment, donné une définition plus claire de la haute intensité.