Israël, Chypre et la Grèce ont signé le 2 janvier 2020 un accord pour la réalisation du gazoduc EastMed qui doit acheminer du gaz de Méditerranée orientale vers l’Europe en contournant la Turquie. Loin cependant de résoudre les problèmes d’approvisionnement énergétique du Vieux Continent, le gazoduc s’inscrit dans une dynamique de recomposition des frontières politiques et économiques en Méditerranée et en Europe.
EastMed et le marché du gaz en Europe et en Méditerranée
« Ces découvertes ont le potentiel de changer l’histoire. Elles pourraient apporter la prospérité à Israël, à Chypre et à la Turquie, ou plonger la région, déjà en proie au conflit turco-chypriote et à la guerre en Syrie, dans une crise plus profonde encore. (1) »
Au cours de la décennie 2010 ont été découvertes en Méditerranée orientale des réserves de 4 880 milliards mètres cubes (2) de gaz naturel comparables aux réserves gazières norvégiennes (3). D’importants gisements localisés dans les zones économiques exclusives (ZEE) égyptiennes, israéliennes et chypriotes sont à présent exploités. Les gisements Zohr en Égypte et Léviathan en Israël, avec respectivement 850 et 500 Md m3 de gaz, en sont les plus grands représentants.
Au demeurant, la présence de telles ressources en mer n’est pas sans poser plusieurs problèmes aux différentes économies de la région, en particulier les économies chypriote et israélienne. En effet, l’exploitation de leurs gisements ne peut être rentable, du fait de leur faible population, qu’à condition d’exporter la majorité du gaz extrait (4). L’Europe, ayant consommé 554,1 Md m3 de gaz en 2019 (5), se présente comme un marché de choix pour aider à développer l’exploitation des ressources en Méditerranée orientale. Or, le marché du gaz, du fait de la faible densité d’énergie de ce combustible et de la difficulté à le transporter par navire, est avant tout régional et par conséquent fortement contraint par les rivalités politiques entre les acteurs étatiques.
Il s’agit donc ici de comprendre comment le marché du gaz, impacté par la découverte de nouvelles ressources en Méditerranée orientale, restructure les relations économiques et politiques en Europe et en Méditerranée.
De la quatrième route du gaz à EastMed
Au rythme d’exploitation actuel, les réserves de gaz de la mer du Nord, partagées entre le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Norvège, devraient se tarir en quelques années seulement (6). L’Union européenne (UE), dont le quart du gaz provient de cette région, se trouve confrontée à un véritable problème. Bientôt dépourvue de sources domestiques de gaz significatives, celle-ci risque de se retrouver fragilisée face à la Russie, aujourd’hui son premier fournisseur d’hydrocarbures – la Russie a exporté 190 Md m3 de gaz à destination de l’UE en 2019 (7).
Consciente de ces enjeux, Bruxelles avait soutenu, au début des années 2000, le projet de gazoduc Nabucco, porté par des compagnies gazières d’Europe centrale, et avec pour objectif l’ouverture d’une quatrième route du gaz (8) en passant par la Turquie, pays se situant au croisement entre les réserves gazières de Russie, d’Asie centrale, du Caucase et d’Iran. Avec la découverte de vastes ressources de gaz en Méditerranée orientale, cette route avait le potentiel de faire transiter une centaine de milliards de mètres cubes de gaz à destination de l’Europe (9) et ainsi compenser la chute de la production du gaz en mer du Nord. Israël et la Turquie discutèrent à cet effet d’un projet de gazoducs entre les gisements gaziers israéliens et la ville turque de Ceyhan (10).
Néanmoins, la cherté du gaz iranien (11), l’absence de gazoduc sous la mer Caspienne que refuse la Russie, de même que la recrudescence des tensions depuis quelques années entre la Turquie et ses voisins méditerranéens mirent à mal ce projet de quatrième route du gaz.
Les contentieux de la Turquie avec ses voisins se cristallisent autour de la question chypriote. La partie nord de l’île, occupée par l’armée turque, s’est constituée République turque de Chypre du Nord (RTCN) et est reconnue par la Turquie comme seule entité légitime à Chypre. En découlent de fortes tensions entre la République de Chypre et la Turquie qui se prolongent désormais à l’espace maritime depuis la découverte de gaz. La Turquie, non signataire de la Convention de Montego Bay, soutient que l’Ouest de la ZEE chypriote lui appartient, tandis que l’Est reviendrait à la RTCN. Un contentieux maritime du même acabit oppose la Turquie à la Grèce, la première voyant sa ZEE réduite par la présence de nombreuses îles de la seconde non loin de ses côtes. Ce contentieux, qui a entraîné et provoque encore maints accrocs entre les deux parties, est la raison pour laquelle la Turquie a refusé de signer la Convention de Montego Bay et privilégie les accords bilatéraux pour définir ses frontières maritimes (12). Le 27 novembre 2019, la Turquie a ainsi signé avec le gouvernement d’accord national libyen un accord de délimitation de leurs ZEE respectives (13), amputant la ZEE grecque. En réaction, la Grèce et l’Égypte ont signé en août 2020 un accord du même type (14).
Entre-temps, le 2 janvier 2020, les Premiers ministres grec et israélien, Kyriakos Mitsotakis et Benyamin Netanyahou, accompagnés du président chypriote Nicos Anastasiades, ont signé à Athènes un accord (15) pour la réalisation du gazoduc EastMed. D’une longueur de 1 870 kilomètres, celui-ci contournera la Turquie par la mer en passant par Chypre et la Crête, et délivrera 10 Md m3 de gaz par an.
Pour la Grèce comme pour Chypre, EastMed constitue un moyen d’affirmer sa souveraineté maritime face à la Turquie tout en ne dépendant pas de celle-ci pour ce qui concerne le gaz, la première pour ses importations, la seconde pour ses exportations. Quant aux Israéliens, ils entretiennent de tumultueuses relations avec la Turquie ayant pour fond le conflit israélo-palestinien, la rivalité entre Israël et l’Iran, et l’animosité entre Benyamin Netanyahou et Recep Erdogan. Israël a fait ainsi le choix de privilégier sa relation avec Chypre et l’Égypte pour l’exploitation des ressources gazières (16).
Évalué au départ à 6 Md d’euros, le coût véritable d’EastMed devrait plutôt se situer autour de 8 Md € (17), d’autant qu’avec trois kilomètres de profondeur, il s’agit du gazoduc le plus profond jamais entrepris. De ce fait, le seuil de rentabilité du gaz empruntant cette route atteint 6,72 €/MMBTU (18), alors qu’il aurait été de 5,36 €/MMBTU avec un gazoduc terrestre de même débit passant par la Turquie. Étant donné que le prix moyen du gaz sur le marché européen évoluait un peu en dessous de 5 €/MMBTU en 2019 et que le seuil de rentabilité du gaz russe se situe en dessous de 4 €/MMBTU, EastMed ne sera que très difficilement rentable (19).
Une frontière économique et politique en Europe et en Méditerranée
Le gaz méditerranéen et le gaz russe constituent les deux cœurs productifs principaux à l’est pour le marché européen. Or, souffrant d’un coût de transport élevé et donc de faibles économies d’échelle, le premier ne peut être exporté que de façon limitée. Il bénéficiera, certes, à Chypre et à la Grèce, servira de potentielle source d’appoint pour l’Italie, mais demeurera incapable de rencontrer la demande des autres pays européens. Au contraire, le gaz russe, bénéficiant d’un faible coût de transport, peut être exporté plus loin avec de meilleures économies d’échelle, ce qui lui octroie un avantage économique décisif sur le marché européen comme sur le marché turc (20).
Les pays d’Europe centrale et de l’Est, déjà très dépendants du gaz russe (21), n’y voient plus d’alternative. L’Allemagne compte remplacer le gaz provenant de Norvège et des Pays-Bas, soit 51,2 Md m3 en 2019, par du gaz russe grâce à l’édification du gazoduc NordStream 2 (22). La Russie devrait donc subvenir à la presque totalité de la demande allemande en gaz d’ici quelques années.
La Turquie, privée quant à elle du gaz méditerranéen, ne peut diminuer la part du gaz russe dans sa consommation. Employés à pleine capacité, les gazoducs de la mer Noire BlueStream et TurkStream peuvent subvenir aux deux tiers des besoins turcs (23). Par ailleurs, le gazoduc TurkStream envoie la moitié de ses 31,5 Md m3 à l’UE, ce qui ferme la porte à l’émergence d’une route du gaz alternative au gaz russe à l’est de l’Europe.
Le Royaume-Uni, la Belgique et la France, pays fortement dépendants du gaz de la mer du Nord, ont choisi une autre solution : importer du gaz naturel liquéfié (GNL). Entre 2018 et 2019, leurs importations respectives de GNL ont crû de 152 %, 118 % et 80 % (24). Quant à l’Espagne et l’Italie, toutes deux importent leur gaz depuis l’Afrique du Nord tout en achetant également du GNL (25).
On constate dès lors que le marché européen du gaz, soumis à la raréfaction des ressources en mer du Nord et aux rivalités étatiques en Méditerranée orientale, dessine peu à peu une frontière économique au sein de l’UE. Les États d’Europe centrale et de l’Est vont dépendre presque exclusivement du gaz russe, tandis que les États d’Europe méditerranéenne et de l’Ouest n’en dépendront pas. Remarquons, par ailleurs, que cette division économique recoupe certaines divisions politiques au sein de l’UE, notamment en ce qui concerne les relations européennes avec la Turquie. Lorsque le président turc Recep Erdogan prononça un discours menaçant à l’encontre de la Grèce en septembre 2020 (26), l’Allemagne, du fait de l’importante communauté turque au sein de ses frontières, a privilégié la carte de la modération et s’est proposée comme médiatrice pour les différends gréco-turcs. À l’inverse, la France, dont la rivalité avec la Turquie a atteint des sommets en 2020, a tout de suite affiché un franc soutien diplomatique à la Grèce (27).
Cette frontière économique au sein de l’UE se prolonge en Méditerranée orientale en suivant le parcours du gazoduc EastMed, éloigne la Turquie des Européens et la rapproche de la Russie. Cela va de pair avec la marginalisation politique des Européens au Moyen-Orient. Les théâtres irakiens et syriens ainsi que le règlement des conflits qui y ont cours sont dominés par la Russie, la Turquie et l’Iran. L’influence européenne demeure contenue sur la côte levantine où elle trouve appui en Israël.
Le Liban, lui-même doté de gaz encore non exploité, constitue un espace tampon au niveau de cette frontière politique en cours de formation en Méditerranée. D’un côté, il est soumis à une influence iranienne grandissante via la présence du Hezbollah et, de l’autre, l’influence française demeure, à tel point qu’à la suite des explosions dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, plus de 50 000 Libanais ont signé une pétition demandant un mandat français sur le Liban pour les dix prochaines années (28). La mise en exploitation du gaz et les choix réalisés, quant à son exportation, joueront très certainement un rôle dans l’éventuel basculement de cet État vers l’un ou l’autre côté de cette frontière.
* * *
À conclure cet essai, nous pouvons affirmer que les ressources gazières en Méditerranée orientale, loin de favoriser le dialogue entre les États riverains, agissent comme un catalyseur des conflits frontaliers préexistants et les étendent à l’espace maritime. Le gaz est un moyen pour ces États de matérialiser économiquement leurs divergences politiques. En Europe, la recomposition du marché du gaz illustre surtout des divergences économiques entre les États, mais fragilise également leur unité politique, notamment sur les thématiques méditerranéennes. ♦
(1) Friedbert Pflüger, ancien secrétaire d’État allemand à la Défense, directeur du Centre européen pour la sécurité de l’énergie et des ressources au King’s College de Londres, en 2013, cité par Wakim Nabil, Sallon Hélène, Imbert Louis et Jégo Marie, « Comment le gaz rebat les cartes en Méditerranée orientale », Le Monde, 25 septembre 2020.
(2) Stanic Ana et Karbuz Sohbet, « The Challenges facing Eastern Mediterranean Gas and How International Law can help Overcome Them », Journal of Energy & Natural Resources Law, vol. 39, n° 2, 2021.
(3) Les réserves gazières norvégiennes en mer du Nord, en mer Norvégienne et en mer de Barents s’élevaient avant leur exploitation à 6 040 Md de mètres cubes. Ministry of Petroleum and Energy, Norwegian Petroleum Directorate, Facts. The Norwegian Petroleum Sector, Oslo, 2007, 218 pages, p. 82. Le rapport de 2014, quant à lui, indique que les réserves gazières s’élevaient à 6 018 Md de m3 (www.nsd.no/).
(4) Baccarini Luca, « Enjeux économiques et sécuritaires de la production de gaz naturel en Méditerranée orientale », Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), 14 juin 2019 (www.iris-france.org/).
(5) BP, Statistical Review of World Energy, 69th edition, 2020 (www.bp.com/).
(6) Ibidem, p. 32-43. En 2020, BP indiquait qu’il restait les productions britanniques, néerlandaises et norvégiennes pouvaient durer encore respectivement 5, 6 et 13 ans au rythme d’exploitation de 2019.
(7) Ibid.
(8) Les trois autres étant la route du gaz russe, la route du gaz de mer du Nord et la route du gaz d’Afrique du Nord.
(9) Gunnar Austvik Ole et Rzayeva Gülmira, « Turkey in the geopolitics of energy », Energy Policy n° 107, août 2017, p. 544-545.
(10) Qureshi Aurangzeb, « Turkey-Israel deal set to start a Middle East gas bonanza », Middle East Eye, 8 septembre 2016 (www.middleeasteye.net/).
(11) La Turquie achète le gaz iranien pour un prix de 205 $ pour 1 000 m3 (Gunnar Austvik O. et Rzayeva G., op. cit., p. 544), soit environ 7,25 $/MMBTU. Si ce gaz était vendu sur le marché européen, il faudrait ajouter le prix de transport à travers la Turquie et le vendre pour environ 9 $/MMBTU, c’est-à-dire près du double du prix européen actuel.
(12) Peyronnet Arnaud, « Vers une politique turque de délimitation maritime encore plus agressive en Méditerranée ? », Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques (FMES), 13 août 2020 (https://fmes-france.org/).
(13) « Libye : le gouvernement d’union nationale signe un accord militaire avec Ankara », RFI, 28 novembre 2019, (www.rfi.fr).
(14) « Méditerranée orientale : la Grèce ratifie un accord avec l’Égypte sur le partage des zones maritimes », Le Figaro, 27 août 2020 (www.lefigaro.fr/).
(15) « La Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord sur le gazoduc East Med », La Croix, 2 janvier 2020 (www.la-croix.com/).
(16) Peyronnet Arnaud, op. cit.
(17) Sémon Adrien, Mavrommatis Eleni, « EastMed ou le contournement de la Turquie. Étude statistique », Nemrod-ECDS, 17 juin 2021 (https://nemrod-ecds.com/).
(18) MMBTU : Million British Thermal Unit. Le BTU est une unité d’énergie anglo-saxonne employée notamment pour définir le prix du gaz. Il y a 36 268 163 MMBTU dans 1 milliard m3 de gaz.
(19) Ibidem.
(20) Ibid.
(21) Ces pays importent en moyenne 65 % de leur gaz depuis la Russie. Voir BP, Statistical Review of World Energy, op. cit.
(22) L’Allemagne importait 55 Md m3 de gaz par NordStream 1 en 2019, soit la moitié des importations allemandes cette année-là (BP, Statistical Review of World Energy, op. cit.). NordStream 2 doit avoir la même capacité.
(23) Il faut tout de même nuancer ce constat, car en 2019, un tiers seulement du gaz consommé venait de Russie (14,6 Md m3 sur 43,2 consommés. BP, Statistical Review of World Energy, op. cit., p. 32-43). De plus, en août 2020, un gisement de 405 Md m3 de gaz a été découvert au large des côtes turques en mer Noire. Voir « Turkey Lifts Black Sea Gas Field Estimate after New Find: Erdogan », Reuters, 17 octobre 2021 www.reuters.com/).
(24) BP, Statistical Review of World Energy, op. cit., p. 32-43. Notons que l’Allemagne, qui dépend fortement du gaz de Norvège et des Pays-Bas, n’importe pas de GNL.
(25) Ibid.
(26) Lagneau Laurent, « Le président Erdogan promet “d’amères expériences” sur le terrain à la Grèce », Zone Militaire-Opex 360, 6 septembre 2020 (www.opex360.com/).
(27) Cazenave Fabien, « Tensions en Méditerranée. Pourquoi l’Allemagne cherche à ne pas faire de vagues avec la Turquie ? », Ouest-France, 9 septembre 2020 (www.ouest-france.fr/).
(28) Lenoir Luc, « Liban : un “mandat français” est-il juridiquement possible, comme le demande une pétition ? », Le Figaro, 6 août 2020 (www.lefigaro.fr/).