Restriction des déplacements, fermeture des frontières, rapatriements… La propagation du virus de la Covid-19 a fortement affecté la mobilité. L’étude des migrations fait notamment apparaître quatre aspects des conséquences de la pandémie sur les migrants : les difficultés économiques des expatriés se répercutent sur leur pays d’origine ; la précarité des migrants s’accroît ; les pays d’accueil instrumentalisent la pandémie pour durcir leur politique migratoire ; les routes migratoires depuis le Sud de la Méditerranée vers l’Europe se transforment, avec une baisse du passage par la route orientale au profit de la route centrale.
Les migrations à l’épreuve d’une pandémie
« Et les douaniers ont dit : D’où venez-vous ?
Nous avons répondu : De la mer.
Ils ont dit : Où allez-vous ?
Nous avons répondu : À la mer »
Mahmoud Darwich, « L’aéroport d’Athènes » (1)
Espace d’échanges et de circulations, la Méditerranée orientale est une région que les hommes traversent pour s’y installer, y travailler, se réfugier, la visiter ou pour atteindre d’autres régions situées au-delà. Le migrant est donc une figure centrale de l’imaginaire méditerranéen – qu’il quitte cette région pour une autre, ou qu’il ait quitté la sienne pour celle-ci. Ainsi, l’Égypte, le Liban et la Jordanie sont des pays de départ pour certains de ces migrants – ceux qui décident, comme beaucoup d’habitants de la région, de partir vers les pays du Golfe pour y trouver un travail. À ce courant de migration qui part des pays situés au sud de la Méditerranée orientale pour rejoindre d’autres pays arabes du Moyen-Orient, s’ajoute un courant de migration allant du sud vers le nord et les pays de l’Union européenne (UE). La route de la Méditerranée orientale, dont la Grèce, Chypre et la Bulgarie sont les points d’arrivée, est l’une de trois routes migratoires qui relient les deux rives de la Méditerranée. Ces courants migratoires, qui sculptent la géographie, l’économie et la démographie de la région, ont été fortement affectés par la propagation du virus de la Covid-19.
Les pays arabes : terres d’accueil et terres d’expatriation
Les pays arabes constituent à la fois des terres d’accueil des migrants et réfugiés, et des terres d’expatriation. En 2019, plus de 40 millions de migrants et de réfugiés étaient accueillis par un pays arabe, tandis qu’environ 32 M de migrants et de réfugiés étaient originaires d’un pays arabe (2). Le mouvement d’immigration vers l’un des six pays du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCG) – l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, et les Émirats arabes unis – est l’un des plus importants de la région. L’Égypte, le Liban et la Jordanie constituent des réservoirs de ressource humaine particulièrement importants pour les pays du Golfe : 43 % des expatriés libanais, 60 % des expatriés égyptiens et 75 % des expatriés jordaniens vivaient dans l’un des pays du CCG à la fin des années 2010 (3).
La pandémie de Covid-19 s’est peu étendue dans les pays du Golfe, par comparaison avec des régions plus touchées comme le sud de l’Europe. Cependant, parmi les personnes vivant dans ces pays, les résidents étrangers ont été les plus touchés. Ainsi, en Arabie saoudite, les expatriés représentent 37 % de la population du pays ; toutefois, en avril 2020 (soit au début de la pandémie), ils représentaient 73 % des cas confirmés de Covid-19 (4). Ces chiffres témoignent de la précarité d’une partie des travailleurs étrangers dans les pays du Golfe. Par ailleurs, dans la plupart des pays arabes, les migrants et réfugiés sont exclus du système de sécurité sociale, et l’obtention d’une assurance maladie est considérée comme la responsabilité des employeurs ou des immigrés eux-mêmes. Dans le cas des migrants en situation irrégulière, la peur de l’expulsion, la non-connaissance de la langue et le manque d’argent constituent des barrières à l’accès aux soins, alors même qu’ils vivent souvent dans des conditions qui favorisent la transmission du virus (habitations, dortoirs ou camps, où le maintien de la distanciation sociale est difficile et où l’accès à l’eau et aux infrastructures liées à l’hygiène est limité) (5).
Le difficile retour des expatriés dans leur pays d’origine
Le retour des expatriés dans leur pays d’origine a souvent été difficile, soit en raison du caractère forcé du départ dans le pays d’immigration (6), soit en raison du manque de dispositifs d’accueil dans le pays d’arrivée. Aux Émirats arabes unis, au début de la crise sanitaire, les employeurs du secteur privé ont fait appel à des dispositifs de départ anticipé pour pousser les travailleurs étrangers à retourner dans leur pays. Cependant, ces départs ont souvent pris la forme de congés sans solde, et sans que les employés n’aient de garantie de retrouver leur emploi à leur retour (7). D’autres migrants ont perdu leur emploi durant la crise, et ont dû rentrer dans leur pays d’origine après plusieurs années de résidence à l’étranger. Inversement, ceux qui, par manque de moyen, ont été retenus à l’étranger, n’ont souvent pas pu bénéficier des dispositifs d’aide mis en place par leur pays d’accueil, en étant exclus en raison de leur statut d’étranger sans emploi.
Du côté des pays d’origine, le rapatriement a été compliqué par la réticence des pays à rappeler sur leur sol des citoyens potentiellement porteurs du virus. La Jordanie, l’Égypte et le Liban n’ont ainsi mis en place des programmes de rapatriement qu’à partir de mai 2020, alors que la fermeture des frontières et la suspension des vols avaient été opérées dès la mi-mars (8). De nombreux problèmes sont apparus : des citoyens jordaniens dont le retour a été empêché par la fermeture des frontières sont restés bloqués pendant plusieurs semaines entre la Jordanie et l’Arabie saoudite (9) ; le coût des billets d’avion s’est ajouté au poids financier pesant déjà sur les immigrés de classe moyenne. Le gouvernement libanais, qui a dû établir des priorités entre les citoyens à rapatrier, a laissé certains expatriés sans possibilité de retour dans leur pays natal jusqu’en juin 2020 (10). Enfin, le retard des vols prévus pour rapatrier les citoyens égyptiens depuis le Koweït a provoqué de violentes manifestations de colère (11).
Les conséquences économiques du retour des expatriés
D’un point de vue économique, le retour des expatriés affecte négativement la Jordanie, l’Égypte et le Liban, qui voient le déclin des envois d’argents et l’augmentation du chômage se cumuler avec l’effet négatif de la chute du prix du pétrole sur les investissements des pays du Golfe dans la région (12). Le chômage en Égypte, qui touchait entre 8 et 10 % de la population avant la crise, pourrait atteindre entre 11 et 16 % désormais, selon les estimations du gouvernement (13). En Jordanie, 19 % de la population étaient au chômage en 2019 ; en juillet 2020, 150 000 employés du secteur privé avaient déjà perdu leur emploi à cause de la crise et la situation va en se dégradant, une contraction de 3,5 % de l’économie jordanienne étant attendue pour l’année 2021 (14). Le retour des expatriés pourrait venir gonfler les chiffres du chômage.
Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les expatriés, allant de la perte de leur emploi à leur retour forcé dans leur pays d’origine, affectent négativement les économies des trois pays, qui dépendent beaucoup des envois d’argent de leurs ressortissants à l’étranger. En 2019, les transferts d’argent des expatriés représentaient 10,2 % du PIB jordanien. Or, les chiffres de la Banque centrale pour le premier quart de 2020 indiquent une baisse de 6 % du flux de ces transferts par rapport à la période correspondante en 2019 pour la Jordanie (15). L’Égypte, en revanche, semble suivre pour l’instant une tendance opposée. Le poids des envois d’argent y est également très important : ils représentaient 8,9 % du PIB égyptien en 2019, soit 27 milliards de dollars. Ces transferts ont augmenté de 11 % sur l’année de 2020, atteignant un chiffre record de près de 30 Md $ (16) contrairement aux attentes des experts (17). Cette hausse peut s’expliquer, en prévision du rapatriement, par l’effet des restrictions liées à la Covid-19 sur l’utilisation des voies officielles de transfert d’argent.
Une circulation ralentie vers l’Union européenne
Le deuxième axe de migration notable en Méditerranée orientale, qui va des pays du sud de la région vers la Grèce, Chypre et la Bulgarie, a également été affecté par la pandémie. De manière générale, le choc lié à la propagation de la Covid-19 a mis un frein à la circulation des migrants et des réfugiés vers l’UE. Le bilan du Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA, ou European Asylum Support Office – EASO – en anglais) révèle ainsi que les demandes d’asile dans l’Union européenne (plus la Norvège et la Suisse) ont chuté de 31 % en 2020 (18). Avec 461 300 demandes déposées, contre 671 200 l’année précédente, elles ont atteint leur plus bas niveau depuis 2013. Les ressortissants les plus représentés parmi les demandeurs d’asile restent les mêmes que les années précédentes, les Syriens étant majoritaires avec 64 540 demandes (soit 9 % de moins par rapport à 2019), suivis des Afghans avec 48 578 demandes (soit 16 % de moins que l’année dernière).
L’année 2021, bien qu’ayant amorcé une hausse par rapport à l’année 2020, ne semble pas annoncer un retour des chiffres précédant la pandémie. En mars 2021, 40 200 demandes d’asile ont été déposées dans les pays de l’UE (plus la Norvège et la Suède), ce qui est un chiffre stable par rapport aux mois précédents, mais correspondant aux deux tiers du chiffre du mois de mars 2019 (19). Selon l’EASO, cette chute des demandes est « sans aucun doute liée à la fermeture des frontières et à la réduction de la mobilité » liées à la Covid-19. Les chiffres des arrivées illégales sont également en baisse : le nombre de passages en Europe sans titre de séjour a baissé de 13 % en 2020, atteignant 124 000 passages recensés sur l’année.
La baisse des arrivées irrégulières par la Méditerranée est multifactorielle
En 2020, les arrivées irrégulières en Europe par la route de la Méditerranée orientale ont décru de 75 %. En revanche, les arrivées irrégulières par la route centrale (depuis la Lybie vers l’Italie ou Malte) et la route des Balkans ont augmenté, respectivement, de 155 % et 105 % (20). Cette baisse des arrivées irrégulières par la Méditerranée orientale peut être expliquée par différents facteurs. Premièrement, cette évolution n’est pas inédite : depuis la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie en mars 2016 – en réaction à l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés cherchant à échapper à la guerre civile en Syrie en 2015 –, les arrivées irrégulières par cette route ont considérablement baissé (21). Ainsi, en 2019, les arrivées par la route de Méditerranée orientale étaient inférieures de 90 % à celles de 2015. La fermeture des frontières extérieures et la suspension de la réception des demandes d’asile par la Grèce, provoquées par une arrivée massive de migrants, ont également joué un rôle important dans l’évolution de l’usage des routes de la Méditerranée. Mais cette évolution traduit aussi l’impact du Covid-19 : la crise du tourisme dans les pays d’Afrique du Nord, générée par l’arrêt de la mobilité mondiale, pousse un nombre croissant de ressortissants de ces pays à tenter le passage de la Méditerranée.
Durcissement de la politique migratoire, fragilité accrue de la situation des migrants
Dans les pays d’arrivée des migrants et réfugiés, les politiques migratoires ont non seulement eu du mal à s’adapter au nouveau risque sanitaire, mais la pandémie a parfois été utilisée pour durcir ces politiques migratoires. Ainsi, le vendredi 14 août, le New York Times publiait une enquête révélant que la Grèce avait expulsé plus de 1 000 demandeurs d’asile durant les derniers mois (22). Or, les refoulements touchant les réfugiés et les demandeurs d’asile, sont interdits par le droit international selon la Convention de Genève de 1951, ainsi que par le droit européen selon la Convention européenne des droits de l’Homme. Pourtant, selon les experts interrogés par le journal, la fréquence de ces refoulements illégaux s’est accrue durant le confinement.
À ce premier risque, s’ajoute pour les migrants, celui des conditions sanitaires des centres d’accueil ou de rétention. Selon le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (en anglais European Centre for Disease Prevention and Control, ECDC), si la transmission du Covid-19 n’est pas plus élevée chez les migrants et réfugiés, les conditions de réception et de détention, telles que la surpopulation et la difficulté d’accès aux lieux et moyens d’hygiène, augmentent leur exposition à la maladie (23). Des clusters sont ainsi apparus dans de nombreux camps (entre autres, celui de Malaska, dans les environs d’Athènes, celui de Thiva, dans la région centre de la Grèce, et celui de Serres, au nord du pays), qui ont par conséquent été mis en quarantaine (24).
* * *
L’étude des effets de la pandémie de la Covid-19 sur les migrations de travail partant d’Égypte, de Jordanie ou du Liban vers les pays du Golfe, d’une part, et l’étude des effets de la pandémie sur les demandeurs d’asile et réfugiés empruntant la route de la Méditerranée orientale pour atteindre l’Union européenne, d’autre part, mettent donc en lumière une même fragilisation de la situation des migrants. La crise économique dans le pays d’immigration, l’exclusion des systèmes de sécurité sociale, la précarité des conditions de travail et la coûteuse et tardive mise en place de mécanismes de rapatriement ont fragilisé la situation des premiers. Par ricochet, l’économie de leur pays d’origine en est aussi affectée, la part des transferts d’argent réalisés par les expatriés dans le PIB de pays comme l’Égypte, le Liban ou la Jordanie étant très élevée. En outre, la fermeture des frontières extérieures de l’UE et le ralentissement de la mobilité mondiale, cumulés avec le pacte noué entre l’UE et la Turquie en 2016, ont rendu la route de la Méditerranée orientale plus difficile d’accès, posant des barrières à la circulation des seconds. L’instrumentalisation de la pandémie par la Grèce pour durcir sa politique migratoire en plein confinement a posé un frein supplémentaire au droit dont disposent les migrants de faire une demande de protection en Europe. Par ailleurs, la surpopulation, la précarité et la difficulté d’accès aux installations d’hygiène exposent bien plus fortement les demandeurs d’asile et les réfugiés au risque de transmission – une exposition accrue sur laquelle les stratégies sanitaires des pays d’accueil ne peuvent faire l’impasse. ♦
(1) Darwich Mahmoud, La Terre nous est étroite et autres poèmes, Gallimard, 2000.
(2) United Nations Economic and Social Commission for Western Asia, The impact of Covid-19 on Migrants and Refugees in the Arab Region, ONU et de l’Organisation internationale du travail (OIT), 2020, 25 pages (www.ilo.org/).
(3) Bel-Air (de) Françoise, Mapping ENI SPCs migrants in the Euro-Mediterranean region: An inventory of Statistical Sources, International Center for Migration Policy Development, Vienna, 2020, 120 pages (www.euneighbours.eu/).
(4) Ministère saoudien de la Santé, « 78% of New Cases Detected by Active Surveillance, COVID-19 Monitoring Committee Says », MOH News, 20 avril 2020 (www.moh.gov.sa/).
(5) Bel-Air (de) Françoise, « The Impact of Covid-19 and Associated Mobility Restrictions on Arab South Partner Countries: the Case of the Middle East-Gulf States Corridor », EMM4 Policy Paper, International Centre for Migration Policy Development, 2020, 15 pages (www.euneighbours.eu/).
(6) Ibid., p. 6-7.
(7) Copper-Ind Christopher, « UAE Launches “Early leave” Policy for Expat Workers », International Investment, 6 avril 2020 (www.internationalinvestment.net/).
(8) « Jordan Repatriates Thousands of Nationals Stranded Abroad », La Prensa Latina, 5 mai 2020 (www.laprensalatina.com/).
(9) Ersan Mohammad, « Coronavirus: Jordanians Sacked by Saudi Firms Launch Campaign to Return Home », Middle East Eye, 1er mai 2020 (www.middleeasteye.net/).
(10) Chehayeb Kareem, « Lebanese Stranded Abroad amid Coronavirus Expected to Pay Exorbitant Fees for Flights Home », Middle East Eye, 2 avril 2020 (www.middleeasteye.net/).
(11) Reuters, « Kuwait Breaks up Egyptian Worker Riot over Repatriation », 4 mai 2020 (www.reuters.com/).
(12) Bel-Air (de) Françoise, op. cit.
(13) Amr Mostafa, « Egyptians Returning from the Gulf Face Uncertain Economic Future », Al-Monitor, 4 juin 2020 (www.al-monitor.com/).
(14) Cochrane Paul, « Coronavirus: Egypt, Lebanon, Jordan Suffer Economic Pain amid Falling Remittances », Middle East Eye, 16 avril 2020 (www.middleeasteye.net/).
(15) Bel-Air (de) Françoise, op. cit., p. 10.
(16) Banque mondiale, « Defying Predictions, Remittance Flows Remain Strong During COVID-19 Crisis », 12 mai 2021 (www.worldbank.org/).
(17) Banque mondiale, « World Bank Predicts Sharpest Decline of Remittances in Recent History », 22 avril 2020 (www.worldbank.org/).
(18) Agence France Presse (AFP), « Union européenne : les demandes d’asile ont chuté de 31 % en raison de la pandémie », Le Figaro, 18 février 2021 (www.lefigaro.fr/).
(19) European Asylum Support Office, « Latest Asylum Trends – March 2021 » (https://easo.europa.eu/).
(20) International Center for Migration Policy Development, Migration Outlook 2021, janvier 2021 (www.icmpd.org/).
(21) European council, « Eastern Mediterranean Route » (www.consilium.europa.eu/).
(22) Kingsley Patrick, Shoumali Karam, « Taking Hard Line, Greece Turns Back Migrants by Abandoning Them at Sea », New York Times, 14 août 2020 (www.nytimes.com/).
(23) European Center for Disease Prevention and Control, Guidance on Infection Prevention and Control of Coronavirus Disease (COVID-19) in Migrant and Refugee Reception and Detention Centres in the EU/EEA and the United Kingdom (Technical Report), 15 juin 2020, 27 pages, p. 1 (www.ecdc.europa.eu/).
(24) « Greece: Tensions at migrant camp after first Covid death », Infomigrant, 30 septembre 2020 (www.infomigrants.net/).