Introduction - La Méditerranée orientale, des civilisations levantines aux crises régionales
Qu’est-ce qui fait l’unité de la Méditerranée orientale ? Quoi de commun entre les différents espaces qui bordent le bassin levantin, entre Chypre et la Syrie, entre la Turquie et la Bande de Gaza ? Il semble qu’on puisse appliquer à son bassin oriental ce qu’écrivait Fernand Braudel de l’ensemble de la Méditerranée : elle n’est « pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée […] c’est tout à la fois s’immerger dans l’archaïsme des mondes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes ouvertes à tous les vents de la culture et des profits qui depuis des siècles, surveillent et mangent la mer. Tout cela, parce que la Méditerranée est un très vieux carrefour. Depuis des millénaires tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant son histoire : hommes, bêtes, voitures, marchandises, navires, idées, religions, arts de vivre (1) ».
Sous la plume de Braudel, les structures méditerranéennes sont donc d’abord une œuvre historique, tissée de contacts culturels, d’échanges commerciaux, de conflits, mais aussi de particularismes et de cloisonnements. La diversité des civilisations méditerranéennes apparaît plus encore à la lumière de l’historiographie récente : si la Méditerranée trouvait sa cohérence dans les échanges qui la façonnaient, Nicholas Purcell et Peregrine Horden ont ainsi montré qu’une grande partie des habitants des rivages de cette « mer corruptrice » n’y prenait pas part (2). L’unité de la mer Méditerranée est, en effet, fondée, depuis l’Antiquité, sur la circulation des hommes et des marchandises, des informations et des biens matériels ; une telle unité, aux époques antique, médiévale et moderne, ne saurait toutefois être conçue et éprouvée que par une petite élite.
Le bassin levantin, tout comme le versant occidental de la Méditerranée, doit également être pensé dans le cadre de cette diversité que relèvent les historiens. Toutefois, la Méditerranée orientale n’est pas pleinement assimilable à la Mare nostrum que décrivirent les Romains. Il s’agit en effet d’une « mer décentrée ». Certes, liée à l’Occident par les routes commerciales, elle en fut coupée par les Croisades, puis par la bataille de Lépante qui, en 1571, mit un frein à l’expansionnisme ottoman. S’il est une influence qui structura particulièrement la Méditerranée orientale, ce fut celle de l’Empire ottoman, qui supplanta celle des Byzantins lorsque les armées du sultan Mehmet II s’emparèrent de Constantinople en 1453. Dès lors, comme l’écrit l’islamologue Roger Arnaldez, « l’islam put s’implanter facilement dans certaines régions, car le joug de Byzance y était haï ; […] on supportait mal son orthodoxie tracassière, ses querelles dites, à juste titre, byzantines (3). » Mais l’influence ottomane ne tint pas seulement dans les apports culturels et religieux de la Sublime Porte ; elle résida aussi dans la forme que prit le déclin de l’Empire. Au XIXe siècle, la progressive désagrégation de l’État surnommé « l’homme malade de l’Europe » enracina un interventionnisme des puissances européennes sur les rives de Méditerranée orientale ; cette tradition devait rester durable. En 1827 par exemple, lors de la bataille de Navarin, Français, Anglais et Russes intervenaient de concert face à l’Empire ottoman pour hâter l’indépendance des Grecs qui avaient ému l’Europe par leurs revendications nationales. L’influence européenne progressa alors dans le bassin levantin, comme en témoigna le temps des Tanzimat. À partir des années 1830, la Sublime Porte voulut trouver dans les modèles européens une voie de salut pour ses institutions ; furent ainsi commencés, entre autres, un mouvement de codification du droit, une conscription universelle (1839) et une constitution en 1876. Les Jeunes turcs qui conquirent le pouvoir dans l’espace qui allait devenir la République de Turquie sauraient revendiquer cet héritage. À la diversité religieuse de la période médiévale vint donc se superposer l’islam des Ottomans ; au cadre de l’empire et du califat vinrent s’ajouter les interventions et les influences européennes.
Un espace aujourd’hui unifié par les crises ?
Si la Méditerranée orientale est aujourd’hui placée au centre d’une lumière crue, ce n’est plus tant du fait des civilisations qui s’y sédimentèrent, que du fait des crises qui l’agitent. Ces crises sont d’abord d’ordre géo-économique : la découverte d’importants gisements de gaz naturel en Méditerranée orientale à la fin des années 2000, et les promesses fécondes de découvertes futures ont ainsi accru le rôle stratégique du bassin levantin. La Turquie a depuis adopté une politique agressive dans la région, au risque de recomposer les alliances qui la structuraient. Le 6 février 2018, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, annonçait l’intention de son gouvernement de procéder à de nouvelles explorations maritimes dans les eaux grecques et chypriotes. En réaction, les gouvernements chypriote, grec, italien, israélien, égyptien et jordanien décidèrent le 16 janvier 2019 de constituer un « Forum du gaz en Méditerranée orientale ». La Grèce, Chypre et Israël se sont depuis entendus le 2 janvier 2020 pour établir « l’EastMed pipeline », un projet de gazoduc soutenu par la Commission européenne visant à desservir directement l’Union à travers l’Italie depuis Israël, Chypre et la Grèce, sans être tributaire de la Turquie (4).
Ankara risque donc un double isolement : elle risque d’être exclue de la manne énergétique en Méditerranée orientale ; mais plus encore, elle risque un isolement diplomatique. En effet, l’UE a soutenu la Grèce dans les différends qui l’opposaient à la Turquie, au risque de voir se tendre les relations euro-turques. Encore faut-il souligner que les grandes chancelleries européennes n’ont pas tout à fait adopté une position commune vis-à-vis d’Ankara. La France a ainsi connu, sur plusieurs plans, des tensions avec la Turquie : au point de vue militaire, des bâtiments de la marine turque ont illuminé une frégate française, le Courbet, en juin 2020. Peu après, le président Erdogan devenait le chef de file des détracteurs de la laïcité à la française, dans un contexte endeuillé par l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty le 16 octobre 2020. Face à une Turquie de moins en moins fiable, la France fit le choix de la Grèce : elle a ainsi, en mars 2021, formalisé la vente à Athènes de 18 Rafale d’ici 2023 ; c’est là une manière pour Paris de prendre part au conflit qui oppose les deux voisins. L’Allemagne a adopté une posture divergente, sa communauté turque de 3 millions de personnes (5) l’ayant possiblement incitée à la prudence. Si Berlin a officiellement soutenu les tentatives européennes de médiation, elle n’en a pas moins maintenu la livraison à la Turquie de 6 sous-marins par TKMS ; elle a alors fait fi des protestations de l’opinion publique allemande, comme des indignations du gouvernement grec (6).
Ces conflits géo-économiques sont venus se greffer à d’autres crises, qui font du bassin levantin un véritable épicentre des enjeux sécuritaires mondiaux. Le conflit israélo-palestinien d’abord, traité ici dans un article de Rhéa Fanneau de La Horie et Gaspard Béquet, structure depuis les années 1950 l’espace de Méditerranée orientale, polarisant ses puissances, redéfinissant ses frontières et influençant une partie de ses enjeux migratoires. Le conflit aurait pu sembler relégué au second plan depuis 2016, du fait de la normalisation progressive de la relation israélo-arabe et de la focalisation du débat politique israélien autour d’autres questions, comme la lutte contre la pauvreté. La récente reprise des tensions achève de montrer qu’il n’en est rien : d’un côté, l’administration Trump a adopté une position maximaliste qui tendrait à abandonner la « solution à deux États » ; de l’autre, le Hamas, englué dans des conflits de légitimité avec le Fatah, revendique la conduite des opérations militaires de résistance à la colonisation. Plus que jamais, les tensions entre Israël et la Palestine se nouent devant les opinions publiques : c’est elles que le Hamas cherche à se concilier ; elles, encore, qui contrarient le Maroc ou l’Arabie saoudite dans leurs volontés de normaliser leurs relations avec Israël ; elles, enfin, qui peuvent expliquer que le conflit ait récemment pris, dans certaines villes israéliennes, la forme d’un affrontement entre populations civiles.
Le mouvement des printemps arabes, initié en 2011, a lui aussi recomposé le bassin levantin ; les espoirs démocratiques qu’il portait ont tôt laissé place, en Syrie et en Libye, au fracas des armes. La violence inouïe avec laquelle Bachar el-Assad et Mouammar Kadhafi ont réprimé les manifestations a ainsi justifié des interventions internationales. En Syrie, si le gouvernement s’est progressivement imposé contre les forces qui le combattaient, ce fut au prix de dix ans de guerre et d’un pays laissé exsangue : sur 20 M d’habitants en 2010, 6,6 M ont fui le pays depuis 2011 (7). Pour autant, malgré sa réélection en mai 2021, Bachar el-Assad a, comme le montre Fabrice Balanche dans ce Cahier, échoué à reprendre le contrôle absolu de son territoire : la majorité des frontières terrestres syriennes sont contrôlées par le Hezbollah, la Turquie, l’Iran, la Russie ou les États-Unis. Les eaux territoriales comme les cieux syriens sont, quant à eux, verrouillés en grande majorité par la Russie. En Libye également, analysée ici par Cyril Blanchard et Adrien Sémon, la chute du colonel Kadhafi en 2011 avait fragmenté le pays ; sans doute la formation, en mars 2021, d’un gouvernement de transition reconnu par les deux camps demeure-t-elle trop précaire pour arborer un quelconque triomphalisme quant à la reconstruction durable de la Libye.
Ces différents conflits ont donc fait de la Méditerranée orientale un carrefour des crises internationales ; de fait, la zone est devenue stratégique pour l’Alliance atlantique. Il s’agissait d’abord de préserver la sécurité internationale en évitant que les crises sub-régionales n’y créent une trop grande instabilité ; mais il s’agissait aussi d’assurer la survie de l’Alliance, que la chute du bloc de l’Est avait laissée sans ennemi et dont plusieurs théoriciens néo-réalistes avaient prédit la disparition (8). La mission Sea Guardian, qui remplace depuis 2016 la mission Active Endeavour, illustre bien cet interventionnisme otanien : elle vise tout autant à sécuriser les flux maritimes qu’à lutter contre le terrorisme. La Russie n’est pas en reste, et marque sa présence dans l’ensemble de la région, comme l’analyse Théo Bruyère dans ce Cahier.
Des eaux grecques et turques aux cieux syriens, de la plaine côtière de Gaza au désert libyen, la Méditerranée orientale est donc agitée par de multiples crises qui en font un épicentre des tensions sécuritaires internationales. Dans ces conflits, les arguments juridiques doublent souvent les affrontements armés. Contre la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, la Turquie a ainsi affirmé dès 2006 sa doctrine de la « Patrie Bleue » (Mavi Vatan). Cette doctrine géopolitique stipule en particulier que les îles ne donnent pas droit à une ZEE, et étend au bassin méditerranéen oriental les revendications turques : c’est là un argument pour justifier les visées turques dans les eaux grecques. En novembre 2019, pour compléter le dispositif, Ankara signait avec le gouvernement libyen un traité reconnaissant une frontière maritime commune, qui empiétait sur les eaux grecques telles que définies par la Convention de Montego Bay (9). Dans la « militarisation de la diplomatie turque » qu’analyse ici Adrien Sémon, le droit n’est donc pas la moindre des armes de guerre. Du reste, la Turquie n’est pas seule à entretenir des différends frontaliers avec ses voisins grec et chypriote. Israël et le Liban n’ont ainsi jamais signé d’accord définissant leur frontière maritime commune ; le dernier volet des négociations bilatérales a d’ailleurs été ajourné en mai 2021 faute d’une solution crédible (10).
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Pour rendre intelligibles ces différentes crises, ce Cahier de la RDN présente un travail conduit pendant près d’un an, par des chercheurs de tous horizons. Sans perdre de vue la profondeur historique qui sédimente la géopolitique de Méditerranée orientale, il rendra compte du contexte politique et social de cet espace dans une première partie. La deuxième partie fera l’histoire d’une montée des tensions : elle s’intéressera à la militarisation croissante de la région, et aux stratégies déployées par les États pour faire face aux crises qui la touchent. Enfin, la troisième et dernière partie s’attachera à démêler les enjeux de la souveraineté maritime et des ressources énergétiques, dans un contexte où le bassin levantin devient non seulement le théâtre de conflits, mais aussi un réservoir de ressources. La Méditerranée avait été, à l’époque moderne, le foyer de ce que l’historien Fernand Braudel nommait une « économie-monde » (11), un espace économique cohérent animé par une dynamique planétaire. La découverte du Nouveau Monde, puis la révolution industrielle l’avaient toutefois rendue plus périphérique dans les échanges internationaux : le « sceptre » de l’économie-monde n’était plus Athènes ou Rome, mais s’était déplacé à Londres puis à New York ; du même fait, les échanges s’étaient restructurés autour de l’Atlantique. Il semble aujourd’hui que la convergence des convoitises économiques, des enjeux géopolitiques et des luttes entre les puissances autour de la Méditerranée orientale replace la région au centre d’une mondialisation stratégique. Si elle n’est pas redevenue le foyer dominant les échanges mondiaux que décrivait Fernand Braudel, elle doit donc être à nouveau pensée comme un centre des stratégies diplomatiques ; c’est une telle pensée que souhaite nourrir ce Cahier. ♦
(1) Braudel Fernand, La Méditerranée, Tome I : L’espace et l’histoire, Flammarion, 1999.
(2) Horden Peregrine et Purcell Nicholas, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Wiley-Blackwell, 2000.
(3) Arnaldez Roger, « Un seul Dieu », in Braudel Fernand et Duby Georges (dir.) La Méditerranée, Tome II : Les hommes et l’héritage, Flammarion, 1998.
(4) Merz Fabien, « La Turquie et la crise en Méditerranée orientale », Politiques de sécurité : analyses du CSS (Center for Security Sutdies), n° 275, décembre 2020 (https://css.ethz.ch/).
(5) Buron Thierry, « Les Turcs en Allemagne », Conflits, 19 novembre 2020.
(6) Lagneau Laurent, « La vente à la Turquie de six sous-marins de Type 214T fait des vagues en Allemagne », Zone militaire-Opex 360, 2 novembre 2020 (www.opex360.com/).
(7) Chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (www.unhcr.org/).
(8) Voir par exemple Waltz Kenneth, « The Emerging Structure of International Relations », International Security, vol. 18, n° 2, automne 1993, p. 44-79.
(9) Denizeau Aurélien, « Mavi Vatan, la “Patrie bleue” : Origines, influence et limites d’une doctrine ambitieuse pour la Turquie », Études de l’Ifri, Ifri, avril 2021 (www.ifri.org).
(10) « Hydrocarbures. Frontières maritimes : le Liban joue la surenchère face à Israël », Courrier International, 13 avril 2021 (www.courrierinternational.com/).
(11) Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, Tome III : Le temps du Monde, Armand Colin, 1979.