Le vent du large (juin 1986)
Les deux aspects de notre stratégie
Du fait de sa position géographique, notre pays est à la fois une puissance continentale et une puissance tournée vers le large. Un tel constat explique que, très tôt, la France soit devenue une puissance maritime, qu’elle ait pris possession de terres lointaines, dont les unes sont restées françaises, dont d’autres, un moment colonies, ont acquis leur indépendance tout en maintenant avec notre pays des relations privilégiées. Mais le double aspect de cette situation a pesé sur notre histoire et en explique certains aléas, tant il a été difficile de maintenir un équilibre satisfaisant entre les contraintes de notre défense en Europe et celles de nos problèmes d’outre-mer, entre les contraintes de notre stratégie continentale et celles de notre stratégie du « large ». L’équilibre a été rarement atteint. Le problème se pose encore aujourd’hui, mais de façon plus pressante.
En Europe, la dissuasion nucléaire s’impose à notre politique de défense à la fois par l’enjeu et la nature de la menace. Elle a et doit avoir la priorité, une priorité que nous avons eu l’occasion d’évoquer ici même (1). Sans doute, nos forces nucléaires stratégiques doivent-elles répondre au principe de « suffisance », principe essentiel dont le rappel est pourtant, ici et là, bien souvent nécessaire. Sans doute, les forces classiques, terrestres, navales et aériennes, qui en constituent l’environnement doivent-elles être strictement adaptées à notre concept de dissuasion, évidence que les pesanteurs du passé et les fausses perspectives du retour à la guerre classique tendent parfois à masquer. Reconnaissons cependant que les circonstances nous imposent, au fil des ans, des efforts accrus pour affirmer la cohérence et l’efficacité de notre dispositif défensif. Aux problèmes nouveaux de la quatrième dimension s’ajoutent ceux que pose l’évolution qualitative des vecteurs et des ogives nucléaires, face au développement des défenses antiaériennes et antimissiles. Quant à nos forces classiques, elles doivent évoluer, elles aussi, pour tenir compte de la diversité des situations de crises auxquelles nous sommes susceptibles d’être confrontés.
Hors d’Europe, les motifs d’inquiétude ne sont pas moindres. L’instabilité s’affirme un peu partout, avec son cortège de crises, de conflits et de guerres. Les causes en sont multiples. De toute évidence, la compétition entre les deux Grands n’en est pas la moindre. Là où les intérêts vitaux de ces pays sont en cause, les stratégies nucléaires – de fait, des non-stratégies – conduisent à des situations de blocage, où il n’est plus possible ni d’avancer, ni de reculer. C’est le « ghetto stratégique », un ghetto que connaissent bien Américains et Soviétiques, car ils s’y trouvent enfermés, et l’Europe avec eux. Au sein de ce ghetto, la lutte se poursuit bien sûr dans les domaines politique, économique, idéologique, technique et culturel, tandis qu’au plan militaire, les manœuvres d’intimidation battent leur plein. La récente crise des SS20 nous en a montré le véritable danger. Mais du même coup, affrontements armés et guerres se multiplient à l’extérieur, hors de ce vaste « champ clos », là où l’action militaire peut retrouver son rôle – à condition de ne pas sortir de certaines limites –, là où chaque camp, et notamment le camp soviétique, peut espérer asseoir sa propre hégémonie. Pour les Occidentaux, cela s’appelle la « stratégie indirecte » et pour les Soviétiques… la « coexistence pacifique » ! Simple question de langage. En toute hypothèse, notre pays est concerné : il est à la fois enjeu et acteur. Il est enjeu de par l’étendue de ses intérêts outre-mer : existence des Dom-Tom (départements et territoires d’outre-mer) mais aussi dépendance de l’extérieur à plus de 70 % pour notre ravitaillement en matières premières stratégiques. Il est acteur, de par le rôle qu’il s’est imposé dans le monde. Depuis les années soixante, période de la grande décolonisation, la France n’a pas en effet cessé d’affirmer, quel que soit le régime, sa volonté d’intervenir, militairement si nécessaire, à sa mesure et là où on le lui demande, pour lutter contre cette déstabilisation et œuvrer par là même au maintien de la paix.
Ainsi les deux grands volets de notre stratégie – en Europe et hors d’Europe – ont-ils pris simultanément une dimension nouvelle. Ils relèvent d’une politique ambitieuse, au moment même où les contraintes de tous ordres, techniques, technologiques et financières tendent à réduire l’éventail de nos moyens militaires et à aggraver le problème des choix. Situation difficile : raison de plus pour en analyser avec réalisme les données, notamment celles qui déterminent notre stratégie du « large » dont nous nous préoccupons ici. Cela passe par une analyse des menaces et des capacités requises en conséquence pour nos forces : présence militaire outre-mer et surtout intervention extérieure, dont l’expérience acquise nous permet de mieux cerner aujourd’hui les caractéristiques. Cela conduit ensuite à préciser les véritables dimensions de notre action extérieure et les conditions d’emploi de nos forces, d’où seront déduites les données essentielles de notre stratégie des moyens.
Menaces directes et politique de présence outre-mer
Au plan militaire, ce ne sont pas les menaces directes contre nos possessions extérieures et leurs espaces maritimes qui nous causent le plus de soucis. S’agissant de nos Dom-Tom, leur importance stratégique s’est pourtant singulièrement accrue depuis ces vingt dernières années. Les quatre principaux d’entre eux s’affirment désormais essentiels dans les quatre domaines clés de toute stratégie moderne, à savoir l’atome, l’espace, l’énergie et la science. L’atome avec Mururoa et nos possessions du Pacifique, l’espace avec Kourou et l’ensemble des terres françaises qui en constituent le large environnement, l’énergie avec la Réunion et nos îles de l’océan Indien, lesquelles offrent à nos forces navales des facilités pour la surveillance d’une part majeure du trafic pétrolier, la science enfin avec les Terres australes, leurs ressources potentielles et leur site. De plus, le nouveau droit de la mer, avec la création de « zones économiques exclusives » jusqu’à deux cents nautiques des côtes, donne à l’ensemble de ces territoires une importance nouvelle. L’exploitation de quelque dix millions de kilomètres carrés d’espaces et de fonds marins nous est désormais offerte (2).
Malgré cela, et fort heureusement, les risques d’agressions directes contre nos possessions et leurs abords apparaissent aujourd’hui très limités. Ce sont bien davantage des problèmes intérieurs qui agitent ces territoires ; nous en savons quelque chose avec la Nouvelle-Calédonie. Mais dans notre monde instable, mieux vaut être vigilants et capables de parer à toute surprise, les crises surgissent en effet de façon inattendue. En un mot, il s’agit de ne pas nous mettre dans la situation des Britanniques aux Falklands en 1982. Ne rêvons donc pas à des modèles de forces conçus à partir de l’expérience vécue là-bas. Jamais les Britanniques n’auraient dû être placés dans la situation périlleuse qui fut la leur – et d’où ils se sont fort bien sortis, mais à quel prix ! – s’ils avaient maintenu aux Falklands un minimum de forces. Là est pour nous la vraie leçon de cette guerre !
Cette leçon justifie en tout cas notre politique de présence outre-mer, une politique basée sur le prépositionnement d’un minimum de forces permettant d’exercer la surveillance qui s’impose et ayant une capacité de réaction instantanée pour écarter le risque du « coup facile », en attendant l’arrivée, par voie des airs, des premiers renforts, si nécessaire. Ces forces de « souveraineté », terrestres surtout, doivent disposer en conséquence d’abord d’un aérodrome, avec son escale militaire prête à accueillir avions de transport et éventuellement avions d’armes pour les besoins opérationnels urgents, tandis que le port garde tout son intérêt, notamment pour les besoins de la logistique lourde. Le tryptique « camp militaire - aérodrome - port » est bien à la base de tout dispositif défensif de terres lointaines, léger et souple dont la réalité actuelle nous montre à la fois l’intérêt et la charge modeste au plan militaire. Quant aux nouvelles zones maritimes dont nous avons la charge jusqu’à deux cents nautiques au large des côtes, elles posent surtout des problèmes d’ordre économique. Il s’agit de savoir si nous avons la volonté de tirer parti des avantages ainsi offerts par une politique adaptée, tant au plan maritime (pêche) qu’industriel (extraction de minerais). Militairement, ces zones imposent, il est vrai, à la marine nationale des charges nouvelles de surveillance aéromaritime, qui s’apparentent bien davantage à de simples actions de « police » qu’à de véritables opérations. Elles requièrent des navires dont l’intérêt du nombre l’emporte sur celui de leur tonnage. Il semblerait à ce propos que le vent du large et celui de l’histoire divergent quelque peu, dans la mesure où l’avenir nous promettrait d’un côté des gros tonnages et de l’autre un nombre plus restreint de navires… À cette réserve près, la surveillance des zones économiques exclusives, ajoutée aux contraintes modestes du prépositionnement de nos forces outre-mer ne saurait dépasser les capacités d’un pays comme le nôtre.
Le vent du large nous pousse ainsi vers des rivages lointains, mais avec une force modérée et sans risques majeurs pour nous.
Menaces indirectes et intervention extérieure
Beaucoup plus préoccupantes sont les menaces qui pèsent de façon indirecte sur nos intérêts extérieurs. Il faut entendre par là les retombées des crises et des conflits qui se déroulent çà et là dans le monde. De telles crises peuvent être dangereuses pour nos communications maritimes, comme l’ont montré l’affaire de Suez en 1956, la guerre du Kippour en 1973 et l’alerte d’Ormuz de 1982. Des trublions, interprétant de façon abusive les nouveaux droits de la mer sont également susceptibles de perturber le trafic au large de leurs côtes. Crises et guerres peuvent mettre en cause la sécurité de ces pays d’outre-mer qui comptent sur nous pour défendre leur indépendance. Elles peuvent enfin porter atteinte, ici et là, à la sécurité de nos ressortissants et même, par escalade, mettre en péril la sécurité de notre propre pays. L’affaire de Cuba en 1961, la guerre du Kippour et, d’une façon plus générale, ce qui se passe au Moyen-Orient en sont les exemples les plus marquants. Ainsi les menaces indirectes donnent-elles à notre stratégie d’action extérieure toute sa mesure. Elles expliquent en particulier toute l’importance qu’il convient de donner aux capacités d’intervention rapide de nos forces.
Au fait, de quoi s’agit-il ? D’intervention, d’action ou d’assistance ? Pour la petite histoire, rappelons que le vocabulaire n’a pas cessé d’évoluer au gré des sensibilités politiques dominantes de notre pays. Dès les années 1960, notre dispositif militaire se resserrait sur la métropole. Tenant compte à la fois des liens établis avec nos anciennes possessions et de la fragilité des États nouvellement créés, le pouvoir politique posait les principes de notre stratégie militaire à l’extérieur. Il s’agissait à l’époque de « stratégie d’intervention ». L’expression était claire, guerrière, directe. Trop sans doute, car en 1975, elle disparaissait du vocabulaire pour faire place à l’« action extérieure ». C’était peut-être moins provocateur. Sans que rien ne soit modifié aux dispositions arrêtées jusque-là, la nouvelle terminologie avait le mérite de laisser deviner la diversité des conditions d’engagement. En 1981, nouveau changement : l’action extérieure faisait place à la notion plus « pacifique » d’assistance – ou d’action et d’assistance – rapide. Finalement, l’assistance disparaissait à son tour. On en restait à « l’action rapide ». La « force d’action rapide » faisait alors son entrée remarquée dans notre histoire militaire : cinq divisions, près de cinquante mille hommes ! De quoi faire rêver les non-initiés ! Les Dardanelles, Normandie et Provence 1944… ! Et le vent du large de souffler en tempête ! Pourtant, l’homme averti sait bien que la Force d’action rapide (FAR) – structure spécifique des seules forces terrestres – a de multiples missions, dont le cadre est nécessairement interarmées, et que l’ampleur de ses effectifs ne trouve sa justification que dans les hypothèses de son éventuel emploi en Europe. Intervention, action extérieure, action rapide… Subtilités de la langue française dont les nuances permettent finalement de donner à la continuité l’apparence du changement ! Mais il est temps d’évoquer le concept de ce qu’il faut bien appeler « l’intervention extérieure », afin de mieux cerner la réalité des choses.
L’intervention militaire extérieure présente différents aspects, dont l’assistance militaire technique et les ventes d’armes en sont des exemples. Mais nous nous arrêterons sur l’aspect le plus grave, le plus difficile, le plus contesté aussi, à savoir l’intervention armée, avec des forces combattantes destinées à rétablir dans tel ou tel pays, le plus souvent à côté d’autres forces locales, une situation un moment compromise ou en voie de l’être. Notre concept d’intervention a été défini dès 1964, après notre repli d’Afrique. Dès cette époque, il était évident que si nous devions intervenir à l’extérieur, nous ne pourrions le faire qu’avec des moyens stationnés, pour l’essentiel, en métropole. Ces moyens, il faudrait les acheminer sur des milliers de kilomètres. Les hypothèses envisagées étaient celles de crises brutales, sans préavis, des crises localisées, pas nécessairement dangereuses au début mais toujours susceptibles de le devenir par escalade. Dans ces conditions, nos forces devaient avoir la capacité d’intervenir, loin certes, mais surtout très vite, pour des actions en principe brèves, vigoureuses si nécessaire et conduites avec des moyens relativement limités. C’était en quelque sorte le concept du « coup de poing ». Les armées furent alors organisées dans ce sens. Dans chaque armée, dans la gendarmerie et dans chacun des grands services, furent répertoriés un certain nombre d’unités ou d’éléments d’unités – les « cellules d’intervention » – susceptibles d’être retenus, en tout ou partie, pour constituer rapidement une force interarmées adaptée à la réalité de la situation. Très souple, modulaire, essentiellement interarmées, un tel système est encore aujourd’hui en vigueur, au moins dans ses grandes lignes. Il est d’ailleurs adapté aussi bien aux interventions extérieures qu’au renforcement de nos éléments stationnés sur nos territoires d’outre-mer.
Concept d’intervention extérieure et expérience
Gabon en 1964, Tchad en 1969, Mauritanie en 1977, Tchad, Kolweizi, Liban (Finul) en 1978, République centrafricaine en 1979, Liban de nouveau et Ormuz en 1982 et de nouveau le Tchad en 1983 (3)… Notre concept d’intervention extérieure et l’organisation qui lui est rattachée ont été mis à rude épreuve au cours de ces vingt dernières années. Encore n’ont été évoquées que les principales interventions ! Il s’agit en tout cas de mettre en évidence ici tout ce qui permet de mieux en définir les contours et les limites.
Dans l’ensemble, le concept des années 1960 s’est révélé parfaitement adapté. Des forces limitées en volume : quelques milliers d’hommes en général, quelques centaines même dans certains cas, comme au Gabon et en Mauritanie ; des délais de réaction et des préavis très courts ; des mises en place très rapides ; des actions parfois violentes, mais sporadiques et de courte durée ; des interventions enfin qui ont toujours eu un caractère interarmées fortement marqué. Certes, certaines illusions sur la nature des opérations et la qualité des moyens à mettre en œuvre, illusions nées d’une sous-estimation initiale des adversaires potentiels, ont été rapidement dissipées. Face aux armements que possède aujourd’hui le moindre rebelle dans la plus reculée des savanes, il faut disposer de capacités de feu, et de moyens à la hauteur des circonstances. Mais en toute hypothèse, nous sommes bien loin de ces corps expéditionnaires dont les guerres passées nous ont laissé le souvenir. La qualité des unités et des moyens prime sans conteste le volume même des forces. Cette constatation est d’autant plus importante que nos interventions extérieures relèvent de la façon la plus catégorique d’une stratégie d’action. La dissuasion ne saurait en effet être évoquée à tout bout de champ. La dissuasion nucléaire, elle, a une réalité parce qu’elle rend irrationnel tout projet d’attaque décisive de l’adversaire. Ce caractère d’irrationnalité n’intervient pas dans les situations de crises, là où ne s’exerce pas le chantage nucléaire et tant qu’il ne peut s’exercer. Dans un tel contexte, si la politique de la « canonnière » n’émeut plus personne – et depuis longtemps – les démonstrations de forces et autres gesticulations, quelle qu’en soit la nature, atteignent rapidement leur limite. La lutte armée n’a aucun caractère irrationnel ; elle est susceptible de se déclencher à tout moment. Alors, la rafale de 30 millimètres bien placée – c’est un aviateur qui parle (4) – peut être un moyen de persuasion plus efficace que la plus subtile des manœuvres dites « dissuasives » reposant sur le dogme du non-emploi quasi systématique de la force. Un tel dogme a beaucoup de chances d’être interprété par l’adversaire, au mieux comme de l’hésitation, et au pire comme de la faiblesse. Dure réalité mais réalité quand même ! Elle souligne en tout cas le niveau opérationnel – et logistique – de nos forces ainsi que leur aptitude à un engagement immédiat.
Là n’est cependant pas l’enseignement le plus important tiré de notre expérience. Celle-ci nous a montré que si les engagements sont de courte durée, les crises, elles, se prolongent le plus souvent dans le temps, avec des hauts et des bas, des périodes de latence et des poussées de fièvre. Efforts, renforts, départs et retours des unités se succèdent. À part le Gabon, Kolweizi, et, dans une certaine mesure, la Mauritanie, une fois le « coup de poing » donné, il a été nécessaire de s’armer de patience et de prolonger l’attente… Une fois de plus, ce n’est pas le volume des forces qui est en cause mais leur mobilité, leurs structures et leurs capacités logistiques. S’il y a d’ailleurs une limite à nos interventions, c’est bien à cette notion de durée qu’elle doit être rattachée. Le rôle de la FAR apparaît mieux, alors, dans un tel contexte : « réservoir d’unités (terrestres) disponibles et puissantes, sans espace prédéterminé, libre de tout rôle spécifique (5) », la force d’action rapide, dont les effectifs seraient disproportionnés s’ils ne devaient répondre qu’aux seuls besoins outre-mer, donne à l’Armée de terre des capacités de choix plus larges pour désigner les « cellules » d’intervention, tout en regroupant les unités « professionnalisées ». Choix pour les unités de combat sans doute, mais aussi et surtout pour les unités d’appui et de soutien. Les leçons de Manta sont, sur ce point, particulièrement intéressantes.
Dans le même ordre d’idées, les contraintes des transits et ces mêmes besoins logistiques ont souligné l’intérêt de disposer, ici et là, de « points d’appui » dans le monde, en plus, bien sûr, de nos propres territoires. Faiblement armés en temps normal, ils offrent des structures d’accueil facilitant les escales, permettant d’entreposer certains matériels et armements, voire même de prépositionner des unités opérationnelles, terrestres, aériennes ou navales. On y retrouve le tryptique « camp militaire - aérodrome - port », comme dans nos Dom-Tom. Cependant, l’existence de ces points d’appui, comme ceux dont nous disposons actuellement en Afrique (6) n’a pas de caractère définitif. Le maintien, hautement souhaitable, de telles facilités relève évidemment de l’action politique et diplomatique, mais il ne saurait être garanti ; les pays étrangers concernés peuvent remettre en cause à tout moment les avantages consentis ou en limiter la portée. Cela signifie que nous devons être à même de nous passer de ces points d’appui, aussi intéressants soient-ils, et que nous ne saurions bâtir notre concept d’intervention à partir de l’hypothèse, fragile, de leur existence.
Tout cela nous amène à évaluer de façon plus précise les dimensions de notre stratégie d’action extérieure.
Dimensions de notre action extérieure
Trois constatations s’imposent dans l’analyse des situations conflictuelles auxquelles nous sommes susceptibles d’être confrontés à l’extérieur. D’abord, il s’agit essentiellement de situations de crises, et non de guerres. Nous en avons déduit les caractéristiques des forces à mettre en œuvre, des forces de qualité mais d’un volume dans l’ensemble modeste, qu’il s’agisse des forces de présence, de souveraineté ou d’intervention. En toute hypothèse, nous ne préparons pas une nouvelle guerre du Pacifique, pas plus que des opérations majeures mettant en œuvre des corps expéditionnaires imposants. Les conflits armés sont aujourd’hui des conflits « limités », limités dans l’espace, et dans la nature des armements, risques d’escalade et d’apocalypse nucléaire obligent… Cela est vrai sur terre, sur mer et dans les airs.
Ensuite, notre pays ne saurait jouer au gendarme du monde, pas plus qu’à celui de tel ou tel continent. S’il intervient, c’est pour défendre ses propres terres, et aussi, sur leur demande, celles d’États menacés ; pas n’importe quels États ; ceux avec qui nous avons des attaches particulières, politiques, historiques ou culturelles : des pays d’Afrique, et plus précisément d’Afrique francophone, certains pays du Moyen-Orient aussi. En un mot, nous intervenons là où nous sommes les mieux placés pour le faire, politiquement et techniquement. D’ailleurs, c’est bien avec de tels pays que la France a conclu un certain nombre d’accords de défense, dont l’existence traduit dans les faits notre communauté d’intérêts. S’agissant de l’Afrique, il se trouve de plus qu’elle est aujourd’hui menacée de l’extérieur : elle l’est du fait de la poussée soviétique dans l’océan Indien, amorcée puis soulignée par les événements du Vietnam, de l’Afghanistan et du Moyen-Orient. La situation au Mozambique, en Angola, en Éthiopie et au Yémen en sont la preuve irréfutable. Ces pays sont en effet susceptibles d’offrir à l’URSS, en cas de crise majeure, des bases menaçant directement ou indirectement la voie maritime, essentielle pour nous et pour l’Europe, qui rejoint le golfe Persique à l’Europe via Le Cap ou Suez. Notre rôle sur le continent africain, même limité à un nombre réduit de pays dont nous nous efforçons de préserver la stabilité, rejoint alors des préoccupations stratégiques de première grandeur, pour nous-mêmes et pour l’Europe.
Enfin, pour garder une vue réaliste des problèmes, il faut rappeler que la France n’est pas seule dans le monde. Si des crises particulièrement graves éclataient, mettant en cause certains de nos intérêts essentiels – au Moyen-Orient par exemple – notre intervention ne serait sans doute pas isolée ; nos forces auraient toute chance de se joindre à celles d’autres pays. C’est un peu ce qui s’est passé au Liban, à une échelle il est vrai fort modeste, sans parler du cas très particulier de notre participation à la Finul.
Ainsi ont été précisées les données de notre stratégie d’action extérieure, dont la dimension est certes mondiale mais dont les pôles se situent dans des zones bien précises – Afrique francophone et Moyen-Orient notamment –, une stratégie dont la complémentarité avec celle d’autres pays amis ou allies doit également être prise en compte.
Action extérieure : emploi des forces et qualité des moyens
Ces considérations nous amènent à dégager quelques idées sur les conditions d’emploi des forces et sur les qualités dont celles-ci doivent faire preuve. La dimension de notre action extérieure, même ramenée à sa juste valeur, impose à nos armées des tâches multiples, différenciées et largement réparties dans le monde. Pour faire face à la diversité de leurs missions avec des moyens nécessairement limités, nos forces doivent posséder au plus haut degré les qualités de mobilité stratégique et de polyvalence.
Qu’est-ce que la mobilité stratégique sinon cette capacité des forces d’intervenir, de se concentrer, d’être appuyées et soutenues, rapidement et loin, sur des théâtres successifs différents ? Jusqu’à un passé récent, elle était la qualité des seules forces navales. En cas d’intervention, celles-ci débarquaient dans un port ou sur un littoral les troupes, lesquelles s’enfonçaient ensuite dans les terres, là où leur mission l’imposait. Les forces navales ont toujours cette qualité dont elles tirent elles-mêmes profit et dont elles peuvent faire bénéficier les autres, compte tenu notamment de leur autonomie logistique. Mais la mobilité stratégique est désormais également la qualité première des forces aériennes. Celles-ci ont, dans ce domaine, leurs capacités propres ; elles lui donnent une nouvelle dimension. Elles apportent d’abord la « vitesse », fondamentale dans le contexte des crises actuelles, où la rapidité d’intervention est essentielle. Elles offrent aussi la possibilité d’aller partout, et même au cœur de continents, là où nous sommes intervenus cinq fois sur six en moins de dix ans. Rien ne se fait désormais sans faire appel d’abord à ces forces aériennes, celles qui, basées à terre, peuvent relier d’une traite, en quelques heures, un continent à un autre. Ainsi tout aérodrome, qu’il s’agisse d’un des nôtres ou de ceux mis à notre disposition par des pays amis, constitue un véritable porte-avions dont l’existence doit entrer en ligne de compte pour évaluer nos capacités et nos besoins. De tels aérodromes sont nécessaires, en toute hypothèse, pour les appareils de transport et les ravitailleurs. Il y en aura toujours et partout, dès lors que notre pays ne part pas à la conquête de continents mais intervient au profit des seuls pays qui sollicitent notre aide.
Le bouleversement ainsi apporté par les forces aériennes est récent. Il a été nécessaire d’attendre en effet que la technique soit au rendez-vous… et que les esprits fassent leur mutation ! Pour le transport aérien, il a fallu attendre que les appareils soient capables d’opérer à l’échelle intercontinentale avec des charges utiles significatives : le rendez-vous date des années soixante. Notre propre transport aérien militaire l’a d’ailleurs quelque peu raté, compensant alors la faiblesse de ses capacités à longue distance par un taux accru d’utilisation des matériels… et des équipages, et par l’appel, dans certains cas, à l’aviation civile.
Quant à l’aviation de combat, sa mobilité stratégique s’est affirmée à partir du moment où elle a maîtrisé la technique du ravitaillement en vol, c’est-à-dire au cours des années 1960 pour nos unités aériennes stratégiques, et à partir des années 1970 pour les unités tactiques. Aujourd’hui, l’aviation de combat, dont la mobilité stratégique est désormais homogène avec celle du transport, est en mesure de déployer des unités à des milliers de kilomètres, en quelques heures, pouvant ainsi assurer instantanément la couverture et l’appui des éléments terrestres, ou agir par elles-mêmes, de façon indépendante.
La mobilité stratégique permet de tirer tout le parti de la « polyvalence » des forces, c’est-à-dire de leur aptitude à être engagées sur des théâtres différents, en Europe et hors d’Europe par exemple ; possibilité dont nous devons mesurer l’importance, au moment où nos moyens nous sont comptés, et le resteront. Plus ceux-ci sont en effet comptés, plus il importe de pouvoir les concentrer, là où la situation l’exige, puis de les basculer rapidement d’un théâtre à l’autre, en fonction des besoins.
Les forces navales sont, par nature, polyvalentes. Leur autonomie logistique, leurs capacités opérationnelles, le prestige de leur présence, sont des atouts indéniables, même si leur action est inséparable des théâtres maritimes… « Lapalissade » qui a tout de même son importance ! Les forces aériennes sont également polyvalentes ; elles le sont devenues récemment, grâce à la technique, dans les conditions précédemment rappelées ; elles le sont devenues aussi par nécessité opérationnelle, compte tenu de l’homogénéité de plus en plus marquée des systèmes défensifs, en Europe et outre-mer. Ce sont alors les mêmes appareils de transport qui opèrent aussi bien en métropole, en Allemagne, dans nos Dom-Tom ou dans tel ou tel pays d’Afrique, là où il y a besoin d’aide opérationnelle, logistique, voire humanitaire. Ce sont désormais les mêmes appareils de combat – là est la nouveauté – qui surveillent de façon permanente notre espace aérien, assurent la couverture de telle ou telle opération outre-mer. Ce sont les mêmes qui s’entraînent aux actions offensives en Europe, appuient nos forces extérieures, et même assurent à tour de rôle, depuis maintenant près de dix ans, une présence permanente française sur certains aérodromes d’Afrique… Une permanence que l’on pourrait d’ailleurs juger excessive, dans la mesure où quelques heures suffisent pour mettre en place, au moment opportun, depuis la métropole, les moyens aériens nécessaires. Comme quoi, il est parfois difficile de s’arracher à des habitudes qui remontent à l’époque des bataillons d’Afrique.
Pour l’Armée de terre, le problème de la polyvalence se pose en termes différents. Il ne concerne pas toutes les unités. Néanmoins, nous n’avons pas trop de forces terrestres pour ne pas tirer parti de celles qui peuvent être utilisées aussi bien hors d’Europe qu’en Europe même. C’est une question, pour elles, de structure et d’organisation. Dès 1974, un effort était entrepris dans ce sens ; il s’est poursuivi récemment par la création de la FAR, dont on connaît l’éventail des missions et des cadres d’action. Mais en toute hypothèse, tout repose in fine sur la mobilité et la polyvalence des deux autres forces, navales et aériennes, qualités dont profitent les unités terrestres susceptibles d’intervenir à l’extérieur.
* * *
Ainsi peut-on mieux cerner la dimension de notre stratégie d’action extérieure et les besoins militaires qui en découlent. Les missions de présence outre-mer de nos forces requièrent, nous l’avons vu, des moyens modestes en nombre, au moins pour les Armées de terre et de l’air. Elles exigent des moyens navals dont le nombre entre en ligne de compte mais dont une partie peut s’accommoder de performances opérationnelles également modestes ; elles ne sauraient en conséquence représenter une charge excessive pour nos armées.
Mais en toute hypothèse, les moyens mis en œuvre doivent pouvoir être rapidement renforcés. Que ce soit pour répondre à un tel besoin ou pour faire face à des situations de crises dans le monde, nous sommes ainsi ramenés au problème essentiel, celui de nos capacités d’intervention, c’est-à-dire celui de la mobilité stratégique de nos forces. Un tel problème ne saurait lui non plus être surestimé, dans la mesure où nous ne dispersons pas nos efforts, grâce à une définition rigoureuse de nos zones d’action préférentielles, dans la mesure aussi où nous tirons parti de la polyvalence de nos forces, en nous appuyant précisément sur leur mobilité.
C’est bien là où apparaît le rôle de premier plan que jouent désormais les forces aériennes, dont la complémentarité avec les autres forces, et notamment les forces navales, est une évidence, mais dont les capacités spécifiques doivent être sérieusement prises en compte dans notre stratégie des moyens. Si nous avons insisté quelque peu ici sur de telles capacités, ce n’est pas par corporatisme, c’est bien parce que celles-ci sont nouvelles et qu’elles sont encore le plus souvent mal perçues, sinon passées sous silence. Et il ne saurait être question de laisser dans l’ombre ce qui est la réalité d’aujourd’hui, car le débat s’en trouverait dangereusement faussé. C’est la condition aussi pour définir une stratégie des moyens cohérente, capable de répondre aux exigences de notre action extérieure. C’est la condition pour que la « stratégie du large », indispensable à un pays comme le nôtre, reste à notre portée.
Alors oui au « vent du large », dans la mesure où nous savons en maîtriser la force pour maintenir le bon cap !
Février 1986 ♦
(1) « Vaincre… les illusions », Revue Défense Nationale, octobre 1985.
(2) « Le nouveau droit de la mer », Revue Défense Nationale n° 461, janvier 1986.
(3) Cet article a été rédigé avant les événements les plus récents de 1986.
(4) Le canon de 30 millimètres est l’armement standard de base des avions de combat français.
(5) Charles Hernu, 14 septembre 1984.
(6) L’effectif total de nos forces sur ces points d’appui est modeste : en temps normal, de l’ordre de 7 500 hommes dont 5 500 pour Djibouti.