Depuis son étiage du printemps 2013, le régime de Bachar el-Assad est parvenu à reprendre le contrôle des deux tiers du territoire syrien avec l’aide de ses alliés russe et iranien. Cependant, l’essentiel de ses frontières internationales lui échappe au profit de ses alliés et de ses ennemis. Cette perte d’un symbole régalien par excellence témoigne de la réalité du pouvoir à Damas, où la Russie et l’Iran imposent leurs agendas, tandis que la Turquie étend son influence sur le Nord du pays.
Le régime d’Assad a échoué à restaurer sa pleine souveraineté sur la Syrie
Note préliminaire : Traduction en français de l’article « The Assad Regime Has Failed to Restore Full Sovereignty Over Syria » paru en anglais et en arabe dans le Washington Institute le 10 février 2021 (www.washingtoninstitute.org/).
En cédant le contrôle de ses frontières et de son espace aérien à des acteurs étrangers variés (1), le régime syrien s’est résigné à une existence limitée mais potentiellement durable. Officiellement, du moins, la situation des frontières syriennes n’a que très peu changé au cours des deux dernières années. L’agenda politico-diplomatique occidental exclut toujours toute forme de solution internationale comparable aux accords de Dayton établis pour l’ancienne Yougoslavie en 1995. La Russie et ses partenaires du « Processus d’Astana », l’Iran et la Turquie, s’opposent à toute tentative de partition formelle du pays et à l’existence d’une entité kurde séparée dans le Nord (2). Par ailleurs, les problèmes qui suivirent la partition du Soudan (3) ont fait émerger de sérieux doutes parmi les décideurs politiques occidentaux quant à la viabilité d’une telle solution pour la Syrie. Pourtant, rien de tout ceci n’a empêché certaines puissances extérieures de diviser, de façon informelle, le pays en de multiples zones d’influences et d’en contrôler unilatéralement la plupart de ses frontières, privant par conséquent le régime de Bachar al-Assad d’un instrument majeur de souveraineté.
Les frontières : reflet de l’état de la souveraineté
La stratégie de contre-insurrection du régime a sans nul doute porté ses fruits au sein du pays. Les forces loyales à Bachar el-Assad contrôlent désormais les deux tiers du territoire syrien, incluant les huit villes principales du pays (Damas, Alep, Homs, Hama, Lattaquié, Tartous, Deraa et Deir Ez-Zor), ainsi que 12 millions de personnes sur une population résidente totale de 17 M d’habitants (7 autres millions de Syriens vivent en dehors du pays en tant que réfugiés) (4). C’est un retournement de situation presque complet par rapport à la situation désespérée du printemps 2013, quand les forces d’Assad ne contrôlaient qu’un cinquième du territoire.
Toutefois, les frontières demeurent le symbole de la souveraineté par excellence, et les succès du régime les concernant sont presque inexistants. L’armée syrienne ne contrôle que 15 % des frontières terrestres internationales du pays, le reste étant sous contrôle d’acteurs étrangers divers, comme l’indique la carte ci-dessous.
L’ouest et le sud : un contrôle illusoire du régime
Le Hezbollah et les autres milices chiites pro-iraniennes contrôlent actuellement 20 % des frontières syriennes. Bien que les autorités syriennes soient officiellement en charge des postes-frontières avec l’Irak (Al-Boukamal), la Jordanie (Nassib) et le Liban (Arida, Jdeideh, al-Joussyeh et al-Daboussyeh), le véritable contrôle demeure en d’autres mains. La frontière libanaise est tenue par le Hezbollah, qui a établi des bases sur le versant syrien (Zabadani, Qousseir) depuis lesquelles il domine le massif du Qalamoun. De manière similaire, les milices chiites irakiennes gèrent les deux côtés de leur frontière depuis Al-Boukamal jusqu’à al-Tanf. L’emprise des forces pro-iraniennes s’étend également à plusieurs aéroports militaires en Syrie, qui servent souvent d’arsenaux pour les armes iraniennes à destination du Hezbollah et des hauteurs du Golan où se situe la ligne de front avec Israël. Cette situation met en lumière la complète intégration de la Syrie au sein de l’axe iranien.
Après la reconquête du sud, en juin-juillet 2018, l’armée syrienne est revenue sur la frontière jordanienne et a rouvert le poste-frontière de Nassib en grande fanfare (5). Cependant, le trafic y demeure très limité et la présence de l’armée dans la province de Deraa superficielle. Pour mettre fin rapidement à la résistance dans la région, le régime a été forcé de signer des accords de réconciliation négociés par la Russie en juillet 2018 (6), laissant les factions rebelles locales avec une autonomie temporaire et le droit de conserver des armes légères. Les ex-rebelles ont maintenu de forts liens transfrontaliers en Jordanie, leur procurant une source potentielle de soutien logistique dans l’éventualité d’un nouveau conflit (et de très lucratifs revenus de contrebande) (7).
Le nord : les proxies turcs et les troupes russes
En 2013, la Turquie commença la construction d’un mur à la frontière turco-syrienne au niveau de la zone de Qamichli, bastion des Kurdes syriens (8). Elle a, depuis, étendu cette barrière à l’ensemble de la frontière. Un objectif était d’empêcher les infiltrations : d’abord celles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe qu’Ankara considère comme son principal ennemi domestique et l’organisation parente des factions kurdes contrôlant de vastes parts du nord syrien ; puis celles de l’État islamique après qu’une vague d’attaques terroristes heurta de plein fouet la Turquie en 2015-2016 (9).
Un autre objectif était de bloquer le flux de réfugiés syriens en Turquie, où 3,6 M d’entre eux sont déjà accueillis pour une population totale de 84 M. Les passages individuels restent toujours possibles grâce à des échelles ou des tunnels, mais la police turque arrête la plupart de ces migrants et les renvoie prestement en Syrie.
Dans les faits, l’unique portion de la frontière nord sous le contrôle d’Assad est le poste-frontière de Kessab au nord de Lattaquié, et celui-ci est clos côté turc depuis 2012. De Kessab jusqu’à l’extrême nord-est du pays, le côté syrien de la frontière est successivement contrôlé comme suit :
• par les rebelles turkmènes pro-turcs jusqu’à Khirbet al-Joz ;
• par le groupe djihadiste arabe sunnite Hayat Tahrir al-Sham entre Jisr al-Shughour et Bab al-Hawa ;
• par les rebelles pro-turcs de la prétendue Armée nationale syrienne (ANS) jusqu’à l’Euphrate ;
• par l’armée russe et les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominée par les Kurdes autour de Kobané ;
• par l’ANS entre Tal Abyad et Ras al-Aïn ;
• par l’armée russe et les FDS de Ras al-Aïn jusqu’au Tigre.
En octobre 2019, la Turquie déclencha une offensive transfrontalière dans le Nord, obligeant les forces américaines à se retirer de la plupart des territoires contrôlés par l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) dirigée par les Kurdes (10). La Russie a pris, par la suite, le contrôle des zones de contact entre les FDS, la Turquie et ses auxiliaires de l’ANS en accord avec le cessez-le-feu conclu à Sotchi le même mois. Les patrouilles russo-turques ont remplacé les patrouilles turco-américaines au niveau de ces zones de contact pour s’assurer que les FDS se soient bien retirées de la frontière turque. Bien qu’il fût demandé aux forces d’Assad de déployer quelques centaines d’hommes le long de cette frontière, leur présence est purement symbolique. Les patrouilles russes se sont, depuis, aventurées plus à l’Est, tentant d’installer un poste-frontière à Al-Malikiyah (Dêrik en kurde) ou de prendre le contrôle du poste-frontière avec l’Irak à Semalka/Fesh Khabour (11), l’unique route terrestre d’approvisionnement possible pour les troupes américaines dans le Nord-Est syrien.
L’intégralité des postes-frontières septentrionaux vers la Turquie demeurent fermés, et le mur frontalier bloque les activités de contrebande. Ceci fait de Semalka/Fesh Khabour la seule fenêtre internationale ouverte pour l’AANES. Du côté irakien de la frontière orientale syrienne, les milices chiites sont en charge de la plupart des zones depuis l’automne 2017, quand le gouvernement régional du Kurdistan perdit le contrôle sur des territoires disputés entre Kirkouk et Sinjar. Néanmoins, et c’est crucial, ces territoires perdus n’incluaient pas Fesh Khabour. Les FDS contrôlent le versant syrien de la frontière, appuyées en cela par les troupes américaines, mais les auxiliaires iraniens leur ont interdit, ainsi qu’à d’autres acteurs, de faire usage de tout autre point de passage, en partie grâce à l’appui diplomatique russe (12).
Par exemple, le poste-frontière officiel de Yaroubyeh a été fermé à l’aide humanitaire des Nations unies depuis que la Russie a mis son veto à son renouvellement au Conseil de sécurité de janvier 2020 (13). Autre conséquence de cette décision : toute l’aide humanitaire des Nations unies pour l’AANES doit désormais passer en premier lieu par Damas avant de pouvoir être transférée dans le Nord-Est.
Le point de passage à Semalka/Fesh Khabour est dès lors vital pour la survie politique et économique de la région autonome, servant de seul point d’entrée pour de nombreuses ONG qui y opèrent et prodiguent un soutien indispensable à la population locale. Toutefois, le gouvernement syrien considère encore l’entrée via cet endroit comme un crime punissable de cinq années de prison (14). Les ONG entrant dans l’AANES par l’Irak doivent donc faire attention à ne mener aucune activité dans les territoires contrôlés par le régime. Toute ONG qui s’inscrit pour obtenir une accréditation auprès du Croissant-Rouge arabe syrien dans le but d’opérer dans les territoires tenus par le régime est forcée de promettre qu’elle cessera toute activité qui implique d’entrer dans l’AANES depuis les pays voisins. L’intransigeance du régime sur les questions humanitaires est sans doute la manière dont Bachar el-Assad entend réaffirmer au moins un aspect de sa souveraineté frontalière. Les patrouilles russes, quant à elles, tentent toujours d’atteindre Semalka, testent la résistance des FDS, tandis que les milices irakiennes ont menacé de capturer Fesh Khabour.
Une souveraineté limitée dans le futur
Au surplus d’avoir cédé la plupart de ses frontières terrestres à la Russie, la Turquie, l’Iran et les États-Unis, le régime de Bachar el-Assad a aussi échoué à rétablir le contrôle sur le ciel syrien et sur ses eaux territoriales. Sa zone maritime est gérée par les forces de la base russe de Tartous, et la majorité de son espace aérien est contrôlée depuis la base russe de Hmeimim. L’Iran se réfugie derrière les capacités aériennes russes pour se protéger des frappes israéliennes – une garde au mieux limitée, car la Russie ne protège pas les activités plus provocatrices de Téhéran telles que le transfert de missiles au Hezbollah ou le renforcement de ses positions dans le Golan. De leur côté, les États-Unis maintiennent un corridor aérien entre la rivière Khabour et la frontière irakienne où leurs dernières troupes sont stationnées.
Malgré ses occasionnelles déclarations publiques à propos de l’entière reconquête de la Syrie, Damas semble se suffire de ce jeu des puissances étrangères et conserve une souveraineté limitée sur des territoires réduits sur le long terme. Même si les troupes américaines se retiraient en totalité de l’Est syrien, le pays demeurerait entre les mains du « triumvirat d’Astana », Bachar el-Assad n’ayant que peu de marge de manœuvre en la matière. ♦
(1) Voir la carte.
(2) Saleh John, « Syrian Kurdish Concerns over Russian-Turkish Compromise in Syria », The Washington Institute, 29 avril 2021 (www.washingtoninstitute.org/).
(3) Lavergne Marc, « La division du Soudan, ou l’échec de la paix américaine », in Giblin Béatrice, Les conflits dans le monde. Approche géopolitique, Armand Colin, 2016, 368 pages, p. 221-233.
(4) Balanche Fabrice, « Syrie », Bilan Géostratégique 2020, Moyen-Orient, n° 47, juillet-septembre 2020.
(5) Al-Sharif Osama, « Jordan, Syria Reopen Border », Al-Monitor, 17 octobre 2018 (www.al-monitor.com/).
(6) Maayeh Suha, Heras Nicholas A., « The Fall of Daraa », Foreign Affairs, 23 juillet 2018 (www.foreignaffairs.com/).
(7) Al-Jabassini Abdullah, « From Rebel Ruel to a Post Capitulation Era », European University Institute, juin 2019 (https://cadmus.eui.eu/).
(8) Marchand Laure, « Le “mur de la honte” entre Turquie et Syrie », Le Figaro, 12 novembre 2013 (www.lefigaro.fr).
(9) Gouësset Catherine, « Pourquoi la Turquie est devenue une cible privilégiée du terrorisme » L’Express, 2 juillet 2017 (www.lexpress.fr/)
(10) Balanche Fabrice, « The Fragile Status Quo in Northeast Syria », The Washington Institute, 1er juillet 2020 (www.washingtoninstitute.org/).
(11) Balanche Fabrice, op. cit, 2020.
(12) Résolution 2504 du Conseil de Sécurité de l’ONU (https://undocs.org/).
(13) Ibidem.
(14) « Peine de prison pour toute personne entrée illégalement en Syrie », L’Orient-le Jour, 26 juin 2013 (www.lorientlejour.com/).