Par les opportunités économiques et stratégiques qu’elle offre, la Méditerranée orientale suscite bien des convoitises. Cette compétition entre acteurs, qu’ils soient étatiques ou non, inclut toujours un risque non négligeable de confrontation armée directe. C’est pourquoi, afin d’atteindre leurs buts rapidement sans encourir une telle éventualité, certains pays adoptent une stratégie de contournement leur permettant de recourir tout de même à la force militaire, sans s’exposer à une guerre directe.
Stratégie indirecte et contournements en Méditerranée orientale
On ne compte plus le nombre de pays impliqués dans les conflits ébranlant la Méditerranée orientale. Certains sont logiquement représentés, du fait de leur caractère régional, mais d’autres, à l’instar des États-Unis ou de la Russie, semblent quelque peu éloignés de leurs frontières nationales. Comment expliquer la présence des uns et des autres dans des zones où leur présence dénote ? Comprendre les dynamiques et les influences de certains acteurs ne peut s’effectuer sans saisir le caractère indirect de leur stratégie. Par là, nous entendons la définition qu’en donne le général André Beaufre dans son Introduction à la Stratégie : « La stratégie indirecte est celle qui attend l’essentiel de la décision des moyens autres que la victoire militaire (1). »
Ainsi, se définit comme telle une stratégie qui n’essentialise pas stricto sensu le succès à la destruction quantitative des forces adverses et emprunte d’autres approches basées sur le contournement de la puissance ennemie pour parvenir aux fins poursuivies. Celle-ci permet ainsi d’éviter une confrontation militaire directe, contraignante en raison des conséquences humaines et matérielles que celle-ci pourrait avoir, mais aussi de l’éventualité de la réaction d’autres acteurs régionaux ou internationaux. Pour autant, une stratégie indirecte ne restreint pas l’aspect opérationnel : celui-ci peut prendre de multiples incarnations, qui auront pour particularité de reposer aussi sur ce principe de contournement. Contourner la puissance adverse, c’est éviter le choc frontal et donc une réponse pouvant mener à une montée aux extrêmes, telle que définie par le théoricien prussien Carl von Clausewitz (2). Pareil raisonnement semble visible au Moyen-Orient et pour cause : l’approche indirecte est plus que favorisée par les acteurs y évoluant.
Néanmoins, pour bien saisir les stratégies militaires indirectes déployées en Méditerranée orientale, il convient de s’interroger sur les raisons des engagements de certains acteurs, tout particulièrement la Russie et la Turquie, et les moyens que ceux-ci y ont déployés, pour souligner les caractéristiques des contournements en cours.
La Méditerranée orientale, théâtre de toutes les convoitises
En observant les événements qui se sont déroulés cette dernière décennie en Méditerranée orientale, il est possible de distinguer deux raisons primordiales motivant les actions de plusieurs acteurs. La première est économique et comprend l’intérêt suscité par les ressources maritimes de la région, l’ouverture de débouchés, ou encore les voies commerciales traversant, ou pouvant traverser, celle-ci. L’autre est davantage d’ordre stratégique et gravite autour de l’extension de l’influence de pays à des fins politiques, économiques et sécuritaires. Certains acteurs œuvrent sur les deux plans, à l’instar de la Russie et de la Turquie. Les deux pays mènent actuellement une stratégie que l’on pourrait qualifier « d’intégrale » (3). La justification de telles entreprises repose sur des motivations différentes. D’un côté, Moscou étend son influence via une politique extérieure dynamique, pour tenter de rompre l’endiguement stratégique de l’Otan (4), œuvrer contre le terrorisme et créer un étranger proche et des débouchés qui lui soient favorables (5). De l’autre, la Turquie, au sein de ses relations tant avec la Russie que les pays de l’Union européenne, fait valoir la situation d’encerclement stratégique dans laquelle elle se trouve pour justifier ses prétentions maritimes dans le cadre de sa doctrine Mavi Vatan (Patrie Bleue) (6). Enfin, les deux pays semblent chercher une posture d’arbitre régional, aussi disputée par d’autres acteurs alors que les États-Unis semblent reconsidérer leur rôle dans cette zone.
En effet, le leadership américain, prégnant au début de ce XXIe siècle dans la région, semble s’étioler et se redéfinir en une position plus souple, allégée, qui pourrait traduire une reconsidération géostratégique, notamment vers la zone Est-asiatique. La place devenant progressivement vacante intéresse toujours certains acteurs, n’hésitant pas à surfer sur le mécontentement ambiant. Ces engagements étrangers en Méditerranée orientale ont donc des raisons précises, qui dépendent des objectifs poursuivis, propres à chaque acteur. Néanmoins, une constante semble les animer : éviter une confrontation ouverte et directe assurément coûteuse en vies et en matériels. La marge de manœuvre et l’éventail des possibilités semblent restreints. Entre alors en scène la stratégie indirecte, misant sur le contournement : dans cette optique, l’intervention militaire demeure possible et est privilégiée par de nombreux acteurs qui y voient un mode d’action concret et permissif ; les répercussions d’une confrontation interétatique ouverte en moins. Et pour conserver une liberté d’action, malgré une marge de manœuvre apparemment ténue, plusieurs moyens ont pu être déployés en Méditerranée orientale.
Pour agir sans subir pressions et réactions, les acteurs évoluant dans cette région ont mis à profit une multiplicité de moyens humains et matériels. Ceux-ci peuvent être classifiés en deux catégories : les projections de forces et celles de puissance.
Entre projections de forces et de puissance
La projection de force est caractérisée par l’envoi de troupes au sol, tandis que celle de puissance correspond à l’engagement de « systèmes de forces » appropriés sans déploiement de troupes – exception faite des forces spéciales –, par exemple, porter le feu chez l’ennemi par des moyens aéronavals (7).
D’emblée, il semblerait que le premier type de projection soit disqualifié dans une stratégie de contournement : l’envoi de forces armées ne serait-il pas susceptible de conduire à une réaction adverse et donc un éventuel conflit ouvert ? Certainement, serait-on tenté de répondre. Pourtant, des forces terrestres ont bien été déployées dans la région par des acteurs extérieurs. Leur particularité ? Les États où celles-ci l’ont été ne sont pas des Nations pleinement souveraines, mais davantage des États faillis, reposant sur ces interventions, ou les subissant sans pouvoir s’y opposer, à l’instar de la Syrie, de l’Irak ou de la Libye. L’envoi de ces troupes s’avère en général limité à des forces d’interposition, de contre-insurrection ou de techniciens pour former, soutenir et/ou encadrer les armées locales. Les forces régulières russes patrouillent ainsi le long de la frontière Nord de la Syrie et autour de la poche d’Idlib, tout en luttant contre les acteurs non-étatiques, ennemis du régime de Damas, et en forment les unités (8). L’intervention russe répondait ainsi à un agenda lié à la sauvegarde d’un régime allié et au renforcement de sa présence en Méditerranée. À l’inverse, la Turquie a soutenu la rébellion contre le régime de Damas, et son armée a mené des opérations offensives près de ses frontières, notamment contre l’organisation État islamique, mais aussi et surtout contre les formations kurdes syriennes avec l’aide de miliciens syriens. L’objectif était de créer un glacis protecteur en empêchant la constitution d’une zone sous contrôle de ces derniers le long de sa frontière Sud (9). Là aussi, il s’agissait de la poursuite d’un intérêt propre, par une intervention certes directe mais prenant la forme d’un soutien à un acteur allié – les rebelles – ou en vue de la stabilisation intérieure voire internationale pour le cas de la Russie.
L’envoi de troupes sert ici de multiplicateur de forces, via notamment l’apport technique ou formateur aux forces locales, mais à des fins politiques propres. L’entraînement des forces russes et turques (ce fut aussi le cas des troupes américaines dans la région) sera toujours plus approfondi que celui d’acteurs non étatiques ou faillis. Cette nouvelle puissance acquise est donc primordiale. En outre, ces pays apportent généralement des équipements autrement indisponibles, conférant un net avantage jusqu’alors absent. Mais ces capacités doivent être stockées. Les bases ainsi établies par ces différents pays, comme celles aériennes russe de Hmeimim près de Lattaquié en Syrie ou turque d’Al-Watiyah dans l’ouest libyen servent de points d’ancrage pour ces pays, qui peuvent alors y sécuriser davantage leurs intérêts et étendre leur influence.
Néanmoins, il convient de constater qu’évoluent auprès de ces forces régulières d’autres acteurs, au statut plus flou : les mercenaires. Par ce terme sont désignés les combattants offrant leurs services contre rémunération. Toutefois, peut-on toujours considérer leur utilisation comme une projection de force ? Difficilement, dans le sens où ceux-ci n’appartiennent pas véritablement à la Nation acquéreuse, pour peu que cette dernière soit clairement identifiable. En effet, l’utilisation de mercenaires permet de brouiller les pistes en ne menant pas une intervention directe avec déploiement de forces propres, mais via un intermédiaire, un proxy. La plupart des pays étrangers à cette région y ont eu recours. Leur efficacité toute relative – elle dépend des combattants et des organisations mères – n’en permet pas moins d’éviter des réactions internationales trop radicales par le flou entourant ces acteurs, mais aussi, et surtout, d’économiser les vies des militaires des pays engagés. D’autant plus lorsque l’intérêt poursuivi justifie l’intervention, mais que les raisons de cette dernière peuvent sembler lointaines aux yeux de la société, ou le coût humain trop lourd voire incertain. Même une armée régulière peut subir des pertes importantes face à un adversaire non-étatique, en témoigne la destruction de plusieurs chars Leopard II turcs par les militants de l’EI lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate d’août 2016 à mars 2017 (10). Cette opération est aussi notable par la proportion importante de membres de l’Armée nationale syrienne (11) parmi les effectifs déployés, participation qui se réitéra dans les autres offensives turques en Syrie, mais aussi dans les cadres libyen et azéri (12). Ici repose l’un des avantages des mercenaires : ces « systèmes de forces » permettent une action appropriée, sans forcément nécessiter le recours massif aux forces nationales.
Les projections de puissance sont, sans aucun doute, l’aspect le plus emblématique de ces contournements, en ce qu’ils permettent une aide concrète tout en brouillant les pistes. La Syrie est un exemple, mais pas forcément le plus évocateur. Dans ces stratégies de contournement empruntant à ces projections particulières, le cas libyen est instructif.
La guerre civile libyenne ou le grand contournement
Depuis l’intervention occidentale ayant entraîné la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la guerre civile y fait toujours rage. Elle est marquée par le soutien plus ou moins affiché de pays étrangers envers l’un ou l’autre camp, comme la Russie avec le maréchal Khalifa Haftar, et la Turquie, proche du Gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez el-Sarraj. En effet, la Libye reste un pays riche en hydrocarbures, donc économiquement intéressant. Faire gagner l’un des deux camps apporterait aussi des avantages pour ses soutiens, qui disposeraient alors d’un point d’appui supplémentaire en Méditerranée (13) et une ouverture subsaharienne. Les raisons sont nombreuses, mais la Turquie semble plus amenée que la Russie à s’y investir, notamment du fait de sa doctrine du Mavi Vatan. Elle y a ainsi déployé des forces à partir du 5 janvier 2020 après obtention de l’autorisation par son Parlement pour stopper l’offensive du maréchal Haftar (14). La projection de troupes fut utilisée à des fins de multiplication de forces, consistant majoritairement en des conseillers, en nombre limité. En effet, la majeure partie de l’effort turque repose davantage sur une projection de puissance, navale et aérienne, ainsi que l’envoi de mercenaires syriens au profit de son allié (15).
Les frappes de drones ont particulièrement retenu l’attention puisque ces appareils téléguidés avaient déjà connu des succès en Syrie, succès désormais confirmés en Libye, puis au Haut-Karabakh fin 2020. Les modèles Bayraktar TB2 (drone armé, moyenne altitude, longue endurance) sont emblématiques de la doctrine turque de la Kontrgerilla basée, entre autres, sur l’observation, la visualisation et la destruction (16). Ces drones, peu onéreux, sont d’ailleurs utilisés en masse, pour maximiser leur efficacité contre des cibles régulières (17). Cette utilisation diffère ainsi de celle des Occidentaux, reléguée à des frappes plus ponctuelles (18).
Quant à l’envoi de mercenaires, plusieurs milliers d’entre eux y combattirent sous contrat avec le GAN pour 2 000 dollars par mois et la promesse de la nationalité turque, selon le journal The Guardian (19). Ces soldes ont été réduites récemment, avant que leur employeur libyen ne menace même de ne plus rémunérer ces combattants en mars 2021 s’ils n’étaient pas retirés (ainsi que les forces turques) (20). La menace du retour de ces mercenaires, majoritairement syriens et soudanais, plane donc et inquiète l’ONU (21).
Les mercenaires syriens soutenus par la Turquie ne sont cependant pas les seuls soldats de fortune en Libye. Bien qu’elle ait cherché à maintenir une façade de médiateur dans cette guerre civile, la Russie n’en aurait pas moins soutenu en secret le maréchal Haftar. Même si Moscou nie tout lien avec le groupe, il est certain que l’action des opérateurs de la Société militaire privée (SMP) Wagner, déployés en 2018, profite aux intérêts russes. 1 200 de ses hommes y seraient présents avec du matériel, autant pour servir de techniciens, en servant parfois les batteries antiaériennes Pantsir (22), que de combattants (23). S’y ajoutent aussi des miliciens syriens pro-Damas (24). Moscou et Ankara se livrent là une guerre par procuration, alors même que les deux pays entretiennent des relations certes très mouvantes, mais non belliqueuses.
Un dernier point, doctrinal, est à aborder. Que ce soit pour la Turquie ou la Russie, ces stratégies indirectes semblent suivre des modèles propres, avec, pour l’un comme pour l’autre, des traits caractéristiques : usage de mercenaires syriens, d’experts techniques nationaux et de nombreux drones tactiques pour la Turquie ; utilisation des forces régulières à des fins de stabilisation et d’interposition, recherche d’une stature de médiateur, ainsi que présence de SMP comme forces opérationnelles auprès des armées locales pour la Russie. La stratégie indirecte permet d’expérimenter au niveau doctrinal en conditions réelles, tout en développant et renforçant des méthodes d’action au fur et à mesure éprouvées, et qui semblent alors transposables à d’autres théâtres.
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Ces exemples en Méditerranée orientale permettent ainsi de souligner toutes les nuances d’une stratégie indirecte. Deux pays en compétition s’y opposent militairement par procuration, alors même que leurs relations ne sont pas forcément conflictuelles. Les moyens sont divers et variés, mais tous convergent vers l’atteinte d’objectifs précis, dissimulés derrière un soutien à un État en faillite ou à des acteurs non étatiques. ♦
(1) Beaufre André, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963, p. 96.
(2) Clausewitz (von) Carl, De la Guerre, Livre I, § 3-6.
(3) « Théorie et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toute nature, actuelle ou potentielle, résultant de l’activité nationale, elle [la stratégie intégrale] a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définies par la politique générale. » Poirier Lucien, Stratégie théorique II, Économica, 1987, p. 113-114.
(4) Migault Philippe, « La Russie en Méditerranée : une stratégie défensive », Conflits n° 31, p. 62-63.
(5) Hedjazi Nour, « Les ambitions méditerranéennes de la Russie en Libye », Moyen-Orient n° 49, janvier-mars 2021, p. 34-39.
(6) Visant notamment à obtenir l’accès à certaines ressources maritimes, mais aussi à étendre ses eaux territoriales, les limites de plateau continental et sa ZEE. Gürdeniz Cem, propos recueillis par Henrotin Joseph, « Le Mavi Vatan : quelle vision maritime pour la Turquie ? », Défense & Sécurité Internationale, Hors-Série n° 77 sur la Turquie, avril-mai 2021, p. 26-30 (www.areion24.news/).
(7) Dicod, « Lexique : la Loi de programmation militaire de A à Z », 8 février 2018 (www.defense.gouv.fr/).
(8) Khlebnikov Alexei, « Russia and Syrian Military Reform: Challenges and Opportunities », Carnegie Middle East Center, 26 mars 2020 (https://carnegie-mec.org/).
(9) « Turkey’s Syria Offensive explained in Four Maps », BBC, 14 octobre 2019 (www.bbc.com/).
(10) Hegmann Gerhard, « IS-Kämpfer zerstören den deutschen Panzer-Mythos », Die Welt, 12 janvier 2017 (www.welt.de/).
(11) Rassemblement de groupes rebelles soutenus par la Turquie, fondé en 2017.
(12) Raineri Daniele, « Miliciens, drones : la tactique militaire bien rodée de la Turquie », Il Foglio, 2 octobre 2020, traduit dans Courrier international, 17 octobre 2020 (www.courrierinternational.com/).
(13) Feertchak Alexis, « Libye : pourquoi la Russie et la Turquie s’y intéressent-elles ? », Le Figaro, 15 janvier 2020 (www.lefigaro.fr/).
(14) « Le président Erdogan annonce l’envoi de troupes en Libye », France 24, 16 janvier 2020 (www.france24.com/).
(15) Raineri Daniele, op. cit.
(16) Tourret Valentin, « La stratégie aéroterrestre turque en quête d’une doctrine nationale », DSI, Hors-Série n° 77 op. cit., p. 44-48.
(17) Jego Marie, « Les drones, fleurons de l’industrie turque », Le Monde, 16 octobre 2020 (www.lemonde.fr/).
(18) Langlois Philippe, « Drones tactiques : la percée turque », DSI, Hors-Série n° 75 sur les Technologies militaires, décembre 2020-janvier 2021 (www.areion24.news/).
(19) Akoush Hussein et McKernan Bethan, « Exclusive: 2,000 Syrian Fighters deployed to Libya to support Government », The Guardian, 15 janvier 2020 (www.theguardian.com/).
(20) « La Libye demande à la Turquie de retirer ses troupes sur le sol libyen », RFI, 27 mars 2021 (www.rfi.fr/).
(21) « Le départ de Libye de 25 000 mercenaires inquiète ses voisins africains », FranceInfo, 3 mai 2021 (www.francetvinfo.fr/).
(22) Tout relatif, comme en témoigne leur destruction par les drones turcs.
(23) Security Council Report, « March 2021 Monthly Forecast », 26 février 2021 (www.securitycouncilreport.org/).
(24) Filiu Jean-Pierre, « Guerre de mercenaires entre la Russie et la Turquie en Libye », Un si Proche Orient (un blog Le Monde), 7 juin 2020 (www.lemonde.fr/).