L’été 2020 a été le théâtre de l’incursion, dans des eaux revendiquées par la Grèce, d’un navire de recherche d’hydrocarbures turc accompagné d’une importante escorte. Cette crise est la manifestation d’une rivalité au long cours entre les deux pays, qui a donné lieu à de multiples confrontations analogues au cours des dernières décennies. Les ambiguïtés et les silences du droit international de la délimitation maritime, rapportés aux enjeux énergétiques et géopolitiques, sont un facteur permettant d’expliquer la perpétuation des tensions gréco-turques en mer Égée.
Les relations gréco-turques en eaux troubles
L’été 2020 a été marqué par une crise entre la Grèce et la Turquie : le 22 juillet, la Turquie a ainsi envoyé 18 bâtiments de guerre et un navire de recherche d’hydrocarbures au large de l’île grecque de Kastellorizo. Dans ce contexte tendu, la France est intervenue. Au cours du mois d’août, des exercices militaires ont été menés conjointement par la Grèce et la France, qui a en outre déployé deux avions de combat, le porte-hélicoptères amphibie Tonnerre et la frégate La Fayette en Méditerranée orientale (1).
Ce bras de fer s’inscrit dans la rivalité historique entre la Grèce et la Turquie, dont l’invasion de Chypre – alors majoritairement peuplée de Grecs – par la Turquie le 20 juillet 1974, suivie de l’instauration de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), est une autre manifestation contemporaine. Les tensions de l’été 2020 sont donc à inscrire dans un passif de plusieurs décennies, au cours desquelles les rivalités gréco-turques se sont focalisées sur un élément clé : le gaz. L’exploitation de réserves hydrocarbures, présentes dans les sous-sols maritimes grecs, est en effet cruciale pour l’autonomie stratégique de la Turquie jusqu’alors dépendante de ses importations énergétiques.
Le développement progressif du droit international de la délimitation maritime à partir de règles coutumières
La rivalité entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale repose sur l’interprétation de trois notions juridiques : la mer territoriale, les Zones économiques exclusives (ZEE) et le plateau continental. La mer territoriale – ou eaux territoriales – consiste en une extension maritime du territoire des États côtiers. Ces derniers étendent sur la mer territoriale leur souveraineté et leur juridiction, sous la réserve du droit de passage inoffensif au bénéfice des navires marchands et militaires étrangers. Fixée dès le XVIIIe siècle à une largeur de 3 milles nautiques depuis les côtes, la mer territoriale correspondait initialement à la zone effectivement occupée par un État et dont il devait être à même d’assurer la défense (2).
Les ZEE sont un concept bien plus récent. Réservant aux États côtiers l’exploitation des ressources contenues dans l’espace océanique ou maritime (sol et sous-sol inclus) au large de leurs côtes, elles ont été revendiquées par plusieurs États d’Amérique du Sud à partir des années 1940. Entre 1947 et 1955, ce sont successivement le Chili (1947), le Pérou (1947), le Salvador (1950), l’Équateur (1951) et le Costa Rica (1955) qui ont déclaré l’extension de leur zone de souveraineté maritime à 200 milles nautiques – soit 370 kilomètres – de leurs côtes. Dès 1952, le Chili, l’Équateur et le Pérou se sont accordés sur la délimitation de leurs zones de souveraineté respectives, autrement dit de leurs frontières maritimes, en signant la Déclaration de Santiago (3). Ces accords restaient toutefois insuffisants à caractériser l’existence d’un droit à disposer d’une ZEE à l’échelle internationale : dans un arrêt du 25 juillet 1974, la Cour internationale de Justice (CIJ) a déclaré inopposable au Royaume-Uni ainsi qu’à la République fédérale d’Allemagne un règlement prévoyant l’extension de la zone de pêche exclusive de l’Islande jusqu’à 50 milles de ses côtes. La Cour a toutefois noté l’existence de prémices d’une règle de coutume (4) internationale (5).
Ce n’est que le 10 décembre 1982, à la clôture de la troisième conférence des Nations unies sur le droit de la mer, qui a abouti à la signature de la Convention de Montego Bay, qu’a été ébauché un véritable régime international relatif aux ZEE (6), dont l’extension maximale a été fixée à 200 milles nautiques à partir des côtes (7). Et si la Convention de Montego Bay n’est entrée en vigueur qu’en 1994, la coutume s’est entretemps développée, conduisant la Cour internationale de justice à reconnaître dès 1982 que la notion de zone économique exclusive était entrée dans le droit international (8). La notion de plateau continental est contemporaine de celle de ZEE. En 1945, le président des États-Unis Harry Truman a revendiqué le droit pour un État côtier de disposer de compétences sur le prolongement sous-marin du territoire terrestre (9). Sa définition est d’abord géologique : il s’agit du prolongement sous-marin du territoire terrestre jusqu’à la marche continentale. Elle a ensuite été précisée par le droit : juridiquement, le plateau continental comprend « les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu’au rebord externe de la marge continentale (10), ou jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure » (11).
La délimitation des ZEE à l’épreuve des enjeux géopolitiques en Méditerranée orientale
Même si les ZEE sont désormais bien ancrées dans le droit international, de nombreux obstacles demeurent quant à leur délimitation précise à la lumière de la Convention de Montego Bay. En premier lieu, celle-ci laisse aux États dont les côtes sont adjacentes, ou face à face, le soin de délimiter par voie d’accord équitable leurs ZEE respectives (12), sans proposer de règles de délimitation précises comme en matière de mer territoriale (13). La pratique a cependant permis de dégager certains usages, au premier rang desquels la règle d’équidistance. Celle-ci est cependant particulièrement défavorable à la Turquie en raison de la proximité de nombreuses îles grecques avec les côtes turques.
En second lieu, la Turquie et d’autres États côtiers de la zone comme Israël, la Libye et la Syrie n’ont pas ratifié la Convention de Montego Bay, et ont préféré définir leurs frontières maritimes en établissant des traités bilatéraux avec certains États voisins – tout en évitant soigneusement de tenir compte des intérêts de certains autres. La Turquie a ainsi conclu un traité de délimitation des frontières maritimes avec le Gouvernement d’accord national libyen en 2019, alors que Chypre a passé des accords similaires avec plusieurs pays ouverts sur la Méditerranée orientale : l’Égypte en 2003 puis en 2020, le Liban en 2007, et Israël en 2010 (14).
En revanche, les négociations entre la Turquie et la Grèce n’ont jamais abouti à un accord de délimitation maritime, et la CIJ s’estime incompétente pour trancher tout litige qui lui serait présenté unilatéralement (15).
Depuis la découverte d’importantes réserves de gaz en Méditerranée orientale en 1972 puis en 2009, l’absence de traité bilatéral de délimitation des frontières maritimes liant la Turquie à Chypre et à la Grèce (16), ainsi que la non-ratification de la Convention de Montego Bay par la Turquie, ont permis à cette dernière de développer une politique d’unilatéralisme, soutenue depuis 2016 par la doctrine « Patrie bleue » (17) dont la formalisation avait débuté 10 ans plus tôt.
La régularité des crises gréco-turques en mer Égée
La crise d’août 2020, loin d’être un événement isolé, s’inscrit au contraire dans une dynamique cyclique. Depuis les années 1970, les relations gréco-turques en mer Égée ont à plusieurs reprises abouti à des crises semblables à celles d’août 2020, pour des raisons analogues de délimitation des frontières maritimes et d’exploitation de gisements d’hydrocarbures.
Le 29 mai 1974, le navire de recherche océanographique turc Çandarli a été envoyé avec une lourde escorte – 32 navires de guerre – pour mener une mission de prospection à proximité d’îles grecques, sans finalement pénétrer dans les zones contestées. En août 1976, le navire turc Sismik I a appareillé pour prospecter dans une zone contestée, à l’ouest de l’île de Lesbos, avec une escorte bien plus modeste de deux navires de guerre. En revanche, l’envoi du Sismik I au large des eaux territoriales grecques en mars 1987 a engendré une réaction bien plus virulente de la part de la Grèce, qui a notamment mis ses forces armées en état d’alerte et suspendu les activités de la base américaine de Nea Makri. En janvier 1996, les forces navales des deux États ont manœuvré dans les eaux entourant l’île d’Imia – appelée Kardak par les Turcs –, la Grèce et la Turquie revendiquant la souveraineté sur cet îlot (18).
En filigrane, la Grèce laisse planer la menace de l’extension de ses eaux territoriales de 6 à 12 milles. Les deux États se sont accordés en 1936 pour fixer la largeur de leurs mers territoriales à 6 milles ; mais l’extension à 12 milles, conforme à limite retenue par la Convention de Montego Bay, entraverait tout passage turc en mer Égée en raison des multiples îles grecques s’y trouvant. Ce scénario a d’ailleurs été qualifié de casus belli par le Parlement turc en 1995. Or, en réaction à l’incursion turque au large de l’île grecque de Kastellorizo en août 2020, le Premier ministre grec a annoncé que la Grèce étendrait à 12 milles nautiques ses eaux territoriales en mer Ionienne, à l’ouest du pays. Cette décision a été adoptée par le Parlement en janvier 2021 (19).
Notons au passage que le projet de gazoduc EastMed, porté par la Grèce, Chypre et Israël, et soutenu par l’Union européenne, ainsi que la création du Forum du gaz de la Méditerranée orientale (FGMO) par l’Égypte, la Palestine, la Jordanie, la Grèce, Chypre, l’Italie et Israël en 2019 – rejoints par la France en mars 2021 (20) – ont confirmé la mise au ban de la Turquie et exacerbé les tensions liées à l’exploitation et au transport des hydrocarbures en Méditerranée orientale.
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La politique turque de souveraineté maritime en mer Égée est une réponse simultanée à de multiples enjeux : éviter l’étouffement, compte tenu de la proximité géographique de nombreuses îles grecques ; assurer l’indépendance énergétique du pays, et donc s’imposer dans les activités d’exploitation et d’acheminement des ressources hydrocarbures ; faire de la Turquie un héraut de l’hégémonie au sein du monde sunnite, alors que la base électorale de Recep Erdogan a tendance à l’érosion.
L’unilatéralisme turc n’est cependant pas un isolationnisme. D’une part, la Turquie et l’Union européenne ont beau jeu d’utiliser les relations qui les lient, et les modalités de leur poursuite, comme levier de négociation ou comme injonction à la modération. Au cours de Conseils européens successifs, les représentants des États-membres ont ainsi proposé la mise en place d’une « conférence multilatérale sur la Méditerranée orientale » tout en brandissant la menace des « instruments et options dont [l’UE] dispose pour défendre ses intérêts et ceux de ses États-membres ainsi que pour préserver la stabilité régionale » (21).
D’autre part, la conclusion d’un accord sur la délimitation des frontières maritimes avec la Libye en novembre 2019, puis l’envoi d’un navire de prospection escorté de bâtiments de guerre en août 2020, ont permis à la Turquie d’affirmer sa politique d’unilatéralisme en Méditerranée orientale tout en cherchant une issue à son isolement diplomatique et juridique en matière de délimitation maritime. ♦
(1) Communiqué de presse du ministère des Armées, 13 août 2020 (www.defense.gouv.fr/).
(2) Battesti Michèle, « La haute mer : une “chose commune” », Stratégique, vol. 123, n° 3, 2019, p. 67-86.
(3) Gros Espiell Hector, « La mer territoriale dans l’Atlantique Sud-Américain », Annuaire français de droit international, vol. 16, 1970, p. 743-763.
(4) La coutume désigne, selon l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice, « une pratique générale acceptée comme étant le droit ». Elle est donc caractérisée par la réunion de deux critères : une pratique suffisamment constante et uniforme, et la conscience des sujets de droit international de se soumettre à une règle de droit (opinio juris).
(5) Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c/ Islande), fond, arrêt, CIJ Recueil 1974, p. 3 : « Ces dernières années, la question d’une extension de la compétence de l’État riverain en matière de pêche est passée de plus en plus au premier plan de l’actualité. La Cour n’ignore pas qu’un certain nombre d’États ont décidé d’élargir leur zone de pêche. Elle connaît les efforts poursuivis actuellement sous les auspices des Nations unies en vue de faire avancer, lors d’une troisième conférence sur le droit de la mer, la codification et le développement progressif de cette branche du droit (…) Cela dit, la Cour, en tant que tribunal, ne saurait rendre de décision sub specie legis ferendae, ni énoncer le droit avant que le législateur l’ait édicté ».
(6) Convention de Montego Bay, Article 55 et suivants (www.un.org/).
(7) Ibidem, article 57.
(8) Plateau continental (Tunisie c/ Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, CIJ Recueil 1982, p. 18 : « Les droits et titres historiques de la Tunisie se rattachent plutôt à la zone économique exclusive, que l’on peut considérer comme faisant partie du droit international moderne ».
(9) US Presidential Proclamation n° 2667, 28 septembre 1945, « Policy of the United States With Respect to the Natural Resources of the Subsoil and Sea Bed of the Continental Shelf » (www.gc.noaa.gov/).
(10) Dans la limite de 350 milles, cf. Convention de Montego Bay., op. cit., article 76, § 5-6.
(11) Ibidem., article 76 §1.
(12) Ibid., article 74.
(13) Ibid., article 15.
(14) Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, « Vers une politique turque de délimitation maritime encore plus agressive en Méditerranée ? », 13 août 2020 (https://fmes-france.org/).
(15) Plateau continental de la mer Égée, arrêt, CIJ, Recueil 1978, p. 3, § 106-107 : « Mais la position de la Turquie constamment maintenue dès le début a été que l’on ne pouvait envisager de saisir la Cour que conjointement, une fois qu’un compromis définissant les questions que la Cour aurait à trancher aurait été conclu. (…) D’autre part, (…) la Cour ne découvre rien qui donne à penser que la Grèce aurait évoqué, avant le dépôt de sa requête, la possibilité de porter unilatéralement le différend devant la Cour sur la base du communiqué conjoint. En conséquence, (…) la Cour ne peut que conclure que le communiqué n’avait pas pour objet et n’a pas eu pour effet de constituer de la part des Premiers ministres de Grèce et de Turquie un engagement immédiat (…) d’accepter inconditionnellement que le présent différend soit soumis à la Cour par requête unilatérale. Il en découle que, selon la Cour, le communiqué de Bruxelles n’offre pas de fondement valable à sa compétence pour connaître de la requête déposée par la Grèce le 10 août 1976 ».
(16) Le Traité de Lausanne de 1923 (https://treaties.un.org/) reste une référence juridique sur laquelle s’appuie la Grèce pour revendiquer la souveraineté sur certaines îles et les eaux qui les environnent. La Grèce et la Turquie ont, en outre, signé la Convention de Montreux (www.mfa.gov.tr/) en 1936 par laquelle elles se sont simplement entendues pour fixer les eaux territoriales à 6 milles.
(17) Formalisée par l’amiral turc Cem Gürdeniz dès 2006, la doctrine « Partie bleue » définit les zones de juridiction revendiquées par la Turquie en mer Égée et en Méditerranée orientale.
(18) Bertrand Gilles, « Le démembrement de l’Empire ottoman et mini-guerre froide », in Le conflit helléno-turc. La confrontation des deux nationalismes à l’aube du XXIe siècle, Paris, Maisonneuve & Larose/IFEA, 2003, p. 37-67.
(19) Déclaration du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Hami Aksoy, en réponse à une question concernant l’extension des eaux territoriales grecques à 12 milles marins en mer Ionienne et les déclarations du ministre des Affaires étrangères de Grèce, Nikos Dendias, 20 janvier 2021 (http://lyon.cg.mfa.gov.tr/).
(20) Fotiadis Alexandros, « La France participe au Forum du gaz de la Méditerranée orientale », Euractiv Grèce, 10 mars 2021 (www.euractiv.fr/).
(21) Déclaration des membres du Conseil européen du 25 mars 2021, Bruxelles (www.consilium.europa.eu/).