Cet article soutient que si les systèmes d’armes robotisés obligent à réfléchir au champ de bataille, le droit international humanitaire ne les prohibe pas contrairement à ce que suggèrent les débats actuels fondés sur une exploitation politique du droit.
Le déploiement des systèmes d’armes robotisés face au cadre juridique existant
La récente résolution du Parlement européen appelant à l’interdiction préventive des Systèmes d’armement létaux autonomes (Sala) illustre parfaitement l’actualité de la robotisation du champ de bataille (1). Le déploiement sur les théâtres contemporains des Systèmes militaires robotisés (SMR) (2) depuis près de vingt ans a entraîné de nombreux débats tant éthiques que juridiques. Les passions ont souvent guidé ces discussions et ont parfois brouillé les enjeux de la robotisation du champ de bataille.
Loin de visions manichéennes, cet article se propose d’étudier la conformité du déploiement des SMR au regard du droit international. Force est de constater que rien n’interdit formellement leur déploiement, car si l’introduction de ces nouveaux moyens de combat influe sur la définition du champ de bataille, les principes cardinaux du droit international humanitaire permettent d’encadrer leur utilisation.
Les frontières du champ de bataille repoussées
Alors que pour certains le déploiement de SMR s’effectuerait dans un vide juridique, le droit international humanitaire, loin d’être obsolète, permet d’ores et déjà d’en encadrer l’emploi. Les futurs systèmes d’armement létaux autonomes, par exemple, ne sont pas réfractaires au droit existant grâce à la flexibilité des principes du droit international humanitaire.
Pourtant, l’introduction des nouveaux moyens de combat, en permettant à un État de frapper une cible, sans que sa localisation constitue une contrainte, semble affaiblir la pertinence de la dimension ratione loci du conflit armé. Comme l’illustrent les exécutions extrajudiciaires au moyen de drones, la robotisation obscurcit la distinction entre le droit applicable en temps de conflit armé et en temps de paix ainsi que les principes fondamentaux du droit international humanitaire. D’où la question de savoir comment le droit international appréhende ces nouvelles technologies. Cette nouvelle réalité laisse transparaître deux hypothèses, non exclusives l’une de l’autre : le caractère permissif du droit international humanitaire se limite-t-il au territoire appartenant ou contrôlé par les belligérants ou s’applique-t-il au territoire sur lequel se situe effectivement une cible ? Ce questionnement renvoie à la notion de champ de bataille qui se définit comme le cadre spatial dans lequel se déroulent les hostilités. C’est donc l’existence de combats effectifs dans une zone particulière qui justifie l’application du droit international humanitaire. Et, c’est seulement dans celle-ci que le ciblage de combattants sera autorisé (3). La détermination du champ de bataille découlerait donc d’une approche factuelle et non territoriale des hostilités.
Les conflits armés internationaux connaissent ainsi les zones d’opérations (4), les zones de combats (5), le champ de bataille, sans que soient fixées de limites spatiales. L’applicabilité du droit international humanitaire suit les hostilités sans être enfermée par une délimitation géographique figée du champ de bataille. Les évolutions en matière d’armement laissent entrevoir la réalité d’un champ de bataille global. Les hostilités entre forces belligérantes peuvent se dérouler, en fonction des potentiels technologiques, aussi bien sur mer que sur terre, dans les airs que dans l’Espace, la seule limite juridique étant l’interdiction d’utiliser les territoires neutres pour mener les hostilités. La technologie a ainsi effacé la relation territoire/conflit. La guerre du Golfe en 1991 en fournit une bonne illustration. Alors que les hostilités se déroulaient au Koweït, la coalition a ciblé l’Irak.
Toutefois, une telle vision globalisée du champ de bataille sied mal au conflit armé non-international qui, par définition, est circonscrit à un territoire bien défini voire à des zones à l’intérieur de celui-ci contrôlées par les belligérants, car les hostilités sont censées, du fait de la nature du conflit armé, s’y dérouler (6). En pratique, il n’est pas rare que les combats se propagent dans les États voisins. Ce « débordement » est d’ailleurs quasiment consubstantiel aux conflits contemporains que l’on songe aux conflits intra-étatiques ou à la lutte contre les groupes terroristes. Les groupes armés, en effet, trouvent régulièrement refuge dans les États voisins avec leur assentiment ou en raison de leur faiblesse.
La détermination spatiale du champ de bataille, et corrélativement du périmètre spatial du droit international humanitaire, se pose dès lors que les activités de ces groupes s’effectuent sur une pluralité de territoires, dans des régions sanctuarisées difficiles d’accès et hors des zones de combat proprement dites. Dans la lutte contre le terrorisme, afin de répondre à ce défi, le gouvernement des États-Unis a élaboré la notion de champ de bataille global qui permet de regrouper l’ensemble des actes attribués à des groupes armés non étatiques justifiant une réponse militaire, quel que soit l’endroit où ils surviennent. En outre, dans le prolongement du droit pénal de l’ennemi, la notion de champ de bataille global implique que la localisation de celui-ci est intimement liée à la localisation des « terroristes ».
Même si l’existence d’un conflit armé est acceptée, par exemple, en Afghanistan, la licéité des frappes de drones au Yémen ou ailleurs mérite toutefois d’être discutée, car elle montre la non-pertinence, pour les Américains, de toute condition ratione loci à l’usage de la force qui l’autorise sur le territoire d’une multitude d’États même sans leur consentement.
Si l’hypothèse de l’existence d’un conflit armé non international est retenue, subsiste la question de l’extension du champ de bataille, et donc de l’application spatiale du droit international humanitaire, au-delà du territoire de naissance du conflit armé. La politique d’assassinats ciblés des États-Unis illustre cette déspatialisation du champ de bataille par l’emploi de SMR (7). Si cette approche comporte inévitablement des risques d’abus, l’emploi de la robotique apporte, toutefois, une réponse aux défis posés par les conflits contemporains. L’utilisation de drones au Waziristan (région montagneuse du Nord-Ouest du Pakistan), par exemple, fournit en effet une solution tactique aux armées occidentales qui ne pourraient accéder à cette région refuge pour les Talibans.
Cet éloignement de l’emploi de la force des zones de combats stricto sensu oblige à s’interroger sur le droit l’encadrant. L’hypothèse de l’extension du champ de bataille, plutôt que celle de son dépérissement, semble préférable. Cela conduit à se demander si, d’une part un seuil temporel au ciblage existe (c’est-à-dire un individu sans immunité peut-il être ciblé en tout temps ?) et d’autre part, si des limites spatiales au-delà desquelles tuer un adversaire constituerait une illicéité peuvent être imposées.
Pour certains auteurs, le recours aux drones contre des personnes localisées à l’extérieur des zones de combats constituerait une atteinte arbitraire à la vie dès lors que, lors de l’attaque, ces individus n’exécutaient pas d’actes de combat (8). Cette interprétation impliquerait l’existence d’une immunité contre les attaques directes en dehors des zones de combat. Par voie de conséquence, le ciblage des combattants ne reposerait plus sur un statut, mais sur une attitude (9). Selon cette thèse, seuls les individus représentant une menace directe à la vie de combattants ou d’autres individus pourraient donc être ciblés. À l’inverse, le belligérant ne présentant aucune menace, parce que situé dans une zone éloignée des combats, ne pourrait l’être en vertu d’une interprétation restrictive de l’art. 35 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949 – ci-après PA I (1949) – et des régimes de participation directe aux hostilités et d’auxiliaire sanitaire (10). Toutefois, cette lecture n’est pas, pour l’heure, de droit positif (11). La nécessité militaire autorise, en effet, tout acte, à la condition qu’il respecte le droit international humanitaire, permettant de gagner la guerre, de diminuer les risques de la perdre ou de réduire les coûts de celle-ci. Cibler les combattants ennemis répond à ces exigences puisque leur mort affaiblit le potentiel de l’adversaire. Néanmoins, les drones, en accroissant les possibilités d’atteindre un adversaire, renouvellent la question du droit à la vie dans les conflits armés (12).
Ceci impose par conséquent de définir plus sûrement le champ de bataille, car il circonscrit l’espace dans lequel les hostilités peuvent être menées licitement. Or, la question de la localisation du champ de bataille en dehors du territoire originel du conflit se pose. Nous pouvons identifier trois hypothèses. La première est celle formulée par les États-Unis depuis le 11 septembre : le champ de bataille se trouve là où se situe l’ennemi. Le champ de bataille suivrait donc les belligérants. Une deuxième hypothèse s’appuie sur la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et l’art. 2 du PA II (1949) : la définition du champ de bataille découlerait moins de la matérialité d’hostilités que du contrôle de zones par les belligérants. La caractérisation du champ de bataille résulterait dans ce cas à la fois de la géographie (un espace délimité) et de l’emprise par une des parties au conflit sur celle-ci. Une dernière hypothèse ferait procéder le champ de bataille du déroulement concret d’hostilités. Peu importe leur lieu de réalisation, seule compterait leur existence. Cette interprétation reposerait sur le principe d’effectivité qui préside à la détermination du champ de bataille dans le cadre des conflits armés internationaux.
Chacune de ces hypothèses pourrait ainsi être retenue. La sélection découlera des priorités défendues par l’interprète. En effet, trois principes distincts – nécessité militaire, sécurité internationale et principe d’humanité – servent de soubassement à ces trois hypothèses. La première renvoie au principe de nécessité militaire. Cette interprétation peut trouver un soutien dans la Déclaration à l’effet d’interdire l’usage de certains projectiles en temps de guerre de Saint-Pétersbourg du 11 décembre 1868. Ce texte énonce que le seul but légitime des belligérants, lors d’un conflit armé, est « l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ». Par conséquent, la nécessité militaire justifie cette extension du champ de bataille. Cette interprétation reposerait sur l’objectif de diminuer l’insécurité internationale en évitant les sanctuaires. En outre, en instaurant une démarche préventive d’élimination des individus projetant des attentats, elle permettrait une meilleure protection des victimes potentielles. Cette interprétation présente toutefois l’inconvénient d’accroître l’insécurité internationale, d’une part en autorisant un emploi de la force élargi à des territoires à l’origine étrangers à un conflit armé et d’autre part, en nourrissant le ressentiment des populations qui risque d’alimenter le processus de violence. Elle entraîne aussi un affaiblissement du principe d’humanité, car la multiplication des emplois de la force par des frappes de drones induit l’amplification des dommages subis par les populations civiles. Le principe d’humanité doit, cependant, parvenir à concilier le droit à la vie des « ennemis et celui des victimes potentielles » (13). Ainsi, les principes de sécurité internationale et d’humanité militent en faveur d’une interprétation restreignant l’emploi de la force armée.
Les conflits contemporains enseignent la nécessité de distinguer différentes zones : les zones de combats, les zones tampons ou de contacts et les zones de paix (14). Cette tripartition se retrouve dans les dispositions du droit des conflits armés et a pour objet de préciser le degré de force acceptable : plus la force est appliquée loin de la zone de combat moins elle sera admissible. Adopter une telle partition fournirait ainsi une clé de partage entre le droit des conflits armés et le droit commun.
L’exemple de l’opération américaine, en mai 2010, en zone tribale pakistanaise, visant Saed al-Masri, soupçonné de terrorisme, en est une bonne illustration. Plusieurs façons de l’appréhender sont alors concevables. Une telle pratique peut être considérée soit comme une simple exécution extraterritoriale, auquel cas le droit commun, en particulier le droit des droits de l’homme s’appliquerait, soit comme un acte dans la conduite des hostilités, auquel cas l’application du droit des conflits armés serait pertinente. Les faits envisagés peuvent donc être analysés soit comme l’exécution d’un membre d’Al-Qaïda s’inscrivant dans la lutte contre le terrorisme, soit comme étant un acte rattachable à la conduite du conflit se déroulant en Afghanistan. Dans la première hypothèse, la licéité de l’usage de la force paraît douteuse, car, au-delà de la violation manifeste de la souveraineté de l’État, ce qui est dangereux avec une telle pratique, c’est l’arbitraire entourant le choix de l’individu, et partant les possibles erreurs de personnes. Cette désignation intervient, en effet, hors tout processus judiciaire, pourtant seul compétent dans un État de droit pour décider de la culpabilité d’un individu. Sa contrariété avec le droit à la vie et à un procès équitable se révèle, en effet, patente.
La difficulté reste cependant de savoir comment définir la zone de combat : est-elle strictement circonscrite géographiquement. À défaut, quel critère permettait de la déterminer ? En appliquant le principe de nécessité militaire pourrait être soutenue l’idée selon laquelle constitue une zone de combat l’espace dans lequel se trouvent des objectifs – humains ou matériels – dont la destruction contribue à mettre fin aux hostilités. Telle est la thèse américaine pour justifier leur politique d’exécutions extrajudiciaires. Au contraire, en adoptant une approche matérielle, c’est la commission d’une attaque au sens du droit des conflits armés, c’est-à-dire d’un acte de violence, qui permettrait de délimiter la zone de combat. Toutefois se pose la question de savoir si une seule attaque suffit à établir une telle zone. Par exemple, une attaque de drone au Pakistan transforme-t-elle la région du Waziristan en zone de combat ? À suivre la définition du conflit donnée dans l’affaire Tadic (criminel de guerre serbe, condamné par le TPIY), rien n’est moins évident dès lors que ce qui importe c’est le seuil de violence. Il est alors possible de se demander si la multiplication d’attaques isolées dans une même zone permettrait de la qualifier de zone de combat.
Cette entreprise de distinction n’est pas purement académique. Selon la qualification des zones, le droit applicable au déploiement de drones variera. Alors que le corpus des droits de l’homme concernera les zones de paix, le droit des conflits armés, la lex specialis, régira les zones de combats. Son interprétation pourrait d’ailleurs différer en fonction de la distance entre une action et la zone des combats : l’éloignement encouragerait une interprétation plus stricte.
La question de la délimitation du champ de bataille a ainsi des répercussions stratégiques, car, selon que la définition retenue sera stricte ou extensive, le risque consistera soit en la création de sanctuaires qui formeront des abcès affectant la paix et la sécurité internationales, soit en un accroissement de l’emploi de la force armée portant directement atteinte à la sécurité internationale. Dès lors que des SMR sont utilisés dans un conflit armé, le droit international humanitaire est applicable à l’ensemble des actions entreprises. Il convient maintenant d’aborder les défis que ces nouveaux moyens de combat posent aux principes qui guident la conduite des hostilités.
Déploiement de SMR et principes régissant la conduite des hostilités
L’encadrement juridique du déploiement de SMR conduit à examiner la conciliation entre les principes de nécessité militaire et d’humanité tant dans l’appréhension du principe de distinction que dans l’analyse de proportionnalité.
Les défis brouillant le principe de distinction
Le principe de distinction se trouve dans le préambule de la Déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 qui pose que les attaques doivent être uniquement dirigées vers des cibles militaires. Ainsi, en vertu de ce principe, une distinction devrait être faite entre les combattants et les civils en tout temps et en tout lieu (15). Or, celle-ci s’avère extrêmement complexe dans les conflits contemporains.
Cette difficulté s’explique par la complexité de déterminer le statut des individus sur le champ de bataille. La dichotomie combattant/non-combattant se révèle faussement claire.
Le terme « combattant » au sens des Conventions de Genève de 1949, identifie les personnes qui ont le droit de participer aux hostilités (membres des forces armées, etc.). Celles-ci peuvent ainsi être ciblées par un drone, par exemple, sans restriction temporelle ou géographique. Toutefois, dans les conflits contemporains, ce statut ne s’applique que très rarement, soit car il s’agit d’un conflit armé non international, soit car il s’agit de civils participant directement aux hostilités. Cette réalité revêt une importance certaine dans l’optique d’un déploiement des Sala. Cette dernière ne sera, en effet, licite qu’à la condition que ces systèmes aient la capacité de distinguer les différents statuts des personnes dans les zones de conflit armé. La question est de savoir s’ils pourront identifier les individus qui ne bénéficient pas de protection contre des attaques directes : les combattants, au sens des Conventions de Genève, et les personnes participant aux hostilités sans autorisation. Ce dernier groupe comprend deux catégories. Premièrement, les membres des groupes armés non étatiques qui sont engagés dans une fonction de combat continu, à savoir la préparation, l’exécution, le contrôle des actes constituant une participation directe aux hostilités. Deuxièmement, les civils participant directement aux hostilités (employés des Sociétés militaires privées [SMP], etc.) qui perdent leur immunité contre les attaques directes pendant la période de leur participation. Cette catégorie réunit les civils qui commettent un acte hostile causant un préjudice (la causalité doit être directe) à l’une des parties en conflit avec l’intention (belligerent nexus) de favoriser une partie au conflit au détriment d’une autre.
Les robots actuels ne posent pas réellement de défi au principe de distinction car l’humain est toujours dans la boucle de décision : il en ira tout autrement pour les systèmes d’armes autonomes (16). En effet, leur caractéristique consistera, une fois activée, à sélectionner et à attaquer des cibles sans intervention d’un opérateur humain (17). Un tel changement conduira inévitablement à se demander de quelle manière ces systèmes opéreront la distinction entre les combattants et les non-combattants. La distinction des combattants dans un conflit armé international ne devrait pas poser de réelles difficultés à condition qu’ils puissent reconnaître les uniformes identifiant les combattants et distinguer ceux protégés par une immunité contre les attaques (aumôniers, auxiliaires sanitaires et blessés). Cette distinction sera rendue possible par l’intégration dans les bases de données du système des éléments distinctifs (type, couleurs des uniformes, croix rouge, etc.). La détermination des individus directement impliqués dans les hostilités s’avérera certainement plus délicate. En effet, les Sala devront être capables de différencier les civils non seulement des membres des groupes armés non étatiques à partir de l’interprétation d’une fonction continue de combat proposée par le Comité international de la Croix Rouge (CICR), mais aussi des civils participant directement aux hostilités. Il apparaît ainsi un des défis majeurs posés par ces nouvelles technologies au droit international humanitaire : sera-t-il possible de traduire informatiquement des concepts juridiques dont le propre est d’être sujets à interprétation ?
Cela suscite inévitablement la question du procédé de sélection des cibles qu’emploieront les Sala. Deux méthodes semblent envisageables. Dans la première, la responsabilité du ciblage échoira toujours à un chef militaire qui désignera l’objectif à l’aide de coordonnées GPS, de l’introduction dans le système d’un visage, etc. Dans la seconde, le Sala arrêtera ou traitera la cible sans intervention humaine.
Seule cette dernière hypothèse sera discutée car elle pose la question des éléments nécessaires à la prise de décision. Un premier mode ferait dépendre l’action des Sala de bases de données : l’identification d’une cible présente dans ces bases déclenchera l’emploi de la force. La licéité d’un tel processus exigera des mises à jour constantes, voire en temps réel, pour tenir compte des changements éventuels de statut des individus, tels que le départ d’un groupe armé. Dans cette approche, le choix de la cible ne dépendra pas de la machine, mais du chef militaire qui identifiera ces changements et les transmettra aux Sala par des mises à jour. L’autonomie se limiterait ainsi à l’exécution de l’attaque sans inclure le choix de la cible. Ce dispositif ne pourrait cependant être retenu que pour les combattants et les membres de groupes armés ayant une fonction continue de combat. Il semble, en effet, difficilement utilisable pour les civils participant directement aux hostilités, puisque leur ciblage nécessite la vérification, sur le moment, de la réunion des conditions susmentionnées. Ainsi, dans ce cas, les Sala ne pourront traiter ce type de cible que durant une phase de participation aux hostilités (pose d’une bombe, etc.) en dehors de ces périodes, l’individu sera protégé en tant que civil.
Face à ces difficultés, un second mode consiste à imaginer un autre procédé de sélection : l’activité d’une personne. La décision d’attaquer reposerait sur le comportement hostile d’un individu déterminé par sa position, le port d’une arme ou le caractère menaçant de son activité. Cette méthode limiterait certainement les hypothèses d’emploi de la force contre les membres des groupes armés non étatiques et les civils participant directement aux hostilités, respectant ainsi une interprétation restrictive du ciblage, plus respectueuse du droit à la vie. Cependant, ce mode de sélection fait naître une nouvelle difficulté : que recouvre la notion d’acte d’hostile ? Par exemple, le port d’une arme peut être considéré comme hostile, mais cela ne signifie pas automatiquement que son détenteur puisse être légitimement pris pour cible. Une fois circonscrite, la question sera celle de la faisabilité d’une traduction de cette notion en termes informatiques.
La question de la détermination des objectifs militaires s’avère également délicate. Les objectifs militaires, selon la terminologie de l’article 52 § 2 du PA I (1949), sont de deux ordres. Premièrement, les objectifs militaires par nature qui sont composés de l’ensemble des biens qui, en raison de leurs caractéristiques, sont des cibles militaires permanentes telles que des bases militaires, etc. Deuxièmement, les objectifs militaires par usage qui comprennent tous les biens civils qui deviennent des objectifs militaires dès lors qu’ils contribuent à l’action militaire de l’adversaire en raison de leur emplacement, de leur but ou de leur utilisation et que leur destruction offre un avantage militaire à l’attaquant.
Les robots actuels, quant à eux, ne posent une fois encore pas de problèmes particuliers en ce qui concerne la détermination des objectifs militaires car le choix des cibles dépend des chefs militaires. Comme pour la détermination du statut d’un individu, les Sala soulèvent, en revanche, la question du processus d’identification de ces objectifs. Les deux méthodes déjà décrites sont pertinentes pour aborder cette question. L’utilisation d’une base de données permettrait d’intégrer l’identification des équipements militaires (char…), des coordonnées (des états-majors), etc. Dans ces cas, le respect du principe de distinction ne semble pas poser de réelles difficultés. Par contre, l’identification des objectifs militaires par usage s’avérera certainement plus redoutable car elle implique une mise à jour en temps réel, puisque l’article 52 § 2 du PA I (1949) pose l’obligation de vérifier la réunion des conditions au moment de l’attaque. Toutefois, comme pour la qualification des individus, les Sala n’effectueront pas de choix, ils exécuteront l’ordre donné – matérialisé par les données rentrées dans le système – par le chef militaire. L’hypothèse selon laquelle le Sala déciderait d’attaquer un bien civil qu’il considère comme un objectif militaire au sens de l’article 52 § 2 du PA I (1949), se révèle plus complexe. En effet, la réalisation d’un tel choix impliquerait de porter un jugement pour déterminer le caractère militaire de l’objectif. Un bien civil ne devient un objectif militaire qu’à la condition de présenter une valeur stratégique – le terme « par destination », par exemple, fait référence à la fonction du bien dans l’avenir – et qu’il contribue à l’action de l’ennemi. La question de la manière dont le Sala établira la réunion de ces conditions paraît condamner, pour l’instant, le recours à ces systèmes, selon cette méthode, contre des objectifs militaires par destination. En effet, seront-ils en capacité de déterminer le niveau de destruction approprié dans les circonstances présentes [selon le contexte] et l’avantage militaire attendu de l’attaque ? À défaut de cette capacité de jugement (contribution à l’action ennemie, avantage militaire), les Sala ne pourraient pas décider seuls d’attaquer des objectifs militaires par usage (18). Par conséquent, seule la première méthode – désignation des cibles par les chefs militaires – serait licite, ce qui réduirait considérablement leur intérêt.
Outre les problèmes de respect du principe de distinction, l’introduction de ces nouveaux moyens de combat soulève également des interrogations sur la notion de proportionnalité
Le concept de proportionnalité, entre tension et renforcement
Les SMR mettent également sous tension le concept de proportionnalité (19). Ce concept recouvre deux idées. La première est l’exigence de trouver un équilibre entre les dommages causés aux civils et l’avantage attendu de l’attaque (le principe de proportionnalité stricto sensu). La seconde pose l’obligation, dans le cas d’une pluralité de manières permettant d’atteindre un résultat militaire similaire, d’opter pour les moyens et méthodes de combat les moins préjudiciables pour les civils (le principe de précaution dans l’attaque).
Cette obligation, énoncée à l’art. 57 du PA I (1949), requiert que soient prises, à l’avance, des mesures pour éviter ou, au moins, minimiser les dommages subis par les civils ou les dégâts occasionnés à des biens de caractère civil. La nature des conflits contemporains rejaillit, toutefois, sur le respect de ce principe. Ainsi, dans le cas des exécutions extrajudiciaires – méthode de combats – perpétrées par des drones – moyen de combat – le moment et le lieu de l’attaque ne sont pas toujours guidés par ce principe de précaution, mais bien par la cible. Cela montre une confusion entre la proportionnalité et la précaution. Or, cette dernière devrait intervenir en amont de l’analyse de proportionnalité puisqu’en participant à la réduction des dommages causés aux civils, elle concourt à la proportionnalité de l’attaque.
De même, la licéité des Sala dépendra de la possibilité d’intégrer dans leur programmation l’observation du principe de précaution, c’est-à-dire l’inclusion de l’obligation de sélectionner, entre plusieurs objectifs, celui qui minorera les pertes occasionnées aux civils et celle d’annulation d’une attaque en cas de doute sur le caractère militaire de l’objectif. La question de la non-neutralité de la programmation se pose, car elle dérivera des interprétations du droit international humanitaire de l’État possesseur, ce qui peut être discutable. Ainsi, le codage du respect de l’art. 50 § 1 du PA I (1949) par un système français peut être différent de celle d’un Sala d’une autre nationalité en raison de la déclaration interprétative française sur cet article (20). La France et le Royaume-Uni considèrent, en effet, que cette règle « ne peut être interprétée comme imposant au commandement militaire de prendre une décision qui, selon les circonstances et les informations à sa disposition, pourrait ne pas être compatible avec son devoir d’assurer la sécurité des troupes sous sa responsabilité ou de préserver sa situation militaire, conformément aux autres dispositions du Protocole » (21). À la lecture de cette déclaration, la « préservation de la situation militaire » l’emporte sur la protection des civils. Ceci démontre que les Sala ne conduisent pas automatiquement à la création de nouveaux problèmes et que, comme pour les règles d’engagement, les réactions des Sala procéderont de l’interprétation, intégrée dans le système, du droit international humanitaire de chaque État.
L’observance des principes de proportionnalité et de précaution, en tant qu’obligation de moyens, dépend en outre des renseignements à la disposition du décideur militaire. Sans la changer fondamentalement, les Sala renouvelleront l’analyse du respect de ces principes. En effet, la licéité de l’attaque devra être regardée en fonction des indications dont disposait le système et le moment où celles-ci ont été acquises (au moment de la programmation ou dans le cours de l’action). Selon l’instant choisi, l’information ne sera pas la même et, corollairement, la qualification de l’attaque pourra varier. Jusqu’à présent, l’analyse de la proportionnalité et du principe de précaution s’effectuait lors de la planification de l’attaque. Dans ces conditions, un changement de circonstances imprévu ne pouvait, ipso facto, être jugé suffisant pour déclarer l’attaque illicite si, dans des circonstances identiques et avec des renseignements équivalents, un commandant raisonnable aurait pris une décision semblable. Les Sala pourraient déboucher sur une évolution de cette interprétation puisque leurs capteurs leur permettront d’acquérir des informations en temps réel. Cette avancée devrait aboutir à imposer une analyse de précaution jusqu’aux dernières secondes précédant l’attaque. Outre l’allongement dans la durée de cette obligation, les Sala, en raison de l’augmentation des données disponibles, pourraient, paradoxalement, mener à son renforcement. Les facteurs – déjà présents avec les robots actuels – en sont multiples : renseignements en temps réel, autonomie sur zone du système et absence de mise en danger de la vie de militaires de l’État attaquant. Le point commun à l’ensemble de ces facteurs consiste en la possibilité d’attendre le moment propice avant de déclencher l’attaque (22).
Le principe de proportionnalité n’impose pas seulement de cerner les dommages attendus, encore faut-il que ceux-ci ne soient pas excessifs par rapport à l’avantage militaire anticipé. Le respect de cette exigence n’ira pas sans difficulté pour les systèmes d’armes autonomes. Ces systèmes seront-ils en mesure d’établir le caractère excessif ou non des dommages. Cette évaluation suppose qu’ils puissent définir l’avantage militaire. Or, celui-ci est contextuel. Toute la difficulté réside, par conséquent, dans l’interprétation du terme « excessif ». Ce terme ne renvoie pas à une mesure quantitative, mais présuppose un jugement. Or, si les dommages civils peuvent être estimés assez facilement, la détermination de l’avantage militaire par les Sala est plus problématique. Pour que la machine puisse respecter le droit international humanitaire, il faudrait qu’elle soit capable d’apprécier l’équilibre entre l’avantage militaire et les dommages pour établir si, en l’espèce, ceux-ci seraient excessifs en d’autres termes, le système devrait être en mesure d’interdire ou d’arrêter une attaque licite, en première analyse, parce que son résultat serait excessif. La crainte est, bien sûr, la poursuite d’une telle attaque causant des dommages excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu en violation des art. 50 § 1 et 52 § 3 du PA I aux Conventions de Genève de 1949.
* * *
Pour conclure, les règles juridiques encadrant le déploiement de SMR existent donc. Et, les débats actuels relèvent davantage d’une utilisation politique du droit occultant la question fondamentale de la finalité de se doter et de déployer de tels systèmes d’armes. ♦
(1) Parlement européen, Résolution sur les Systèmes d’armes autonomes (2018/2752(RSP)), 12 septembre 2018 (www.europarl.europa.eu/).
(2) Le terme « Systèmes militaires robotisés » (SMR) sera préféré à celui de « robot » qui induit plus de confusion que de précision. Le SMR se définit comme « un dispositif ou une machine programmée, réutilisable, sans équipage embarqué, percevant et analysant son environnement afin d’accomplir une tâche précise pour laquelle il a été conçu avec une intervention variable de l’opérateur humain ».
(3) Voir par exemple, O’Connell Mary Ellen, « Lawful Use of Combat Drones », audition Rise of the Drones II: Examining the Legality of Unmanned Targeting, Congrés des États-Unis, Chambre des représentants, Sous-comité sur la sécurité nationale et les affaires étrangères, 28 avril 2010, 6 pages (https://fas.org/).
(4)Voir par exemple article 49 du Manuel des lois de la guerre maritime de 1913 ou article 29 de la Convention de La Haye (IV) de 1907.
(5) Voir art. 19 de la Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre.
(6) Voir les art. 3 communs aux Conventions de Genève de 1949 et 1 § 1 du PA II aux Conventions de Genève de 1949.
(7) La pratique de l’« assassinat ciblé » ne consiste pas à tuer un individu sur le champ de bataille à l’occasion d’hostilités, ni à assassiner une personne physique pour des raisons politiques. Il s’agit de l’usage de la force létale par un État contre un individu déterminé, identifié comme un ennemi, qui n’est pas sous le contrôle de cet État avec l’intention de le tuer. Mégret Frédéric, « War and the Vanishing Battlefield », Loyola University Chicago International Law Review, vol. 9, n° 1, 2012, p. 131-155 (https://pdfs.semanticscholar.org/).
(8) Doswald-Beck Louise, « The Right to Life in Armed Conflict: does International Humanitarian Law provide all the Answers? », Revue internationale de la Croix Rouge (RICR), vol. 88, n° 864, 2006, p. 881-904 (www.icrc.org/).
(9) Ce qui représenterait une avancée pour les combattants au sens strict mais non pas pour les autres dont le ciblage dépend déjà d’une attitude : la participation directe aux hostilités.
(10) Goodman Ryan, « The Power to Kill or Capture Enemy Combatants », European Journal of International Law (EJIL), vol. 24, n° 3, 2013, p. 819-853 (http://ejil.org/).
(11) Schmitt Michael N., « Wound, Capture, or Kill: A Reply to Ryan Goodman’s ‘The Power to Kill or Capture Enemy Combatants’ », EJIL, vol. 24, n° 3, 2013, p. 855-861 (www.ejil.org/) ; Ohlin Jens David, « The Duty to Capture », Minnesota Law Review (Minn Law Rev), vol. 97, 2013, p. 1268-1342 (https://papers.ssrn.com/).
(12) O’Connell Mary Ellen, « Combatants and the Combat Zone », University of Richmond Law Review, vol. 43, 2009, p. 101-119 (https://papers.ssrn.com/).
O’Connell Mary Ellen, « The Law on Lethal Force begins with the Right to Life », Journal on the Use of Force and International Law, vol. 3, 2016, n° 2, p. 205-209.
(13) Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Klass et autres c. Germany, Séries A, n° 28, 6 septembre 1978, § 49 ; L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998 – III, p. 1403, § 36 ; Osman and Osman c. United Kingdom, n° 23452/94, n° 87/1997/871/1083, 1998-VIII, § 115.
(14) Blank Laurie R., « Defining the Battlefield in Contemporary Conflict and Counterterrorism: Understanding the Parameters of the Zone of Combat », Georgia Journal of International and Comparative Law, vol. 39, n° 1, 2010, p. 1-38 (https://digitalcommons.law.uga.edu/) ; Daskal Jennifer C., « The Geography of the Battlefield: A Framework for Detention and Targeting Outside the “Hot” Conflict Zone », University of Pennsylvania Law Review (U. Penn. L. Rev.), vol. 161, n° 5, 2013, p. 1165-1234 (https://scholarship.law.upenn.edu/).
(15) Voir les articles 48 et 51, PA I (1949).
(16) Bhuta Nehal, Beck Susanne, Geiß Robin, Liu Hin-Yan et Kreß Claus (dir.), Autonomous Weapons Systems, Cambridge University Press, Cambridge, 2016.
(17) Boothby William , « How Far Will the Law Allow Unmanned Combat Systems Comply with International Humanitarian Law », p. 45-64 in Saxon Dan (dir.), International Humanitarian Law and the Changing Technology of War, Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2013.
(18) Chengeta Thompson, « Measuring Autonomous Weapon Systems Against International Humanitarian Law Rules », Journal of Law & Cyber Warfare, vol. 5 n° 1, 2016, p. 63-137 (https://papers.ssrn.com/).
(19) Boylan Eric, « Applying the Law of Proportionality to Cyber Conflict: Suggestions for Practitioners », Vanderbilt Journal of Transnational Law, vol. 50, n° 1, 2017, p. 217-244.
(20) Gaudreau Julie, « Les réserves aux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève pour la protection des victimes de la guerre », RICR, vol. 85, n° 849, 2003, p. 143-184 (www.icrc.org/).
(21) Réserves et déclarations interprétatives concernant l’adhésion de la France au Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) n° 9 (www.icrc.org/).
(22) Herbach Jonathan David, « Into the Caves of Steel: Precaution, Cognition and Robotic Weapon Systems Under the International Law of Armed Conflict », Amsterdam Law Forum, 2012, vol. 4, n° 3, p. 3-20
(http://amsterdamlawforum.org/).