Capacités de nos forces et sixième scénario (juillet 1998)
Les scénarios du Livre blanc de 1994
La professionnalisation des armées décidée en 1996 et la réduction draconienne du volume de nos forces qui en a été la conséquence n’ont pas modifié pour autant les grandes lignes de la politique de défense de notre pays, telles que celles-ci ont été tracées dans le Livre blanc de 1994. Celui-ci reste en quelque sorte la bible pour ceux qui sont chargés de notre défense, au niveau politique comme au niveau militaire, tout au moins pour ce qui concerne les parties consacrées à l’analyse du contexte, à la définition des stratégies et aux capacités prioritaires requises pour nos armées.
Dans ces conditions, les six scénarios retenus dans le Livre blanc constituent aujourd’hui encore la référence pour ceux qui ont à conduire les travaux nécessaires à la définition des missions, des capacités et des moyens de nos forces.
Six scénarios ? Disons plutôt cinq… plus un, le sixième, évoqué à titre de rappel d’une hypothèse jugée fort lointaine et mentionnée aujourd’hui, selon toute apparence, bien davantage « pour information » qu’en vue d’une prise en compte effective.
Les cinq premiers scénarios : cadre principal d’emploi de nos forces
C’est en effet à partir des cinq premiers scénarios qu’ont été définies, dans le Livre blanc, les principales missions et les capacités requises pour nos forces et ce, dans le cadre d’une stratégie basée sur une nouvelle complémentarité entre dissuasion et action, sur le développement de nos capacités d’intervention rapide et lointaine et sur une professionnalisation plus marquée de nos armées, même si, à l’époque, on en était encore à « l’armée mixte » où le contingent avait toute sa place.
C’est à partir de ces mêmes scénarios, et notamment des deux premiers, manifestement inspirés par la guerre du Golfe, qu’ont été définis le format même de nos armées, les caractéristiques de leur équipement et la nature de leur environnement, spatial entre autres. Ces scénarios s’inspirent d’évidence soit de l’actualité soit d’événements du passé, c’est-à-dire de crises et de conflits que nous avons connus ou que nous connaissons encore, que ce soit dans les Balkans, au Proche-Orient ou en Afrique.
Ainsi le « conflit régional ne remettant pas en cause nos intérêts vitaux » fait-il penser fortement à la guerre du Golfe, tant dans sa définition que dans la nature de la menace, les modes ou le cadre d’action qu’il évoque.
Quant au « conflit régional pouvant mettre en cause de tels intérêts » (scénario 2), il a certes une tout autre dimension, par les risques de montée aux extrêmes qu’il implique. Nous n’avons fort heureusement jamais encore été confrontés à une crise de ce type. À bien des points de vue cependant, un tel scénario peut être considéré comme une extrapolation de celui de la guerre du Golfe, avec la menace nucléaire en plus. Ce scénario, nous l’avons d’ailleurs frôlé pendant cette même guerre, compte tenu de notre incertitude sur les capacités de frappes biologiques et chimiques de l’adversaire du moment, compte tenu aussi des risques considérables de dérapage provoqués par les attaques des Scud contre Israël, pays dont les capacités de riposte nucléaire, jamais avouées, sont néanmoins certaines. Le rapprochement avec la guerre du Golfe est d’autant plus logique que les crises susceptibles de s’apparenter avec le scénario en question ont toutes les chances de trouver leur origine au Proche-Orient ou un peu plus loin, au cœur de cette zone qui, du Caucase à l’Asie centrale, regorge de pétrole et de gaz, et dont l’intérêt stratégique est d’ores et déjà évident pour un vaste ensemble de pays où les puissances nucléaires sont largement représentées : Russie, Chine, États-Unis, Iran, Turquie, Grande-Bretagne… et France !
Le troisième scénario, « l’atteinte à l’intégrité du territoire national hors métropole », n’est pas original, ce qui n’enlève rien à sa pertinence. Même si sa probabilité reste faible comme elle l’a toujours été depuis les années 1960, il rappelle une contrainte traditionnelle pour nous, à savoir la nécessité de consacrer un minimum de moyens à la sécurité et à la défense de nos Dom-Tom (Départements et Territoires d’outre-mer). Cette nécessité, le Livre blanc de 1972 la mettait déjà fort logiquement en évidence, ainsi que celle de disposer de capacités d’intervention extérieures significatives afin de renforcer, si besoin était, depuis la métropole, nos unités stationnées outre-mer.
Si le quatrième scénario, « mise en œuvre des accords de défense bilatéraux » pour des actions de faible intensité que nous devons être capables de conduire seuls, évoque nos multiples aventures africaines vécues au cours des trente dernières années, le cinquième, « opérations en faveur de la paix et du droit international », est encore plus resserré sur l’actualité. Il paraît inutile d’insister ici sur la riche, et parfois douloureuse, expérience qui est d’ores et déjà la nôtre dans ce domaine : Bosnie, Somalie, Rwanda, Albanie, pour ne citer que les actions les plus connues, conduites le plus souvent dans un cadre multinational dont l’efficacité n’a pas toujours été éblouissante… Cette expérience risque fort de s’enrichir encore dans les années à venir au cours d’interventions en faveur d’une paix décidément bien fragile et d’un droit international souvent bafoué.
La validité des scénarios évoqués, les plus probables en effet à court et moyen terme, ne saurait être remise en cause. De même, constatons que le format de nos armées s’accommode fort bien jusqu’ici des situations de crises auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Peut-on pour autant se satisfaire d’une perspective qui s’inscrit de façon linéaire dans la continuité des situations actuelles ?
Et le sixième scénario ?
C’est le moment d’évoquer le sixième scénario et avec lui, de façon plus générale, les problèmes posés par une éventuelle remontée en puissance de notre dispositif de défense.
Basé sur la « résurgence d’une menace majeure contre l’Europe occidentale », ce sixième scénario tend de plus en plus à être mis de côté. Le Livre blanc le considère, il est vrai, peu vraisemblable. Il reconnaît qu’il ne peut être écarté pour autant, compte tenu du risque mortel qu’il représente : « La réapparition [d’une telle menace] devrait prendre des délais suffisants pour qu’il soit permis de procéder, si nécessaire, à une adaptation progressive et un changement de format de notre outil de défense, à partir de dispositions appropriées prises dès le temps de paix. Les autorités politiques doivent décider, le moment venu (1), les mesures qu’imposeraient l’évolution et les caractéristiques de la menace. À cet égard, la difficulté sera de constituer effectivement un système de forces adapté, au fur et à mesure de l’affirmation d’une telle menace ».
Plus récemment, dans le document relatif au concept d’emploi de nos forces qu’il a publié en juillet 1997, l’état-major des armées est allé encore plus loin. Il a en effet purement et simplement écarté ce sixième scénario, considérant à juste titre que « la pertinence de ce texte de base dépend étroitement de l’environnement actuel et de son évolution prévisible ainsi que du modèle d’armée retenu pour y faire face, toute évolution majeure d’un de ces paramètres, en particulier la résurgence d’une menace majeure en Europe occidentale, devant nécessiter de refondre ce document… ». Le raisonnement est logique : les décisions prises depuis la parution du Livre blanc – professionnalisation et réduction draconienne du format de nos forces – resserrent en effet davantage encore notre modèle d’armée sur les cinq premiers scénarios, à tel point que le sixième n’est plus envisageable avec un tel modèle, comme cela serait d’ailleurs le cas pour toute évolution majeure de la situation.
Il paraît difficile d’en rester là. Il serait en effet incohérent de souligner, comme cela se fait avec raison aujourd’hui, l’ampleur des incertitudes qui planent sur l’évolution de notre monde sans porter attention au plus redoutable des scénarios possibles, comme le serait tout pari sur les délais dont nous serions censés disposer pour réagir sans avoir la moindre idée sur leur longueur. Le problème n’est pas simple. « Décider, le moment venu, des mesures appropriées pour changer le format de notre outil de défense », certes, mais quel est ce moment et quels délais de telles mesures exigeraient-elles ?
Ainsi doit-on répondre à deux questions intimement liées, la première impliquant une vue prospective suffisamment large et précise de la situation, et la deuxième une analyse préalable des conditions d’une remontée en puissance en fonction des différentes hypothèses de crises majeures.
Prévention des crises et délais de remontée en puissance
L’expérience récente nous a montré avec quelle rapidité et quelle soudaineté les choses peuvent évoluer. Début 1980 – c’était hier –, nous avions encore le regard intensément fixé sur la « ligne bleue des Vosges », et ce non sans raisons. L’adversaire potentiel renforçait et modernisait ses forces conventionnelles. La menace d’un conflit classique en Europe se superposait à celle, toujours présente, de frappes nucléaires. La guerre faisait rage au Liban, entre l’Irak et l’Iran et en Afghanistan. Et de renforcer alors, de notre côté, nos capacités défensives et offensives terrestres, navales et aériennes, classiques et nucléaires ; et de resserrer nos liens avec nos alliés.
Avant la fin de cette même décennie, le rideau de fer disparaissait brusquement tandis que Pacte de Varsovie et Union soviétique entraient en décomposition avant de disparaître en 1991. Bien plus, le mur de Berlin était-il à peine tombé que nous étions engagés dans une vaste coalition en vue d’une bataille classique dans le plus pur style de celles conduites pendant le deuxième conflit mondial… mais à 5 000 kilomètres de chez nous et dans un environnement aérospatial totalement nouveau. La structure de nos armées s’est alors révélée inadaptée aux contraintes d’un tel bouleversement. Notre engagement fut en conséquence fort modeste. Nous nous sommes consolés en disant que c’était là le résultat d’une décision purement politique. Les profondes transformations de nos armées après cette guerre du Golfe prouvent que les questions de structures ont été bel et bien déterminantes. Qui d’ailleurs avait prévu un tel chambardement de la situation en Europe et dans le monde ?
Sur ce point, il est vrai, bien des leçons ont été tirées. On sait les efforts entrepris pour améliorer la recherche et l’exploitation du renseignement, tant en ce qui concerne les organisations que les moyens, dans le domaine spatial notamment. On sait également toute l’importance accordée, fort justement, dans notre concept, à la prévention des crises. Celle-ci est devenue « priorité de notre stratégie générale militaire » parce qu’elle « est adaptée au caractère instable de l’environnement international » (2). De ce côté-là, nous sommes sans doute sur la bonne voie.
Toute prise de décision « au bon moment » suppose cependant qu’il y ait coïncidence entre d’une part les délais dont nous disposons avant d’affronter une menace majeure – et dont l’estimation justifie les efforts évoqués – et d’autre part ceux propres à une remontée en puissance de nos forces.
Là encore, notre pays a pu mesurer, au cours de son histoire, l’acuité du problème. Ainsi, ce n’est que fin 1937 et surtout début 1938 qu’il s’est lancé dans la réalisation de plans d’armement à la mesure de la gravité du péril. L’horizon visé se situait vers les années 1941-1942. C’est en mai 1940 que la foudre s’est abattue sur notre pays, avant que notre dispositif de défense ait la consistance souhaitée : question non seulement de matériels, mais aussi de concept adapté et d’effectifs entraînés et équipés en conséquence. On sait la suite.
Sans faire un quelconque parallèle entre ce qui fut hier et ce qui pourrait être demain, un tel rappel souligne le caractère redoutable de la question posée, celle des « délais » d’une remontée en puissance. La réponse est complexe : elle dépend des niveaux de puissance envisagés, exprimés en nature, en quantité et en qualité des forces, classiques et nucléaires, et de leur environnement. C’est dire qu’elle dépend des différentes hypothèses retenues sur la situation : origine de la menace majeure ou de l’évolution majeure de la situation, c’est-à-dire résurgence d’une politique expansionniste de la Russie en Europe ou menace due aux retombées de conflits plus lointains ; cadre de notre défense : Otan ou organisation plus spécifiquement européenne, voire « alliance d’opportunité » ; capacités propres de notre pays, financières, industrielles… et humaines.
L’éventail des paramètres apparaît très ouvert, tout comme devrait l’être celui des délais à retenir. Dans tous les cas de figures cependant, ces délais ne peuvent se chiffrer qu’en nombre respectable d’années : question de formation des personnels bien plus que de réalisation de matériels. À titre d’exemple, pour augmenter le nombre d’unités d’avions de combat, il ne suffit pas d’accélérer la cadence de production en usine, ce qui est possible en quelques mois dès lors que la production a été lancée. Il faut aussi assurer la formation de nouveaux équipages. Celle d’un pilote de combat confirmé est de l’ordre de cinq à sept ans. L’exemple s’applique d’ailleurs à l’ensemble des armées, dont on sait le caractère de plus en plus technique.
Retour sur le présent et conclusion
Ces considérations suffiraient à montrer la complexité, l’intérêt – et la nécessité – d’une réflexion approfondie sur les scénarios qui nous paraissent aujourd’hui les moins probables. L’ampleur des enjeux et les conséquences de toute erreur d’appréciation sur l’évolution des choses le rappelleraient à elles seules. Il y a cependant plus. Une telle réflexion se rattache directement à celle qu’exigent dès aujourd’hui certains problèmes posés par la réforme en cours de nos armées. Il en est ainsi de la question des réserves, notamment des cadres de réserve dont la qualité et le degré d’entraînement doivent être désormais d’autant plus affirmés que leur nombre est plus faible et que leur rôle serait encore plus déterminant en cas de remontée significative de nos effectifs. Il en est ainsi du maintien de l’esprit de défense dans notre pays. La question est fondamentale. Elle n’a pas encore reçu de vraie réponse après les risques de relâchement dans ce domaine, conséquence possible de la professionnalisation des armées. Elle prend une plus grande dimension encore si l’on évoque l’hypothèse d’un nouveau recours à la conscription, au cas où une menace majeure l’exigerait.
Enfin, toute analyse des conditions d’une remontée en puissance de notre dispositif de défense doit tenir compte des conditions de départ. Celles-ci sont essentielles : plus le format de nos armées est en effet réduit, plus l’écart entre celui-ci et celui qui serait nécessaire en cas de résurgence d’une menace majeure est grand, et plus importants sont les risques d’erreur quant au choix du « moment venu » pour prendre les dispositions « appropriées ». La mise en évidence de ces écarts et de leurs conséquences devrait inciter alors à considérer avec moins de philosophie, contrairement aux attitudes observées ici et là, le format très modeste de nos armées, dont les capacités deviennent en outre particulièrement sensibles aux répercussions des « encoches » encore trop souvent opérées sur des budgets déjà difficiles. Cet intérêt-là n’est pas le moindre.
En conclusion, il ne saurait être question de se polariser ici sur des scénarios qui s’inscrivent dans une perspective apparemment fort lointaine, qu’il s’agisse du sixième mentionné dans le Livre blanc ou de tout autre basé sur un dérapage de la situation actuelle. Il ne saurait être question non plus d’entretenir la nostalgie des structures du passé. La conversion en cours de nos armées est une opération suffisamment complexe et délicate pour ne pas en perturber le déroulement. Largement engagée, l’intérêt du pays nous commande d’abord de la réussir.
Cela n’interdit pas – et même impose – une réflexion sérieuse sur les scénarios en question, afin d’en dégager les principaux éléments et d’évaluer les conditions d’une éventuelle remontée en puissance en fonction de différentes hypothèses. Cela permettrait de porter un regard plus appuyé sur le niveau actuel de nos forces et sur notre capacité de le faire évoluer, si nécessaire. Compte tenu des incertitudes qui pèsent sur le contexte international actuel, ne pas conduire une telle réflexion reviendrait à faire des impasses, et en stratégie celles-ci conduisent souvent aux catastrophes. À nous d’en tirer les conséquences.
Mai 1998 ♦
(1) C’est nous qui soulignons l’importance de ces termes et expressions.
(2) Réf. : Concept d’emploi des forces; EMA, juillet 1997.