Loin de se résumer à une division entre « démocraties au Nord » et « autoritarismes au Sud », le paysage politique, très varié, a fait de la Méditerranée orientale un laboratoire des réponses politiques à la Covid-19. Démocraties, régimes hybrides ou régimes autoritaires : tous ont fait usage d’outils d’administration contraignant fortement les libertés individuelles. L’usage de ces outils a renforcé des tendances préexistantes : enracinement de l’autoritarisme en Libye, en Égypte et en Syrie, accélération du tournant populiste en Turquie, délitement démocratique en Israël, au Liban et à Chypre. Seule la Grèce semble faire figure d’exception.
Crise de la Covid-19 et nature des régimes politiques en Méditerranée orientale
Attestation de déplacement dérogatoire, fermeture des frontières, contrôles policiers, couvre-feu, surveillance digitale… Pendant la crise de la Covid-19, les États de Méditerranée orientale, comme le reste du monde, ont employé des outils d’administration exceptionnellement contraignants pour lutter contre la propagation du virus. Le caractère particulièrement restrictif de ces mesures fait apparaître deux questions. La première se propose d’interroger le lien de cause à effet entre le type de régime politique et la nature des mesures prises. Est-ce qu’un régime autoritaire a pris des mesures plus restrictives qu’un pays au régime démocratique, qui aurait conservé davantage de garde-fous ? On fera le constat que l’ensemble des régimes politiques ont employé des instruments d’administration contraignant, de manière égale, les libertés.
Ce premier résultat appelle légitimement une seconde question. Si même les régimes démocratiques ont employé des outils très restrictifs de gestion de crise, peut-on observer un retour de bâton de ces mesures sur la nature des régimes politiques ? Autrement dit, il s’agit de se demander si ces mesures conjoncturelles ont eu des conséquences structurelles sur le type de régime les ayant mis en place.
Il est particulièrement intéressant d’analyser ces deux questions en Méditerranée orientale car cette zone présente une grande diversité de régime politique. En effet, selon la classification 2020 proposée par The Economist Intelligence Unit (1), trois types de régimes y sont présents. La Libye, l’Égypte et la Syrie sont considérés comme des régimes autoritaires, la Turquie et le Liban sont classés parmi les régimes hybrides ; Israël, la Grèce et Chypre sont, quant à eux, considérés comme des « démocraties imparfaites ». L’objet de cet article est de définir, toutes proportions gardées, la nature des régimes politiques actuels dans cette zone, afin d’appréhender le cadre dans lequel les enjeux de sécurité prennent place.
La détermination des mesures sanitaires en fonction de la nature du régime politique
Pendant la crise, la similarité des instruments employés par les régimes autoritaires d’un côté, et les régimes hybrides et démocratiques de l’autre, en Méditerranée, montre que la nature du régime n’a pas déterminé la nature des mesures choisies. L’ensemble des États ont, en effet, mis en œuvre deux grandes catégories de mesures politiques : le contrôle physique des populations (2) et la désinformation (3).
Le contrôle physique des populations
La restriction des libertés de mouvement, de réunion, de manifestation et de grève a été observée en Libye, à l’est comme à l’ouest du pays. Le gouvernement de Tripoli a instauré un couvre-feu le 21 mars 2020, qui s’est transformé en confinement total une semaine après. Des mesures semblables ont été adoptées par le gouvernement de Benghazi quelques semaines plus tard. Un couvre-feu a également été établi en Égypte, de même que la suspension de tous les vols du 19 au 31 mars 2020.
Les pays autoritaires n’ont pas été les seuls à user de tels outils d’administration. Au Liban, le gouvernement de Hassan Diab a déclaré l’État d’urgence le 15 mars 2020, ce qui a facilité l’émission de décrets officiels régissant les restrictions de mouvement et la fermeture des espaces publics (4). À Chypre, sous l’administration grecque, les mesures de lutte contre le coronavirus ont été particulièrement fermes : c’est un des seuls pays au monde à avoir interdit le retour de ses ressortissants sans certificat médical prouvant qu’ils ne sont pas atteints du virus dès l’annonce de la fermeture des frontières le 15 mars 2020 (5). Sur le territoire, en plus de l’attestation dérogatoire de sortie, un couvre-feu a été instauré, ainsi qu’une jauge de trois personnes par voiture, une seule sortie autorisée par jour et l’autorisation pour la police de pénétrer au sein des domiciles pour vérifier si des visiteurs ne s’y trouvaient pas (6). En Israël, le gouvernement de Benjamin Netanyahu a étendu la cybersurveillance de la population sans accord du Parlement, en faisant appel à des mesures d’urgence. En conséquence, le Shin Bet, l’agence de sécurité intérieure israélienne, a été capable d’accéder à la position de milliers d’habitants via les données mobiles officiellement dans le but de prévenir les personnes se trouvant à proximité de personnes infectées (7).
En Grèce, le gouvernement du Premier ministre conservateur Kyriakos Mitsokatis a pris très rapidement des mesures contraignantes alors même que le nombre de morts demeurait relativement faible (8). Dès le 23 mars, les autorités ont décrété le confinement général, y compris dans les camps de réfugiés, et une suspension de nombreux vols vers les pays à risque.
La désinformation
La désinformation a également été un instrument privilégié, tant par les pays autoritaires que les régimes hybrides et démocraties imparfaites, pour contrôler leurs populations en Méditerranée orientale.
Au début de la crise, le gouvernement égyptien a minimisé les indications données par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) concernant la dangerosité et la viralité du virus, au point de suggérer que la population égyptienne était immunisée. Si le gouvernement d’Abdel Fatah al-Sissi a tout d’abord agi passivement, il a ensuite adopté une stratégie plus active en raffermissant le contrôle de l’information. Cela s’est traduit, par exemple, par l’expulsion d’une journaliste britannique travaillant pour le journal The Guardian le 17 mars (9), accusé d’« intention répétée de diffamation », pour avoir proposé des chiffres de contamination bien supérieurs aux chiffres officiels. De même, un journaliste du New York Times s’est vu menacé du retrait de son accréditation pour « mauvaise conduite professionnelle » pour les mêmes motifs en mars 2020 (10). De surcroît, le gouvernement a imputé la responsabilité de la propagation du virus parmi les militaires, policiers et membres de la Justice aux Frères musulmans (11). En Libye, la loi de Mobilisation de 1991, activée par le gouvernement de Beïda, a donné une base légale à la restriction de la liberté d’expression, d’où des intimidations répétées envers médecins et activistes (12). Un médecin de Benghazi a été arrêté après avoir révélé, dans une interview sur Alhadath TV, l’impréparation des hôpitaux à accueillir des patients de la Covid-19 (13).
La désinformation a également été observée dans les régimes hybrides et démocratiques. En Turquie, le gouvernement a ignoré les interventions réitérées de personnels médicaux et activistes politiques alarmant sur la gravité du virus. Le 7 avril 2020, le gouvernement a identifié plus de 600 suspects partageant « des messages infondés et provocants sur les réseaux sociaux », 229 d’entre eux ont été placés en détention (14). En Grèce, le gouvernement a été critiqué par l’opposition au Parlement pour avoir versé une somme de 20 millions d’euros à des chaînes uniquement pro-gouvernementales dans le cadre d’une campagne publicitaire officielle qui promouvait le confinement (15).
La gestion de la crise de la Covid-19 a drastiquement réduit les libertés individuelles dans l’ensemble des pays de la Méditerranée orientale en raison d’instruments d’administration particulièrement contraignants. Le caractère similaire des outils employés entre les régimes autoritaires tels que l’Égypte et la Libye, et les régimes hybrides et démocratiques comme le Liban, la Turquie, Israël et Chypre, pourrait inquiéter quant à un affaiblissement démocratique structurel, et non pas seulement conjoncturel.
Conséquences de ces mesures restrictives sur l’évolution des régimes politiques en Méditerranée orientale
Cette question se pose légitimement car la plupart des gouvernements des pays de Méditerranée orientale ont fait un usage non pas seulement sanitaire mais également politique des mesures administratives précitées, dans le but de servir un intérêt dicté par un agenda datant d’avant la crise de la Covid-19 (16).
Dans les régimes autoritaires, un renforcement de l’autoritarisme
Dans les pays autoritaires, la crise de la Covid-19 a offert une fenêtre d’opportunité pour contrôler davantage la population tout en gagnant du temps sur les nombreuses déstabilisations auxquelles les gouvernements faisaient face avant la crise : manifestations, transitions politiques, économies exsangues et conflits locaux. Ce contrôle est voué à perdurer en raison de l’effet cliquet des mesures adoptées dû à leur inscription dans la loi (17).
En Égypte, le décret du 27 juillet autorisant l’extension de l’État d’urgence de trois mois, validé par la Chambre des représentants, est le treizième du genre, l’État d’urgence étant déclaré depuis 2017 en réponse aux attaques terroristes (18). Cet amendement a accentué la concentration des pouvoirs au sein de l’armée, en étendant celui déjà considérable du système juridique militaire pour poursuivre les civils. Il donne également au Président un commandement direct et personnel sur les forces de sécurité et les armées, en contournant la structure de commandement existante (19).
En Libye, du côté du gouvernement du Maréchal Haftar, la loi de Mobilisation, censée préparer la population au passage d’un état de paix à un état de guerre, permet au gouvernement d’étendre la conscription, de confisquer la propriété privée, et d’utiliser les ressources humaines et financières pour servir l’effort de guerre. D’après le rapport de Democracy Reporting International, les fonds alloués aux comités d’exécution des mesures extraordinaires décidées par le Comité pour lutter contre le virus auraient servi à acheter l’allégeance des membres éminents de la communauté des Forces armées arabes libyennes et à alimenter les efforts de guerre dans l’ouest de la Libye (20).
Dans les régimes hybrides et démocratiques, un affaiblissement collectif de la démocratie ?
Le renforcement des tendances politiques datant d’avant la crise par un usage politique des mesures sanitaires n’est pas un phénomène seulement observable dans les pays au régime autoritaire, mais également dans la plupart des pays hybrides et démocratiques de Méditerranée orientale.
Au Liban, l’organisation paramilitaire Hezbollah a renforcé sa légitimité auprès de l’opinion publique en mobilisant 25 000 individus pour combattre le virus en organisant des campagnes de tests et le déplacement d’un hôpital entier pendant la crise (21). Les manifestations ayant eu lieu à la même période pour dénoncer la défaillance de gouvernance face à la crise financière ont été systématiquement dispersées par les forces de sécurité légalement autorisées par les décrets passés sous l’État d’urgence. En Turquie, en raison des 286 000 individus emprisonnés dans le pays et le risque d’une propagation du virus accrue dans ce milieu clos, le Parlement a décidé, le 13 avril, d’adopter une loi permettant de relâcher 90 000 d’entre eux. Cependant, n’ont pas été concernés par cette mesure les prisonniers politiques comme les maires, les avocats, les journalistes, les opposants politiques ou les membres de la société civile (22).
En Israël, le Premier ministre Benyamin Netanyahu était en attente de son procès pour corruption quand il a décidé de fermer les cours de justice au motif de freiner la propagation du virus. Sa comparution a donc été reportée de plusieurs mois, les audiences n’ayant repris qu’en avril 2021. De plus, alors qu’il rencontrait des difficultés à former un gouvernement après trois tours d’élections depuis avril 2019 (23), le Premier ministre a invité son principal opposant Benny Gantz à rejoindre son gouvernement « d’urgence nationale », invitation qui semble avoir eu pour fin d’éviter la formation d’une coalition entre le parti de Gantz, Blue and White et Israel Arabs’ Joint List (24). À Chypre, les dirigeants ont justifié le manque de base légale des mesures restrictives adoptées en usant d’une rhétorique d’opposition entre citoyens et gouvernement, accusant les citoyens d’irresponsabilité. Comme le rapporte Gregoris Ioannou, le ministre de l’Intérieur a annoncé que le « temps viendrait de dire si ces mesures sont légales ou non » et que si le gouvernement établit « une nouvelle structure administrative à la frontière de la loi » (25).
* * *
On remarque que la démocratie en Méditerranée orientale s’est affaiblie au terme de l’année 2020 en raison, d’une part, de la montée de l’autoritarisme dans les pays déjà autoritaires et, d’autre part, d’une accélération du tournant populiste en Turquie, et d’un délitement démocratique en Israël, au Liban et à Chypre. La Grèce n’échappe pas à l’effet accélérateur de l’agenda politique produit par la crise de la Covid-19, mais fait figure d’exception parmi les pays de Méditerranée orientale dans la mesure où elle semble avoir employé des mesures autoritaires sans les mettre à profit d’un agenda autoritaire (26). Dans ce cas, elle pourrait faire figure d’une nouvelle forme de gouvernement ayant émergé grâce à la crise : la « démocratie d’autorité », qui ne repose pas sur un compromis utilitaire entre économie et santé, mais qui privilégie la transparence et la coopération des citoyens envers l’autorité (27) sans volonté d’accroître son contrôle sur ceux-là. Au terme de notre analyse, nous pouvons conclure que la crise de la Covid-19 a accéléré des tendances politiques déjà à l’œuvre depuis plusieurs années en permettant l’usage politique d’outils administratifs employés dans un cadre sanitaire, d’où un affaiblissement démocratique en Méditerranée orientale. ♦
(1) « Democracy Index 2020 », The Economist Intelligence Unit, 3 février 2021 (www.eiu.com/).
(2) Magri Paolo, « Holding back the Old Demons in the Euro-Mediterranean Region in Post-pandemic Times: Populism and Authoritarianism », in An Unexpected Party Crasher: Rethinking Euro-Mediterranean Relations in Corona Times, 25 Years after the Barcelona Process, International Political Studies, IEMed Mediterranean Yearbook 2020, p. 119-124 (www.iemed.org/).
(3) Dunne Charles W., « Authoritarianism and the Middle East in the Time Of Covid-19 », Arab Center Washington DC, 2 avril 2020 (http://arabcenterdc.org/).
(4) Ibidem.
(5) Komettou Josephine, « Coronavirus: Cypriots Stranded Abroad, Trying to Return Home », In Cyprus, 16 mars 2020
(https://in-cyprus.philenews.com/).
(6) Ioannou Gregoris, « Authoritarianism masking incompetence? The case of the Republic of Cyprus », Open Democracy, 7 avril 2020 (www.opendemocracy.net/).
(7) Bateman Tom, « Coronavirus: Israel turns Surveillance Tools on itself », BBC News, 12 mai 2020 (www.bbc.com/).
(8) Perrigo Billy, Hincks Joseph, « Greece has an Elderly Population and a Fragile Economy. How has it Escaped the Worst of the Coronavirus so Far? », Time, 21 avril 2020 (https://time.com/).
(9) Safi Michael, « Egypt Forces Guardian Journalist to Leave after Coronavirus Story », The Guardian, 26 mars 2020 (www.theguardian.com/).
(10) Michaelson Ruth, « Push out of Egypt for COVID-19 Reporting », Columbia Journalism Review, 7 mai 2020 (www.cjr.org/).
(11) Ardovini Lucia, « Covid-19 in Egypt: Global Pandemics in Times of Authoritarianism », Italian Institute for International Political Studies, 9 avril 2020 (www.ispionline.it/).
(12) Yerkes Sarah, « Coronavirus Threatens Freedom in North Africa », Carnegie Endowment for international peace, 24 avril 2020 (https://carnegieendowment.org/).
(13) Discours télévisé d’Abdulrazek al-Nadouri. Voir le tweet de Wolfram Larcher à ce sujet (https://twitter.com/).
(14) Pierini Marc, « The Ripple Effects of the Coronavirus in Turkey », Carnegie Europe, 16 avril 2020 (https://carnegieeurope.eu/).
(15) The Manifold, « The Covid-19 crisis highlights Greece’s media problem », International Press Institute, 6 août 2020 (https://ipi.media/).
(16) Woertz Eckart, « COVID-19 in the Middle East and North Africa : Reactions, Vulnerabilities, Prospects », GIGA Focus Middle East n° 2, avril 2020 (www.giga-hamburg.de/).
(17) C’est la conclusion du chercheur Paolo Magri dans son article « Holding Back the Old Demons… » et également celle de Eckart Woertz dans « Covid-19 in the Middle East and North Africa… » (cf. son avant-dernier paragraphe : « Will COVID-19 Empower or Unmask Authoritarianism? »).
(18) « Egypt Extends State of Emergency for 13th Time », Middle East Monitor, 21 juillet 2020 (www.middleeastmonitor.com/).
(19) Voir à ce sujet : Mandour Maged, « Repression and Coronavirus Response in Egypt », Carnegie Endowment for international Peace, 15 juin 2020 (https://carnegieendowment.org/), ainsi que Mezran Karim, Burchfield Emily, Alli Paolo, Badi Emadeddin, Ben Mahfoudh Haykel et Melcangi Alessia, « The Impact of Covid-19 », Atlantic Council, 29 septembre 2020 (www.atlanticcouncil.org/).
(20) « A Legitimacy Crisis, Civil Conflict and a Pandemic: How Libyan Authorities used Emergency Powers to Curb the Spread of Covid-19 », Democracy Reporting International, 28 juillet 2020, 12 pages (https://democracy-reporting.org/).
(21) Brown Frances Z., Brechenmacher Saskia et Carothers Thomas, « How Will the Coronavirus Reshape Democracy and Governance Globally? », Carnegie Endowment for International Peace, 6 avril 2020 (https://carnegieendowment.org/).
(22) Pierini M., op. cit.
(23) « Israel: Gantz and Netanyahu Fail to Form Government before Deadline », DW, 15 avril 2020 (www.dw.com/).
(24) Magri P., op. cit.
(25) Ioannou G., op. cit.
(26) Rafenberg Marina, « Les États face au coronavirus – La Grèce, un modèle inattendu », Institut Montaigne, 13 mai 2020 (www.institutmontaigne.org/).
(27) Bizberg Ilan, « Le Covid-19 a transformé les régimes politiques » (traduit par Marie Baléo), Le Grand Continent, 15 octobre 2020 (https://legrandcontinent.eu/).