L’Europe, le piège et le sursaut (juin 1987)
Les événements se précipitent. À Reykjavik, en décembre dernier, les Européens se sont rendus compte qu’ils pouvaient faire les frais de négociations dont ils seraient absents. Beaucoup pensaient alors qu’ils disposeraient de délais pour réagir avant que les discussions ne reprennent au niveau des deux Grands. Or, à peine était-il rentré d’Islande que M. Gorbatchev faisait, le 28 février dernier, de nouvelles et spectaculaires propositions sur le retrait d’Europe des forces nucléaires intermédiaires. Quatre jours plus tard, les États-Unis répondaient en présentant un plan qui allait dans le même sens. L’Europe se trouvait brusquement propulsée sur l’avant-scène des négociations, où elle apparaissait beaucoup plus comme enjeu que comme acteur, pour une pièce dont personne ne peut aujourd’hui discerner le véritable dénouement.
La pilule est amère, même si, ici et là, on essaie de faire bonne figure. La nécessité de resserrer les rangs et de relancer la concertation sur les problèmes de sécurité en Europe apparaît plus pressante. Réaction salutaire, à condition de nous mettre d’accord sur une position commune, alors que les événements en cause sont interprétés de façon fort différente, suscitant les plus grandes craintes chez les uns et l’espoir chez les autres.
C’est le moment de dénoncer le piège qui nous est tendu en Europe et d’avoir une vision claire de la menace qui pèse sur nous. C’est le moment de surmonter nos divergences doctrinales et, à partir d’une même vision de notre destin, de dégager les éléments d’une stratégie commune répondant aux exigences de notre sécurité.
Le piège
Il faut d’abord rappeler le piège que nous tendent en effet les Soviétiques en Europe, à savoir nous faire renoncer à la seule arme qu’ils redoutent, l’arme nucléaire. Les Soviétiques s’y prennent pour cela de diverses manières, en agissant tantôt auprès de nos alliés d’outre-Atlantique, tantôt directement sur nous-mêmes. Ce n’est pas un hasard si, en 1962, Khrouchtchev a monnayé le retrait de ses missiles de Cuba par le démantèlement des fusées Jupiter implantées en Turquie, ouvrant ainsi une brèche dans le couplage entre les deux rives de l’Atlantique. Il n’est pas étonnant non plus que M. Gorbatchev renonce aujourd’hui à établir tout lien entre les discussions sur les FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) et celles relatives à l’Initiative de défense stratégique (IDS), à partir du moment où le désarmement nucléaire pourrait être amorcé… en Europe d’abord. Quant aux pressions sur nous-mêmes, elles s’exercent de façon fort variée. Aux manœuvres d’intimidation s’ajoutent les tentatives de séduction pour un but qui, lui, n’a pas changé.
L’intimidation, nous avons pu un moment en déceler la réalité dans la doctrine même d’emploi des forces soviétiques. C’était la doctrine Sokolovski, celle des années 1960, résolument offensive où les frappes nucléaires succédaient aux frappes nucléaires, exploitées à un train d’enfer et permettant d’atteindre Brest en six jours. Caricature ? Dans une certaine mesure, sans doute, car les dirigeants soviétiques ont suffisamment le sens des responsabilités pour ne pas se lancer les yeux fermés dans une telle aventure. Mais manœuvre évidente pour peser sur la volonté de défense de ceux qui étaient visés. Caricature en tout cas difficile à ne pas prendre au sérieux dès lors que les forces soviétiques s’étaient dotées – et sont encore dotées – de tous les moyens leur permettant de faire ce que disait Sokolovski… L’intimidation, elle transparaît d’évidence dans cette accumulation énorme de forces de l’autre côté du rideau de fer, forces abondamment pourvues d’armes de toutes natures, classiques, chimiques et nucléaires. L’affaire des SS20 nous a montré d’ailleurs quels pouvaient en être les effets. Lorsque l’Europe s’est réveillée, à la fin des années 1970, avec plusieurs centaines de missiles braqués sur le dispositif de l’Otan, ce fut une belle frayeur, et le début de l’« euro-pessimisme ». Certes, les Européens se sont bien ressaisis. Ils ont même réussi à rétablir le couplage stratégique mis à mal en 1962, en acceptant le déploiement des super-Pershing et des missiles de croisière américains sur leur sol. Mais par-delà cet effet de boomerang inattendu que les Soviétiques s’efforcent précisément d’effacer aujourd’hui avec la bénédiction du plus grand nombre, il y a de beaux restes : développement de puissants mouvements pacifistes et antinucléaires dans plusieurs pays d’Europe, notamment en République fédérale d’Allemagne (RFA) et dans les pays du Benelux, mouvements dont l’importance politique ne peut être niée.
Quant aux manœuvres de séduction, elles sont d’actualité : nouveau « look » des dirigeants soviétiques, nouveau style, nouvelle forme du discours où les propositions de désarmement ont l’ampleur que l’on sait… Bien sûr, s’agissant du retrait des armes nucléaires d’Europe, la séduction n’est pas évidente pour tout le monde. Beaucoup se rassurent cependant ou cherchent à nous rassurer en rappelant que nos armes nucléaires – françaises et britanniques – ne sont pas aujourd’hui prises en considération dans le dialogue qui s’amorce. Ainsi, nous ne serions pas concernés. Non seulement de tels propos ont des relents de cet isolationnisme hexagonal qui fut il y a un quart de siècle la caricature de notre politique, non seulement ils font abstraction des ondes de choc que les perspectives de retrait des euromissiles sont susceptibles de déclencher en RFA, mais encore masquent-ils la réalité. Nul ne peut contester en effet que la mise à l’écart des forces nucléaires françaises et britanniques, dans les conversations actuelles, n’est que provisoire. Le vice-ministre des Affaires étrangères de l’URSS, M. Vorontsov, l’a même clairement affirmé le 6 mars dernier lors de son passage à Paris (1). Ainsi devrions-nous nous attendre à ce que, dans la phase ultérieure des négociations, une formidable pression s’exerçât sur nos deux pays pour que nous nous pliions aux exigences énoncées il n’y a pas si longtemps encore par M. Gorbatchev
lui-même. Certes, formidable pression ne signifie pas renoncement, à condition que ne s’ajoute pas aux pressions extérieures, russes… et américaines, celle de nos propres opinions publiques, vulnérables aux effets trompeurs des manœuvres en cours et enjeu essentiel dans la compétition. Les opinions publiques ! Les nôtres, et pas celles d’en face, soigneusement isolées encore dans un monde hermétique.
Mais il y a plus grave. C’est ainsi que depuis le début des années 1980, les Soviétiques cherchent à nous séduire en jouant sur leur « no first use », qu’ils nous susurrent ici et là, un « no first use » discret et ambigu mais assorti d’une menace, elle, sans équivoque, celle d’un châtiment effroyable – on revient brutalement à Sokolovski – si nous, Européens, osions avoir recours en premier à l’atome au cas où nos défenses seraient forcées. Nombreux sont ceux qui, chez nous comme ailleurs, tombent dans le panneau. Et de repousser au fin fond de l’arrière-scène l’arme nucléaire ; et de laisser entendre que la guerre classique redevient non seulement possible, mais suffisante pour contenir les forces que l’on sait. Ceux-là oublient bien sûr de rappeler que si les Soviétiques ont dans leurs soutes de quoi conduire des combats de longue durée, nous Européens, n’avons de quoi tenir que quelques jours. Nous engager sur cette voie, c’est nous placer sur le terrain qui est celui de l’adversaire, là où il est sûr de l’emporter sans risque majeur pour lui-même.
La stratégie
Il s’agit de déjouer le piège ainsi tendu, ce piège qui ouvre la voie à la dénucléarisation puis à la neutralisation de l’Europe, c’est-à-dire, pour nous, au renoncement. Les Soviétiques doivent savoir que s’ils se lançaient dans une aventure militaire en Europe, ils prendraient, eux les premiers, le risque de la catastrophe nucléaire. Ils doivent savoir qu’il n’y a pas d’alternative pour nous Européens, et que l’arme nucléaire est et restera à la base de nos concepts de défense en Europe. Cela met en évidence à la fois l’importance du couplage entre les États-Unis et nous-mêmes, celle de la stratégie nucléaire de la Grande-Bretagne, celle enfin de la stratégie française. Entre nous et l’adversaire potentiel, la dissymétrie est trop forte pour que nous puissions en effet renoncer aux armes nucléaires, dissymétrie dans tous les domaines, qu’il s’agisse du rapport des forces, en quantité et souvent en qualité, qu’il s’agisse des espaces de manœuvre dont ces forces disposent, de leurs capacités logistiques et même de leurs structures. Pour tout arranger, l’adversaire a l’initiative des crises, choix du moment, du lieu et du mode d’action.
Un tel propos ne signifie pas que notre défense repose uniquement sur l’atome. Une menace de riposte nucléaire suppose en effet, pour être crédible, que l’on se trouve non seulement face à une menace d’une exceptionnelle gravité, mais encore face à une menace reconnue sans ambiguïté comme telle. Or, dans une crise, l’adversaire peut parfaitement agir sans que l’ampleur de son projet n’apparaisse d’emblée. C’est pourquoi nous devons être en mesure de le contraindre à révéler son véritable but stratégique, tout en déjouant ses éventuelles manœuvres de simple intimidation. C’est là où apparaît le rôle des forces classiques – terrestres, navales et aériennes –, sans lesquelles la dissuasion serait aisément contournée. C’est dire leur importance. Encore faut-il que leur concept d’emploi, que leur style et leurs capacités soient adaptés aux contraintes spécifiques de la situation, celle du « faible au fort » qui est manifestement la nôtre. Puisque nous n’avons ni recul, ni supériorité, ni délais, il nous faut concevoir des forces classiques capables, en cas de crise et quelle qu’en soit la nature, de réagir immédiatement et fort, afin de « dramatiser » d’emblée la situation et de ne laisser aucun doute à l’adversaire sur notre résolution, c’est-à-dire sur les risques qu’il prend. Il s’agit de montrer les dents et de sortir les griffes tout de suite, avec un esprit et un style d’opérations qui ne peuvent être que résolument offensifs, un style où la mobilité, la recherche de l’effet de choc, les capacités offensives et la vitesse sont des facteurs déterminants.
En toute hypothèse, le couplage entre l’engagement des forces classiques et la menace nucléaire doit rester étroit et permanent. Les choses doivent aller vite.
Du même coup se dégagent les principaux axes des efforts à mener ensemble pour adapter l’environnement des différents systèmes d’armes et les structures des forces aux exigences d’une telle stratégie.
Si nous voulons réagir vite et fort, nous devons nous doter des moyens de surveillance et d’observation nécessaires pour nous donner une vue suffisamment large de la situation et nous permettre de prendre à temps les mesures qui s’imposent. Cela concerne notamment les moyens spatiaux, domaine où il y a matière à concertation entre pays européens, domaine dont les multiples aspects facilitent en outre la coopération entre États, comme le soulignait ici même le général Jean Fleury dans l’un de ses articles (2).
Réagir vite et fort nous conduit aussi à accorder une attention toute particulière à la sûreté de nos forces, classiques et nucléaires, afin de nous mettre à l’abri du coup facile capable de paralyser, ne serait-ce que momentanément, nos centres de décision et les points nodaux de nos dispositifs. Les performances techniques des armes modernes confèrent à une telle menace son caractère d’actualité. La sûreté de nos dispositifs dépend plus que jamais, dans ces conditions, de l’amélioration de la posture opérationnelle des forces, problème fondamental, mais peu spectaculaire et qui, en conséquence, ne soulève pas en général l’enthousiasme des foules… Il s’agit du durcissement et de l’enfouissement de ce qui peut l’être ; il s’agit de la protection NBC (Nucléaire, Biologique, Chimique) et de la défense ponctuelle des infrastructures et des forces ; il s’agit enfin de la mobilité même des unités, dont le déploiement doit pouvoir être modifié en permanence afin que l’adversaire ne puisse à aucun moment en obtenir une image figée. Il y a là de quoi discuter sérieusement entre nous, de quoi élaborer une doctrine commune et cohérente.
Réagir vite et fort, quelle que soit la nature de la crise, impose enfin que les structures de nos forces soient suffisamment souples pour faire face à la diversité des menaces qui pèsent sur nous. L’hypothèse du déboulé massif des forces du Pacte de Varsovie, à laquelle on pense le plus souvent, n’est sans doute pas aujourd’hui la plus probable, ce qui ne doit pas nous empêcher d’en tenir compte. Mais d’autres hypothèses sont à prendre en considération, celles notamment de crises « localisées », en Europe même ou sur ses abords immédiats, crises visant à déstabiliser tel pays ou telle région de notre continent et à porter atteinte à la cohésion de l’ensemble. Pour cela, nous devons disposer de structures spécifiques, inexistantes aujourd’hui dans l’Alliance, que ce soit au niveau politique ou à celui des forces. Pour ce qui concerne ces dernières, nous devons être en mesure de projeter – vite et, si nécessaire, loin – des éléments d’intervention significatifs, capables de bloquer immédiatement toute crise du genre. Notre propre force d’action rapide répond, dans une certaine mesure, à un tel souci. L’hypothèse de crise localisée est même la seule qui nous paraisse réaliste pour l’engagement d’une telle force en Europe. Exemple à suivre sans doute, à condition bien sûr d’affirmer le caractère essentiellement interarmées de toute intervention de ce style, dont la dominante peut être terrestre, aérienne ou navale selon la nature du théâtre envisagé.
Les divergences
Tout cela est facile à dire, mais beaucoup plus difficile à réaliser. Des divergences existent en effet, qu’il nous faut dénoncer et surmonter, divergences doctrinales et politiques.
L’arme nucléaire ? Dans chacun de nos pays et dans chaque courant d’opinion, on se déclare en général prêt à en admettre la nécessité. C’est ce qu’on appelle, chez nous, le « consensus ». Mais la sincérité – ou le sens même – du propos se révèle dès lors qu’il s’agit d’évoquer la façon « de ne pas se servir » de l’atome ou de préciser la vision que l’on a des conditions d’engagement des forces classiques, de leurs capacités et de leurs structures. Passons sur ceux qui, par attachement au passé, n’évoquent la dissuasion que pour céder à la mode du moment et s’empressent ensuite de parler et d’agir dans le plus pur style des batailles d’antan, en ajoutant toutefois, ici et là, le « feu nucléaire tactique ». Les émules de Sokolovski sont plus nombreux qu’on ne le pense, tant il est vrai qu’une stratégie d’action passe mieux, dans le discours, que la rhétorique subjective de la dissuasion. Mais il y a plus sérieux. Il y a ceux qui, au fond d’eux-mêmes, sans nier l’effet dissuasif des armes nucléaires, n’estiment pas jouable la dissuasion du faible au fort, doctrine fondée précisément sur la prise en compte du déséquilibre des forces – la réalité d’aujourd’hui – et sur sa compensation par la menace du recours à l’atome. Cette attitude relève parfois d’un sentiment de doute sur la possibilité, pour ceux qui ont en charge une telle stratégie, de faire preuve de la volonté politique et de la détermination exceptionnelles exigées en cas de crise. L’interrogation est grave. Les conséquences en sont ambiguës et contradictoires. Tout en retenant la nécessité de disposer d’un arsenal nucléaire, ceux-là abordent de fait les problèmes en termes d’équilibre des forces classiques : stratégie d’action classique et stratégie de dissuasion se superposent alors beaucoup plus qu’elles ne se complètent. On revient à la notion de « bataille classique », sans renoncer pour autant aux arsenaux nucléaires. Au plan des moyens, la facture devient lourde et même rapidement insupportable pour des pays comme les nôtres. Le souci de préserver à la fois notre sécurité et notre niveau de vie explique en effet que nos efforts budgétaires en matière de défense aient des limites que ne connaissent pas nos voisins de l’Est. Alors on tourne en rond et, d’impasses en impasses, on reste sur une voie sans issue.
L’évolution de la stratégie américaine en Europe conduit aux mêmes conclusions et à un comportement analogue, mais pour des raisons fondamentalement différentes. À partir du moment où les fusées soviétiques ont été capables d’atteindre directement le territoire des États-Unis – début 1960 –, la réticence de notre alliée d’outre-Atlantique pour engager ses forces nucléaires en Europe n’a pas cessé de s’affirmer. De la riposte massive à la « flexible response », en passant par l’estimation en baisse du potentiel classique soviétique, par l’incitation pressante au renforcement de nos propres forces conventionnelles, par le recours aux armes « intelligentes » et enfin par la perspective du retrait des euromissiles – en attendant mieux – l’évolution va toujours dans le même sens et pour les mêmes raisons. La stratégie de l’Otan se calque fidèlement sur la précédente. L’attitude de nos alliés américains n’est pas sans fondement et nous devons la comprendre. Cela ne veut pas dire qu’elle soit pour autant conforme à nos intérêts et qu’il ne soit pas nécessaire de réagir de façon claire et nette, et si possible aussi, de façon coordonnée ! La France a été la première à tirer les conséquences de l’évolution ainsi amorcée, dont les événements actuels nous précisent encore le sens : nous en sommes hélas ! à constater aujourd’hui une complicité objective entre l’URSS et les États-Unis pour nous amener, nous Européens, à renoncer à l’arme dont dépend, de fait, notre sécurité.
Face à une telle situation, les pays européens réagissent de façons différentes. D’un côté, il y a les puissances nucléaires, celles qui ont le doigt sur la détente de l’arme ultime, et de l’autre celles qui ne l’ont pas. Certes, les unes et les autres accordent la même importance au couplage entre les deux rives de l’Atlantique, mais les puissances non nucléaires sont amenées à s’aligner plus systématiquement sur la stratégie américaine, parce qu’elles voient dans la protection des États-Unis non seulement celle d’une puissance nucléaire mais aussi et surtout celle de la superpuissance mondiale capable de rétablir l’équilibre des forces, nucléaires peut-être, classiques à coup sûr. Ainsi, à leurs yeux, la protection des États-Unis apparaît-elle la seule possible, même lorsque la stratégie du grand allié s’écarte de celle qu’impose la situation de fait, celle du faible au fort. Nous sommes en plein paradoxe. Dans ces conditions, s’accorder, entre pays européens, sur une stratégie commune – celle dont nous avons évoqué les principes – n’apparaît pas particulièrement simple.
Les deux puissances nucléaires européennes – la France et la Grande-Bretagne – constituent d’évidence les deux môles qui doivent servir de points d’appui dans tout effort en vue d’élaborer une stratégie commune. Au plan nucléaire, ces puissances devraient rapprocher leurs techniques et leurs capacités, sans pour autant aller vers une « fusion » dont l’intérêt n’est pas évident et dont le projet est aujourd’hui tout à fait irréaliste. Mais le problème essentiel n’est pas là, il relève de la nécessité pour ces pays de persuader les autres que l’égoïsme nucléaire n’est pas incompatible avec une solidarité de fait. Pour la Grande-Bretagne, la difficulté n’est sans doute pas considérable pour de multiples raisons : affinités spécifiques avec les États-Unis, intégration et déploiement de ses forces dans le dispositif de l’Otan, discrétion aussi dont ce pays fait preuve pour tout ce qui concerne la mise en œuvre et les conditions d’engagement de son armement nucléaire… Il en va tout autrement pour notre pays dont le retrait de l’organisation militaire intégrée de l’Alliance et la posture qui en découle pour ses forces ne rassurent pas a priori ses partenaires. C’est pourquoi la solution du problème dépend beaucoup d’un rapprochement des points de vue stratégiques entre notre propre pays et ses voisins sur le continent, au premier rang desquels se situe la RFA.
L’atome, la France et ses voisins
Une communauté de stratégie, entre pays européens, suppose une perception plus aiguë de la communauté même de leurs intérêts. Pour ce qui nous concerne, nous Français, il doit être clair, aux yeux de tous, que notre problème aujourd’hui n’est pas tant de savoir si la France s’engagera à côté des Alliés en cas de crise militaire en Europe que de définir comment elle le fera. « La sécurité de notre pays, a déclaré récemment le Premier ministre Jacques Chirac, se joue aux frontières de nos voisins » (3). Il s’agit d’en tirer les conséquences.
Apparaît ensuite le problème de la dimension même de notre propre dissuasion, c’est-à-dire de la limite de nos « intérêts vitaux ». Fastidieux et difficile débat. Pour les uns, cette limite se situe sur le Rhin ; pour d’autres, plus généreux mais pas plus réalistes, elle est sur l’Elbe. Ainsi engagée, la discussion est sans issue. Il nous faut adopter le bon langage. Pour cela, plutôt que de parler de sanctuarisation, élargie ou pas, liée à des limites géographiques, mieux vaut rappeler qu’une menace contre nos intérêts vitaux ne peut être mise en évidence que par une synthèse, au cours d’une crise, de multiples données politiques, diplomatiques et bien sûr militaires, style et ampleur de l’action adverse notamment. Cela signifie qu’une telle menace peut être révélée bien avant que l’adversaire soit en vue de nos frontières et que, en conséquence, notre menace de riposte devient crédible dans les mêmes conditions. Certes, ce « bien avant » est sans doute flou : pourquoi pas ? Il signifie en tout cas que notre dissuasion constitue dès maintenant un facteur de sécurité pour nos voisins, l’Allemagne notamment, et que cela sera de plus en plus vrai. Plus les années passent en effet, plus les liens avec nos voisins sont étroits et plus ce qui touche leur vie même concerne la nôtre. Encore faut-il les en convaincre ; encore faut-il nous en convaincre nous-mêmes. Soyons nets. Un tel propos ne signifie pas que notre pays puisse donner sa « garantie » nucléaire, comme le firent les États-Unis, avant les années 1960, à l’égard de l’Europe. Il s’agit de donner à nos voisins une vision à la fois plus réelle et plus large de la dimension de notre dissuasion. C’est là en effet l’une des conditions essentielles pour que se renforce le sentiment de notre solidarité mutuelle et pour que, du même coup, nous puissions nous mettre d’accord sur une position commune en matière de sécurité européenne.
Dans ce contexte, le déploiement de notre corps de bataille ne saurait être considéré comme un obstacle à un tel accord. Ce déploiement ne manque pas d’intérêt ; conçu au lendemain de notre retrait de l’Otan, il visait alors à satisfaire aux exigences de deux stratégies différentes, la nôtre et celle des Alliés. Il garde cette vertu face aux aléas actuels et à venir de la situation. Mais en toute hypothèse, il est fort intéressant pour tout le monde et notamment pour les Alliés qui ne disposent d’aucune autre force immédiatement disponible en arrière de leur dispositif. Quant à l’adversaire, il est face à un dispositif qui a pris de l’épaisseur et dont les forces susceptibles d’intervenir en cas de rupture à l’avant sont celles d’une puissance nucléaire. L’incertitude quant aux conséquences de son entreprise en est singulièrement accrue. Un tel déploiement n’est pas incompatible non plus avec un engagement immédiat de nos forces. Dans l’hypothèse d’une attaque massive des forces du Pacte, cela ne signifie pas que nous devions projeter a priori sur l’avant des unités de notre corps de bataille dont la cohésion devrait être au contraire préservée. Mais dans une telle hypothèse, nos forces aériennes seraient, elles, en mesure d’intervenir immédiatement, en actions offensives à côté des Alliés. Elles auraient même intérêt à le faire : c’est dans la logique de notre stratégie ; c’est dans l’intérêt même des forces terrestres, les nôtres et celles des Alliés dont la sûreté devrait être préservée. Encore faut-il donner à ces forces aériennes les capacités offensives suffisantes pour répondre ainsi à tous les cas de figure.
Reste le problème de notre arme nucléaire dite préstratégique ou tactique, voire même « de théâtre », l’arme parfois trop aimée, souvent incomprise et toujours encombrante. Trop aimée et mal comprise, elle l’est dans la mesure où les émules de Sokolovski prolongent les « rêves » de bataille nucléaire, alors que cette arme – neutronique ou non – n’est évidemment pas comme les autres, une sorte de superartillerie à la disposition des forces. Elle est d’abord une arme « nucléaire » c’est-à-dire d’essence dissuasive. Encombrante, elle l’est en ce sens que l’éventualité de son emploi pose de redoutables problèmes avec les Alliés, et notamment avec les Allemands. Notre concept de frappe « préstratégique » combinant l’effet de coup d’arrêt et celui d’un changement de nature de la crise rapprochant l’apocalypse soulève, on le sait, les plus extrêmes réserves de la part de nos voisins. Et pourtant, ce concept tient compte de la dure réalité, celle du faible nombre d’armes dont nous pouvons disposer et aussi celle d’une stratégie imposée par les faits, du faible au fort.
Dans ces conditions, plutôt que de nous lancer dans des promesses d’appui nucléaire que nous serions bien en peine de tenir, mieux vaut mettre en évidence que notre menace de riposte préstratégique s’exerce dès que nos forces sont engagées à côté des Alliés et que cette frappe est susceptible d’être déclenchée d’autant plus tôt que l’ensemble des forces aura réagi plus vigoureusement et plus vite. Mieux vaut rendre aussi notre éventuelle frappe préstratégique plus crédible aux yeux de nos… alliés et plus efficace contre l’adversaire. Cela milite en faveur de l’arme neutronique destinée à compléter – nous disons compléter – notre panoplie afin d’atteindre plus efficacement les cléments de tête adverses avec le minimum de dommages collatéraux. Cela milite en faveur de l’élimination de notre vocabulaire du terme de frappe « d’ultime avertissement », terme incomplet et ambigu dont l’usage qui en a été fait – en l’assimilant à la seule frappe Pluton et en oubliant de parler du reste (4) – explique l’effet de repoussoir qu’il a souvent auprès de nos partenaires. Cela milite enfin en faveur du dialogue entre nous et la RFA au sujet de l’emploi de telles armes. Il ne s’agit pas de revenir sur le caractère national de la décision d’emploi, mais de tenir compte des préoccupations légitimes de nos voisins à ce sujet.
Bien sûr, on nous objectera toujours, à un moment ou à un autre, les réticences des Allemands de l’Ouest, devant la perspective d’une telle frappe, même assortie des précautions énoncées. C’est le moment de rappeler tout de même que promouvoir une communauté d’intérêts et rapprocher en conséquence nos points de vue en matière de sécurité supposent d’admettre, entre alliés, une « communauté des risques ». La France, du seul fait de sa stratégie nucléaire, prend, comme la Grande-Bretagne, des risques de première grandeur. Comment ne pas admettre que de tels risques ne soient pas partagés, dès lors qu’il s’agit, en affirmant la crédibilité d’une menace de riposte, d’écarter les crises dangereuses, les conflits et les guerres.
* * *
Des discussions s’engagent aujourd’hui au-dessus de nos têtes. Elles nous concernent directement. Le moment est venu, pour nous Européens, de resserrer les rangs et de nous mettre d’accord sur les conditions de notre sécurité : le moment du sursaut.
Les données du problème sont claires, si l’on veut bien regarder la situation en face et voir le piège qui nous est tendu, à savoir nous faire renoncer à la seule arme capable d’écarter la foudre, l’arme nucléaire. La menace du recours à l’atome apparaît ainsi, d’emblée, comme la base du rempart. Définir une stratégie sur un tel principe relève de la volonté politique des États concernés, et d’abord de la France et de la Grande-Bretagne, les deux puissances nucléaires européennes. Nos deux pays affichent aujourd’hui une telle volonté ; puissent-ils garder le cap et entraîner l’adhésion de leurs partenaires. Puissent-ils ne pas lâcher la rampe qu’ils tiennent et ne pas céder au chant des sirènes, comme celui que nous avons entendu, récemment, porté par un vent qui nous venait d’Islande et repris en écho par notre voisin de l’Est.
Ces conditions ne sauraient être cependant suffisantes. Encore faut-il savoir en effet de quelle stratégie nucléaire on parle et bien s’entendre sur le rôle et les capacités de nos forces classiques. C’est là où les divergences doctrinales se font jour. Elles sont aggravées par l’orientation même de la stratégie américaine qui tend de plus en plus à prendre ses distances avec l’atome et entraîne dans son sillage la plupart de nos partenaires. C’est là où notre propre pays a un rôle majeur à jouer pour surmonter les divergences, lever les ambiguïtés qui pèsent encore sur l’attitude des uns et des autres et jeter les bases d’un concept commun d’engagement de nos forces. Sur ce plan, le rapprochement entre le France et la RFA est d’évidence l’élément fondamental dont dépend la cohésion même de tout système de défense de notre continent.
La cohésion : condition de notre sécurité, condition également pour maintenir ce couplage entre les deux rives de l’Atlantique dont les pays, au sein d’une même Alliance, partagent le même destin, celui du monde libre.
Avril 1987 ♦
(1) « Les forces stratégiques françaises et britanniques… n’entreraient pas dans la négociation d’une réduction de 50 % des forces stratégiques soviétiques et américaines… En revanche, elles ne sauraient rester à l’écart de la deuxième phase de cette négociation visant à l’élimination totale des forces nucléaires en Europe ».
(2) « Armées, espace et Europe », Revue Défense Nationale n° 474 , mars 1987.
(3) IHEDN, le 12 septembre 1986, Revue Défense Nationale n° 470 novembre 1986.
(4) C’est-à-dire la frappe de notre aviation nucléaire tactique dont la portée est supérieure à 600 kilomètres.