Éditorial
De parcours et d’origines variés, vous, participants à cette édition du Séminaire interarmées des grandes écoles militaires (Sigem), avez choisi la carrière de militaire. Cette décision vous honore, d’autant plus en un siècle annoncé comme celui de l’inédit, de l’instable, de l’hostile, et d’une saturation de l’espace stratégique où les États se réarment et se préparent à faire la guerre dans tous les milieux.
En vous orientant vers la carrière d’officier, vous avez décidé d’assumer des responsabilités singulières. Elles se manifestent par le port de vos uniformes, avec toute la variété qui les caractérise, avec toute l’identité et l’histoire qu’ils invoquent, avec toute la symbolique qu’ils contiennent. Parce qu’une fois militaires, vous n’êtes plus seulement vous-mêmes, vous représentez plus que votre seule personne, vous appartenez à un corps collectif, à celui du bras armé de la nation.
Être militaire implique avant tout une exemplarité, un modèle, un idéal, dont l’article L. 4111-1 du Code de la défense synthétise tous les enjeux : « L’armée de la République est au service de la Nation. Sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation. L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation. (…) »
Votre devoir est désormais de trouver, par vous-mêmes, l’esprit de ce dont ces simples mots sont la lettre. Vous incarnez la force légitime. Il ne s’agit plus simplement d’être tel que vous êtes, mais de devoir être disciplinés, disponibles, loyaux, neutres et de ne pas reculer devant la possibilité ultime du sacrifice de soi.
Être discipliné signifie être capable d’observer scrupuleusement une règle de conduite, de respecter l’ordre et de se construire dans l’uniformité. En un sens plus ancien, mais qui est tout autant le vôtre, la discipline renvoie à une rigueur morale ainsi qu’au sérieux dans l’étude.
Être disponible vous impose de répondre présent lorsque vous êtes convoqués, lorsque vous devez exercer vos fonctions, en particulier dans des conditions difficiles, dans l’épreuve et l’incertitude. Cette disposition à servir fait le cœur de ce que vous êtes et de ce que vous serez.
Être loyal, c’est être à la fois honnête, juste et sincère, fidèle à votre engagement, tant dans les rapports avec vos chefs qu’avec vos futurs subordonnés et avec vos camarades, qu’ils soient de la même arme ou non, de la même armée ou non. Chacun d’entre vous est essentiel à la réussite collective.
Être neutre importe de savoir s’abstenir de prendre parti et d’observer la plus grande prudence relativement à la préservation des secrets, en particulier lorsqu’il est question de sécurité opérationnelle. La valeur de ce silence ne fera que renforcer celles de votre parole et de votre plume.
Incarner la force légitime, en tant que jeune officier, vous impose de réfléchir à la nature même des usages de la violence dont vous aurez l’éventuelle responsabilité et auxquels vous serez confrontés, y compris lorsqu’il ne s’agira que d’avertissement et de démonstration, aujourd’hui et pour demain.
Notre époque est celle où la fixation d’une différence entre la paix et la guerre s’est transformée. Vous aurez à évaluer une gradation entre compétition, contestation et confrontation. Stabiliser la distinction classique entre guerre et paix n’est plus possible pour deux raisons. La première est que nous vivons dans un temps où existe une arme qui ressemble à une arme de guerre mais qui en réalité impliquerait une destruction mutuellement assurée en cas d’ascension aux extrêmes débridée entre les belligérants qui la possèdent : l’arme nucléaire. C’est là tout l’enjeu de la politique de dissuasion qui vise à maintenir la conflictualité dans une logique des moyens et des fins afin d’éviter la terrifiante possibilité du pire. Avec les armes nucléaires, la concentration du potentiel de violence en l’arme dépasse et déjoue la centralité du combat telle que vous pourrez la trouver décrite et conceptualisée dans l’œuvre classique de Clausewitz. C’est pourquoi la possibilité d’une violence maximalisée demeure à l’horizon perpétuel de nos stratégies.
La seconde raison d’un brouillage de la différence entre guerre et paix provient des guerres dites asymétriques, hybrides, insurrectionnelles, indirectes ou de basse intensité. Ce vocabulaire très varié indique ici toute la difficulté à se saisir de formes de conflictualités qui étaient, encore il n’y a pas si longtemps, désignées comme de la guerre de partisans, avec aujourd’hui de la guérilla et du terrorisme en zone urbaine. Dans le contexte de ces affrontements, tout l’enjeu est de parvenir à faire la distinction entre une cible légitime ou illégitime, entre le combattant et le non-combattant. Autrement dit, la difficulté provient d’un contexte où le principe de discrimination, tel qu’il est traditionnellement énoncé dans la pensée de la guerre juste, est une question permanente. Lorsque l’usage de la force n’est plus seulement l’apanage des militaires, lorsque des civils deviennent des cibles, lors d’un attentat terroriste par exemple, la violence est alors fusionnée.
Chaque militaire voit donc son rôle et sa fonction pris entre deux feux : celui de la concentration de violence maximalisée en l’arme nucléaire et celui des crépitements de violence fusionnée, du fait d’acteurs difficiles à caractériser et d’actes à la frontière de la sécurité et de la défense. Ces deux bornes de la violence, qui encadraient la disparition des conflits armés entre États depuis 1945, ont été bouleversées lorsque l’armée russe, dans les airs, par la mer et sur la terre, est entrée sur le territoire ukrainien le 24 février 2022. Les conséquences de cette agression, déjà visibles, seront l’occasion, pour vous, de tirer toutes les ressources possibles de l’histoire militaire et des études stratégiques afin de mieux comprendre les situations difficiles qui s’annoncent. Car avec le retour de la guerre de haute intensité, avec ces confrontations violentes entre masses de manœuvres agressives qui vont contester leur supériorité dans tous les milieux, jusque dans le virtuel et l’information, chacun d’entre vous, à l’avant comme à l’arrière, devra d’autant plus assumer pleinement sa responsabilité, en donnant tout son sens à sa fonction de chef militaire en démocratie.
Disciplinés, disponibles, loyaux et neutres, vous l’êtes déjà forcément par la réussite de vos études, par le choix de votre orientation professionnelle, par votre présence à l’École militaire pour le séminaire. L’évolution du contexte international, en y incluant les défis environnementaux et la sécurité climatique, souligne encore davantage ce que signifiera, pour vous, la responsabilité du sacrifice. À l’heure où l’environnement et les ressources de tout type prennent une importance stratégique nouvelle, nous savons déjà que les forces françaises devront agir sous pression, qu’il s’agisse de leur emploi en situation avérée de conflit, alors catalysé par les transformations environnementales, ou de leur emploi en situation non belliqueuse, pour la protection des populations civiles en cas de catastrophe sur le territoire national. La possibilité du sacrifice signifie deux choses : d’abord, qu’il y a toujours un peu quelque chose de sacré dans le fait d’avoir aussi la mort comme hypothèse de métier, ensuite, qu’il faut apprendre à faire don de soi, jusqu’à peut-être s’abandonner, parce qu’il en va du sens que vous voudrez donner à votre existence.
La lecture de ce Cahier de la RDN vous permettra de nourrir votre réflexion sur vos rôles et vos fonctions d’officiers en devenir. Ces quelques mots, à titre d’éditorial, n’ont pour modeste finalité que de vous rappeler le mérite et la considération de tout citoyen conscient de l’honneur de votre engagement.
Je vous souhaite une excellente semaine de séminaire.
Dr Édouard Jolly,
Chercheur « Théorie des conflits armés »,
Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem)