Conclusion
Espace de convoitise, de rivalité, d’affrontement, mais aussi de coopération et d’échange, la Méditerranée orientale se présente comme une unité géographique tissée de paradoxes. La pandémie de coronavirus, qui l’a durement touchée, en a révélé les fragilités. Loin de se résumer à une division entre « démocraties au Nord » et « autoritarismes au Sud », le paysage politique régional, très varié, a fait de la zone un laboratoire des réponses politiques à la Covid-19 qu’a étudié Maëlle Panza. Démocraties, régimes hybrides ou régimes autoritaires : tous ont fait usage d’outils d’administration (contrôle physique des populations, désinformation) contraignant fortement les libertés individuelles. L’usage de ces outils a renforcé des tendances préexistantes : enracinement de l’autoritarisme en Libye, en Égypte et en Syrie, accélération du tournant populiste en Turquie, délitement démocratique en Israël, au Liban et à Chypre. Seule la Grèce semble faire figure d’exception, incarnant une « démocratie d’autorité » qui ne repose pas sur un compromis utilitaire entre économie et santé, mais privilégie la transparence et la coopération avec les citoyens. Claire Mabille met en avant un autre aspect des effets de la pandémie par l’intermédiaire de l’étude de l’évolution des flux migratoires qui sculptent la région. Expatriés, demandeurs d’asile et réfugiés se sont trouvés en première ligne face au coronavirus, vivant souvent dans des conditions précaires et n’étant que peu, voire pas, protégés par les systèmes de santé de leurs pays d’accueil. La fermeture des frontières a rendu la migration plus ardue : les travailleurs étrangers ont dû être rapatriés et la route de Méditerranée orientale est devenue plus difficile d’accès. Derrière ces conséquences sanitaires et physiques se dessinent des conséquences politiques et économiques. L’argent que les expatriés envoient à leur famille représente une part non négligeable du PIB de pays comme l’Égypte, le Liban ou la Jordanie, et la diminution de ces transferts pourrait durement affecter les économies nationales. Par ailleurs, l’exemple de la Grèce montre que la crise sanitaire a été exploitée pour durcir les politiques migratoires tout en se soustrayant au regard du droit international.
Secouée par des guerres depuis plusieurs décennies, la Méditerranée orientale est faite d’équilibres dont il est difficile d’évaluer la précarité. Le conflit israélo-palestinien illustre cette difficulté. Rhéa Fanneau de La Horie et Gaspard Béquet montrent que la résurgence subite de ce conflit, en 2020, peut être vue selon deux angles. D’un côté, elle doit être mise dans le contexte d’une marginalisation croissante de ce conflit sur les scènes locale et régionale. En Israël, les élections ont révélé la mise au second plan de la question palestinienne au profit des questions socio-économiques, tandis qu’en Palestine, les querelles intestines prennent le pas sur l’opposition à l’État hébreu. Cette dynamique est plus marquée encore sur la scène régionale, Israël ayant été officiellement reconnu par les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Cette reconnaissance révèle, premièrement une logique géopolitique, avec le basculement des alliances au Moyen-Orient depuis une ligne de confrontation construite sur le conflit israélo-arabe vers une ligne de confrontation construite sur le rapport à l’Iran. Deuxièmement, elle souligne une logique économique, avec la diminution des rentes des pétromonarchies du Golfe et l’attractivité croissante d’Israël, qui excelle dans les nouvelles technologies et a découvert des gisements gaziers dans sa ZEE en Méditerranée orientale. Cependant, le regain de violence récent du conflit israélo-palestinien témoigne de sa capacité à se réchauffer cycliquement. Aussi, l’intégration d’Israël et la marginalisation du conflit, bien que réelles, doivent toujours être nuancées. Le cas syrien, analysé par Fabrice Balanche, illustre un autre aspect de ces équilibres artificiels construits sur des compromis entre puissances régionales et qui, pourtant, semblent tenir malgré tout. Officiellement, la Russie et ses partenaires du « Processus d’Astana », l’Iran et la Turquie, s’opposent à toute tentative de partition formelle du pays et à l’existence d’une entité kurde séparée dans le Nord. Dans la pratique, toutefois, certaines puissances extérieures ont divisé le pays en zones d’influence et en contrôlent unilatéralement la plupart des frontières. Ainsi, à l’Ouest et au Sud du pays, le contrôle des frontières réside plutôt dans les mains du Hezbollah (pour la frontière libanaise) et des milices chiites irakiennes (entre Al-Boukamal jusqu’à Al-Tanef) qu’entre les mains du régime syrien. Au Nord de la Syrie, les proxys turcs et les troupes russes dominent le territoire. Ce dessaisissement des attributs de la souveraineté appartenant au régime de Bachar el-Assad ne s’arrête pas aux frontières terrestres : sa zone maritime syrienne est gérée par les forces de la base russe de Tartous, et la majorité de son espace aérien est contrôlée depuis la base russe de Hmeimim. Malgré quelques occasionnelles déclarations publiques, Damas semble se suffire de ce jeu des puissances étrangères et de cette souveraineté limitée.
La militarisation croissante des stratégies de puissance en Méditerranée orientale est l’une des tendances lourdes de la région. Adrien Sémon souligne le changement de paradigme stratégique par lequel la Turquie se confronte à ses voisins depuis 2016. Autrefois guidée par la doctrine du « zéro problème avec les voisins », la diplomatie turque s’est profondément transformée. Des multiples opérations militaires qu’elle a conduites dans la région depuis 2015, Ankara a tiré un prestige qui lui a permis de s’imposer comme un acteur indispensable des résolutions de conflits dans la région. Par ailleurs, déjà détentrice de deux points d’appui en Méditerranée à Chypre et en Albanie, la Turquie a augmenté son nombre de bases militaires extraterritoriales au sein d’États où elle intervient militairement, ainsi qu’avec des États partenaires, comme le Qatar, la Somalie ou le Soudan. Cette rhétorique expansionniste s’appuie notamment sur deux éléments : la doctrine « Patrie Bleue » (Mavi Vatan), formalisée dès 2006 par l’amiral Cem Gürdeniz, qui fournit un cadre juridique et stratégique offensif aux nouvelles ambitions régionales turques, et d’importantes dépenses militaires – 20,4 milliards de dollars en 2019, soit 2,7 % de son PIB. Théo Bruyère-Isnard révèle que la diplomatie russe en Méditerranée orientale suit une tendance similaire. La présence russe dans la région n’est pas nouvelle, bien que la chute de l’Union soviétique y ait mis temporairement un terme. Au cours de la dernière décennie cependant, cette présence s’est renforcée sur plusieurs plans. Premièrement, les Russes se sont davantage impliqués militairement dans la région, notamment via les conflits en Syrie et en Libye. Cette implication passe, soit par une participation directe de l’armée russe aux conflits, soit par l’usage de groupes non-étatiques rattachés de manière plus ou moins claire au gouvernement de Vladimir Poutine. Deuxièmement, les Russes se sont davantage impliqués diplomatiquement via le resserrement des partenariats existants et la recherche de nouveaux soutiens. Cette similarité des politiques turque et russe en Méditerranée orientale est approfondie par Cyril Blanchard, qui souligne que les deux puissances utilisent des stratégies de présence indirecte pour s’imposer dans la région. Ces stratégies se définissent par le contournement de la puissance ennemie pour atteindre les objectifs fixés, ce qui permet d’éviter la confrontation militaire directe, peu désirable en raison de ses conséquences matérielles et humaines ou des réactions des acteurs régionaux et internationaux qu’elle pourrait générer. Cette similarité des stratégies employées par la Russie et la Turquie ne doit toutefois pas oblitérer les différences qui les séparent. Ainsi, tandis que la stratégie indirecte turque se caractérise par l’usage de mercenaires syriens, d’experts techniques nationaux et de nombreux drones tactiques, la Russie privilégie l’utilisation des forces régulières à des fins de stabilisation et d’interposition ainsi que de société(s) militaire(s) privée(s) comme forces opérationnelles auprès des armées locales. Face à la militarisation croissante des présences russe et turque en Méditerranée orientale, l’Otan semble bien hésitante. Alice Vorral et Louise Faimosa relèvent pourtant que, dès la fin de la guerre froide, l’Alliance transatlantique a lié la sécurité de l’Europe à la sécurité en Méditerranée, et a tenté d’établir des coopérations et des synergies dans la région. Néanmoins, la deuxième décennie du XXIe siècle a vu la fragilisation de ces architectures sous l’effet de différents facteurs. D’une part, l’émergence des revendications populaires lors des printemps arabes, la déstabilisation régionale avec la chute de nombreux dirigeants (Tunisie, Libye) et l’essor du terrorisme gangrenant la région depuis 2001, ont remis en question les coopérations et les équilibres établis par l’Otan. D’autre part, les doutes américains quant à la pertinence de l’Alliance et l’éloignement de la Turquie, au profit d’un rapprochement avec la Russie et le monde arabe, ont sapé la légitimité que l’Otan avait tenté de construire au cours des deux décennies précédentes.
L’un des enjeux majeurs des conflits qui secouent la zone est l’affirmation et la sécurisation par les États de leur souveraineté sur les eaux de la Méditerranée orientale. Deux rivalités inter-étatiques touchant à la définition des frontières maritimes se distinguent par leur virulence : entre la Grèce et la Turquie, d’un côté, et entre Israël et le Liban, de l’autre. Vieille de plusieurs décennies, la rivalité gréco-turque couvre plusieurs domaines. La définition de leurs frontières maritimes est l’un d’entre eux. Cette définition repose sur l’interprétation de trois notions juridiques : la mer territoriale, le plateau continental et les Zones économiques exclusives (ZEE). Or, dans le cas de la délimitation entre les zones grecque et turque, l’application de ces notions pose un problème spécifique : d’une part, la présence de nombreuses îles grecques près des côtes turques en fait un cas particulier régi par la pratique, qui se trouve être particulièrement défavorable à Ankara ; d’autre part, la Turquie n’a jamais reconnu la convention de Montego Bay qui fixe la définition de ces notions. Si les revendications turques ne sont donc pas illégitimes, elles ne sont cependant pas motifs à violer le droit international. Or, la Turquie, isolée juridiquement et diplomatiquement, affirme une politique unilatérale propice aux tensions, comme l’a illustrée la brusque détérioration des relations entre la Grèce (soutenue par la France) et la Turquie, puis entre l’UE et la Turquie aux mois de juillet et août 2020. Pour Cyrille Bricout et Marie Laville, ce conflit doit être réglé dans un cadre plus large que la relation UE-Turquie, et sa solution doit être le fruit d’un consensus à l’échelle internationale.
Le conflit entre le Liban et Israël, étudié par Sébastien Rovri, est un autre exemple de rivalité interétatique cristallisée autour de la définition des frontières maritimes. Ce conflit remonte à la découverte de potentielles ressources gazières dans les fonds marins de la zone frontalière en 2010. Entre 2010 et 2012, des négociations avaient été entamées entre les deux pays – sans succès. En 2020, le gouvernement libanais, poussé par une crise économique amplifiée par l’explosion du port de Beyrouth le 4 août, et le gouvernement israélien, soucieux de débuter l’exploitation de son gisement Karish, débutaient d’autres négociations mais, en décembre, nouvel échec ! Plusieurs raisons l’expliquent, à commencer par la défense subite par la partie libanaise d’une position maximaliste fondée sur un rapport du United Kingdom Hydrographic Office produit en 2011. Toutefois, l’intransigeance des deux pays ne peut être comprise sans le recours à des facteurs géographique et politique. En effet, l’étude des cartes récentes révèle que les deux pays tentent de s’assurer une souveraineté totale sur les champs d’hydrocarbures. Par ailleurs, le chaos de la scène politique libanaise explique la communication soudaine sur un rapport tenu secret plus de dix ans.
L’Union européenne, qui cherche à réduire sa dépendance au gaz russe, est également affectée par ces conflits. Comme le montrent Adrien Sémon et Eleni Mavrommatis, la recomposition du marché du gaz en Europe dépend notamment du projet de gazoduc EastMed, dont l’accord de réalisation a été signé le 2 janvier 2020 par la Grèce, Chypre et Israël. D’une longueur de 1 870 kilomètres, ce gazoduc contournera la Turquie par la mer en passant par Chypre et la Crête, et délivrera 10 milliards de mètres cubes de gaz par an. Cependant, loin de rassembler les pays européens, ce gazoduc illustre les divergences économiques entre les pays et fragilise leur unité politique. Alors que les États d’Europe centrale et de l’Est continuent de dépendre presque exclusivement du gaz russe, ceux d’Europe méditerranéenne et de l’Ouest s’en émancipent. Par ailleurs, le trajet du gazoduc entérine aussi bien l’éloignement qui s’est creusé entre l’UE et la Turquie, que la marginalisation de l’Union sur le théâtre levantin. ♦