Le général Forget et le débat stratégique français
Ce numéro des Cahiers de la Revue Défense Nationale regroupe onze articles du général de corps aérien Michel Forget (1927-2020) publiés par la RDN de 1983 à 2003. Engagé dans une carrière opérationnelle de pilote de chasse, le général Forget a eu peu de temps pour écrire durant son service actif. C’est à partir de 1983, lors de son admission au bénéfice du congé du personnel navigant puis en deuxième section, qu’il se consacre aux études de défense.
Bien entendu, ses écrits se sont nourris de son expérience opérationnelle mais aussi des études d’état-major qu’il a lui-même menées lorsqu’il était stagiaire à l’École supérieure de guerre aérienne (ESGA) et au Cours supérieur interarmées (1965-1967) ou lorsqu’il était chef du bureau « Prospective et études » de l’État-major de l’Armée de l’air (1968-1969) (1). Les archives du 3e bureau de l’époque contiennent par exemple des notes du colonel Forget sur la guerre du Vietnam et les opérations aériennes qui y sont menées par l’US Air Force.
Son passage à l’Hôtel de Brienne comme chef du cabinet militaire du ministre de la Défense, Yvon Bourges, d’octobre 1975 à novembre 1976, a vraisemblablement contribué à le familiariser avec les grands enjeux de la politique de défense française. Même s’il ne reste qu’un an à ce poste, la période est extrêmement riche. Le général Bigeard est alors secrétaire d’État, le général Guy Méry, Chef d’état-major des armées (Céma) et le général Claude Grigaut, Chef d’état-major de l’Armée de l’air (CEMAA). Ils appartiennent tous à la génération qui a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale sans avoir rejoint les rangs gaullistes. À partir de 1974, le président Valéry Giscard d’Estaing s’est lancé dans une réorientation de la politique de défense incarnée par la Loi de programmation militaire (LPM) 1977-1982, adoptée en juin 1976, qui augmente sensiblement les crédits d’équipement des armées. Il est vraisemblable que les arbitrages financiers, la rédaction de l’exposé des motifs et de la LPM ont constitué des dossiers importants pour le général Forget lors de son affectation auprès d’Yvon Bourges.
Plus tard, en 1998, alors qu’il a déjà publié son ouvrage majeur, Puissance aérienne et stratégie (ADDIM, 1996), il est élu correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques (section générale) à la place de l’historien américain Nicholas Wahl. La fréquentation des séances du palais de l’Institut et des académiciens concourt sûrement à sa maturation intellectuelle et au développement de sa réflexion sur la politique de défense.
Ainsi façonnée par de multiples expériences opérationnelles et intellectuelles, la pensée du général Forget se caractérise par la place accordée à l’histoire. Elle s’est tout d’abord attachée à décrire la place du facteur aérien, puis s’est ensuite étendue à la politique de défense.
L’histoire et la réflexion stratégique
La réflexion du général Forget s’est constamment nourrie de sa connaissance de l’Armée de l’air, de la guerre aérienne et de l’histoire militaire en général. Hervé Coutau-Bégarie aurait classé ses écrits comme appartenant à l’école historique, c’est-à-dire à un courant de la stratégie qui cherche à conceptualiser ou tirer des principes à partir de la comparaison d’exemples tirés du passé.
Disposant déjà d’une forte culture générale, le général Forget développe ses connaissances historiques, dans les années 1980, grâce aux relations étroites qu’il noue avec le Service historique de l’Armée de l’air, commandé à l’époque par le général Lucien Robineau. Il participe, par exemple, régulièrement aux grands colloques internationaux organisés par celui-ci. Si le soubassement historique de sa pensée n’apparaît pas d’emblée à la lecture des articles publiés par la RDN, il est manifeste dans chacun de ses sept ouvrages qui comportent tous des chapitres historiques avant de s’élargir à une analyse des enjeux contemporains.
Le lecteur retrouvera cependant dans ces pages quelques exemples de méthode historique. S’appuyant sur ceux des conflits de haute intensité des années 1970 et 1980, le général Forget insiste notamment sur la nécessité de la masse qui aujourd’hui retrouve une nouvelle actualité avec le retour du spectre de la guerre de haute intensité : « Les guerres modernes, écrit-il, consomment le matériel de façon effroyable » (2). Il souligne aussi le fait en s’appuyant sur les guerres passées que les armées de l’air sont les premières forces engagées dans un conflit et que leur succès ou leur échec initial détermine souvent la suite des opérations. Après la publication du Livre blanc sur la Défense (1994) qui jugeait peu probable le scénario d’une résurgence d’une menace majeure en Europe et celle du Concept d’emploi des forces (1997) qui semblait rejeter ce sixième scénario, le général Forget, en s’appuyant sur l’exemple de notre réarmement trop tardif de 1938, prévient qu’une remontée en puissance d’un outil militaire est longue tant au point de vue de l’équipement que de la formation des hommes (3).
Ses différents articles, notamment ses analyses de la campagne du Kosovo (1999) ou de la guerre d’Irak de 2003 sont encore de remarquables exemples d’histoire immédiate. Ils reflètent aussi la méthode et l’esprit synthétique tels qu’ils étaient enseignés à l’ESGA dans les années 1960. Le général de Gaulle, dans ses Lettres, notes et carnets, soulignait d’ailleurs la valeur de ces esprits synthétiques : « Les esprits à forme synthétique, c’est-à-dire aptes à la généralisation, capables de distinguer constamment l’essentiel de l’accessoire […] sont très rares ».
Le facteur aérien et la politique militaire
C’est à l’occasion des discussions sur la création de la Force d’action rapide (FAR) en 1983 que le général Forget fait son entrée dans le débat stratégique. La réorganisation de l’Armée de terre sur laquelle se penche Charles Hernu, nouveau ministre de la Défense après la victoire socialiste de 1981, est une des questions les plus sensibles à cette époque. Le général Forget ne prend pas parti dans cette querelle et ne se range ni du côté des partisans du changement, ni du côté des tenants du statu quo, regroupés autour du Chef d’état-major de l’Armée de terre de l’époque, le général Delaunay.
Avec une FAR à 47 000 hommes issus essentiellement de divisions d’infanterie, le général Forget avance tout de même que : « Le risque d’un engagement trop faible est à craindre ». Que peuvent peser, en effet, ces quelques milliers d’hommes faiblement protégés et disposant d’une puissance de feu dérisoire projetés sur le théâtre Centre-Europe au cœur d’une bataille titanesque mêlant des centaines de milliers d’hommes, des dizaines de divisions blindées ou mécanisées en ambiance nucléaire et chimique ? Le général Forget reconnaît cependant que cette capacité d’intervention rapide constitue un atout pour notre stratégie de défense en Europe.
Mais l’objectif de cette première intervention dans le débat public n’est pas de contester une réorganisation imposée par le pouvoir politique à une Armée de terre réticente. Elle est d’attirer l’attention sur les aspects aériens de cette affaire. Insérer une force de plusieurs milliers d’hommes à l’aide d’hélicoptères en Centre-Europe dans un contexte de guerre de haute intensité nécessite tout d’abord de disposer de la supériorité aérienne localement et a minima pour tout le temps de la mise en place et ensuite d’être capable d’apporter un soutien aérien dans le domaine de l’appui-feu à ces forces légèrement équipées.
Dès cette première contribution au débat stratégique, le général Forget adopte donc un angle particulier qui sera la caractéristique propre de son œuvre : la prise en compte de la 3e dimension dans la réflexion sur les questions de défense. En effet, le débat stratégique français apparaît dans ces années-là très orienté vers les problématiques terrestres sans que la dimension aérienne des enjeux soit réellement envisagée. Le débat sur la FAR constitue un exemple parfait des limites étroites dans lesquelles sont enfermées les discussions sur la politique militaire française. Si les conséquences de la création de la FAR sur l’organisation de l’Armée de terre, le lien avec la manœuvre dissuasive, la coopération avec l’Otan ou la défense de l’Europe sont abondamment discutées, jamais il n’est rappelé que pour manœuvrer cet outil d’intervention rapide en Europe ou à l’extérieur de celle-ci, il faut réfléchir aux conditions aériennes de son engagement et prévoir les moyens aériens nécessaires à sa liberté d’action.
De même à propos des opérations extérieures, le général Forget défend l’idée qu’il faut mieux prendre en compte les capacités de l’aviation de transport et de combat à long rayon d’action car, dit-il : « le poids de la tradition aidant, ce problème [celui des moyens et des modes d’actions de la stratégie extérieure] n’est souvent perçu que d’une façon partielle, sous le seul angle de la stratégie navale » (4). Les forces aériennes apportent des capacités spécifiques en termes de polyvalence et de mobilité stratégique qui, dans les années 1980, n’apparaissent pas suffisamment prises en compte dans la définition des moyens de la stratégie d’action extérieure de la France car « celles-ci sont nouvelles et […] elles sont encore le plus souvent mal perçues, sinon passées sous silence » (5).
Le général Forget écrit d’ailleurs dans un autre article : « Chez nous, l’attention se porte, le plus souvent, davantage sur les performances humaines et techniques, sur les aspects commerciaux et économiques de l’aéronautique que sur le rôle et la place des forces aériennes dans notre défense » (6).
La nécessité de mieux prendre en compte le facteur aérien dans la définition et la mise en œuvre de la politique militaire le conduit par la suite à y consacrer son premier ouvrage : Puissance aérienne et stratégies (ADDIM, 1996). Il est un des premiers auteurs francophones à étudier le concept de puissance aérienne qu’il avait commencé à aborder avec d’un article de la RDN en 1984. Ce livre forme la pièce maîtresse de l’œuvre du général Forget et constituera un véritable succès puisqu’il sera réédité en 1999 (ADDIM), puis en 2001 (Économica). Il est bâti sur une approche historique de l’emploi de l’arme aérienne et sur un solide corpus de définitions. La puissance aérienne est, en effet, définie comme « la capacité d’utiliser l’espace aérien pour des actions offensives et défensives, et pour le soutien opérationnel et logistique des forces, tout en privant l’adversaire de cette possibilité ». La stratégie aérienne est conçue comme « l’art d’utiliser la puissance aérienne dans la stratégie militaire ». Enfin, la stratégie militaire est « l’art de faire concourir les armées à la réalisation des desseins fixés par le politique ».
Le débat stratégique et la politique de défense de la France
La réflexion du général Forget s’élargit ensuite à la politique de défense de la France. Il avait assisté aux premières loges aux inflexions données par le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, à la politique de défense française, avec la LPM 1977-1982, qui organisait la modernisation des moyens classiques des armées et restaurait la notion de « bataille ».
Sur bien des points, le général Forget semble prendre le contre-pied des évolutions qui s’étaient dessinées à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Au milieu des années 1980, il dénonce, par exemple, « les illusions » que la guerre en Centre-Europe pourrait se limiter à un affrontement conventionnel sans usage de l’arme nucléaire. Ces conceptions, développées sous l’impulsion des travaux américains sur l’Airland battle, s’inscrivent dans la logique de la riposte graduée, adoptée dès 1967 par l’Otan, et trouvent en France des partisans car elles permettent de justifier le développement des armées conventionnelles. De même, il dénonce la « sanctuarisation élargie », qui avait été évoquée pour la première fois par le général Guy Méry en mars 1976 dans une conférence devant l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), comme une promesse illusoire compte tenu du volume de nos moyens militaires (7).
Lorsque le débat semble oublier les quelques notions fondamentales sur lesquelles s’articule notre stratégie, le général Forget ne manque pas de rappeler les principes et les définitions. En 1995, par exemple, dans le contexte des guerres en ex-Yougoslavie, alors que 40 000 militaires, dont 5 000 Français, sont déployés sur le terrain, sous mandat de l’ONU, pour tenter de rétablir la paix et qu’une Force de réaction rapide (FRR) a été déployée sur le mont Igman dont le chef, le général Soubirou, affirme qu’elle a avant tout un rôle dissuasif, le général Forget affirme que la dissuasion classique n’est pas capable de remplacer l’action et qu’il ne faut pas la confondre avec la dissuasion nucléaire (8). Il sera d’ailleurs entendu puisque la FRR participera à l’opération Deliberate Force menée par l’Otan pour imposer, en décembre 1995, une solution négociée au conflit.
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Dans la galaxie des stratégistes français de l’époque contemporaine, le général Forget occupe une place à part. Il ne figure pas parmi les théoriciens comme les généraux Beaufre ou Poirier (9). Il ne développe pas non plus une pensée appuyée sur une réflexion géopolitique comme le général Pierre-Marie Gallois (10). Bien que scientifique de formation et alors que les questions aériennes auraient pu s’y prêter, il n’a pas choisi non plus de traiter les problèmes de défense sous leur angle technique comme le général Charles Ailleret. La pensée du général Forget apparaît, en effet, principalement marquée par son caractère généraliste. Elle réussit à articuler clairement une réflexion fondée principalement, d’une part, sur l’histoire et les grands principes de la politique de défense française et, d’autre part, sur l’appréciation des circonstances politiques et internationales. Cette dernière marque distinctive constitue, comme l’a écrit le général de Gaulle dans Le Fil de l’épée (1932), une des caractéristiques de la pensée du chef militaire : « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef ». La participation du général Forget à la réflexion stratégique française apparaît ainsi caractérisée par sa volonté d’éclairer le débat d’idées relatif aux questions de défense en y apportant la vision d’un grand chef militaire, qu’en fait il n’a jamais cessé d’être. ♦
(1) Son mémoire de l’ESGA s’intitule : « Les unités de combat face aux problèmes de mise en œuvre et de maintenance du matériel aérien ».
(2) « Le changement dans la troisième dimension », Défense nationale n° 455, juin 1985, p. 31-40. Cette notion est particulièrement développée dans Steininger Philippe, Les Fondamentaux de la puissance aérienne, L’Harmattan, 2020, p. 142-145.
(3) « Capacités de nos forces et sixième scénario », Défense Nationale, juillet 1998, p. 30-37.
(4) « Vaincre les illusions », Défense nationale n° 458, octobre 1985, p. 11-26.
(5) « Le vent du large », Défense nationale n° 466, juin 1986, p. 9-23.
(6) « Puissance aérienne et stratégie », Défense nationale n° 441, mars 1984, p. 17-30.
(7) « Vaincre les illusions », op. cit.
(8) « La dissuasion : un concept galvaudé », Défense nationale n° 570, décembre 1995, p. 7-13.
(9) Voir notamment : Le général Poirier, théoricien de la stratégie, dans la RDN (1968-2009), Les Cahiers de la RDN, 2013, 178 pages.
(10) Voir notamment : Le général Gallois dans la Revue Défense Nationale (1945-1992), Les Cahiers de la RDN avec Economica, 2010, 292 pages.