La crise russe
Depuis la tenue du colloque dont les communications figurent ici, le paysage politique russe a connu un nouveau bouleversement qui modifie certaines des remarques présentées lors de notre journée de réflexion. Deux faits constituant le changement méritent mention : l’un était attendu, l’autre fut une surprise. Ce qui était au programme de la vie politique russe en mai 1999 était la procédure de destitution (impeachment, mot fort en vogue désormais en Russie) engagée à la Douma à l’initiative du Parti communiste. Cinq chefs d’accusation pesaient sur le Président russe, dont l’un au moins, la guerre de Tchétchénie, pouvait, pensait-on, recueillir la majorité des deux tiers nécessaire à sa destitution par la Douma, étant entendu que cette condamnation devait ensuite être confirmée par d’autres organismes dont la Cour constitutionnelle et la Chambre haute, ce qui mettait le président à l’abri en dernier ressort ; mais l’effet moral d’un vote positif de la Douma eût pu, néanmoins, être désastreux pour Boris Eltsine, assombrissant sans conteste la fin de son mandat.
À la veille du débat et du vote de la Douma, le président, fidèle à une vieille habitude qui, au terme de périodes de passivité politique et d’affaiblissement physique mêlés, le fait soudain ressurgir et reprendre l’initiative, a, une fois encore lancé un défi à ses adversaires, défi apparemment risqué, puisqu’il a, sans raison apparente, démis le Premier ministre choisi et soutenu par la Douma, renvoyé un gouvernement où figuraient des communistes. N’était-ce pas le plus sûr moyen d’exaspérer davantage encore la Douma, d’en resserrer les rangs, de provoquer un vote de destitution plus large ? Ce qui paraissait, à la veille du 15 mai, un geste insensé, ouvrant la voie à une crise politique profonde, révéla une nouvelle fois l’intuition politique du vieux lutteur qu’est Boris Eltsine. Loin d’approfondir la crise, d’affaiblir sa position, son aptitude à reprendre l’initiative transforma la crise latente en psychodrame que la société russe, insensible aux appels à réagir des communistes, observa avec amusement. Désarçonnée, la Douma ne vota pas la destitution, car elle fut incapable de réunir les trois cents votes nécessaires. Elle entérina d’emblée le choix présidentiel d’un Premier ministre, a priori peu agréable à ses vues – Sergeï Stepachine, très proche du président –, témoignant de son incapacité à réagir à la résurrection soudaine d’un Eltsine qu’on croyait vaincu.
Les conséquences de ces « journées des dupes » des 13-15 mai 1999 ne sont pas négligeables pour le système politique russe. Trois constats s’imposent. Ayant échappé à la menace d’un vote de destitution, Boris Eltsine peut songer à achever son mandat calmement, sans opposition violente de la Douma. Par ailleurs, le renvoi brutal du gouvernement Primakov, l’acceptation par cette dernière, sans barguigner, d’un Premier ministre choisi par le seul Boris Eltsine, signifient que le système politique russe en revient à l’équilibre antérieur à la crise de l’été 1998. C’est le président qui désigne le gouvernement sans tenir compte de la Douma. Le système présidentiel, né de la Constitution de 1993, est à nouveau en vigueur ! Dernière conséquence, que l’on ne peut encore qu’esquisser avec prudence, il se pourrait bien qu’à quatorze mois de l’élection présidentielle, Boris Eltsine soit en train de pousser en avant un candidat à sa succession, ce qu’il s’était toujours refusé à faire auparavant. Une question cependant surgit aussitôt : Stepachine, dont la fidélité au président ne peut être mise en doute, est-il réellement le successeur imaginé par Boris Eltsine ? Ou plus simplement celui grâce à qui un président épuisé, voyant arriver la fin de son mandat, compte éliminer de la course à l’élection de l’an 2000 des candidats ouvertement déclarés, tels Loujkov ou le général Lebed, ou encore non déclarés mais qui semblaient capables de s’imposer dans une élection anticipée, comme Primakov ? Depuis la mi-mai, derrière un président à bout de souffle, on a vu réapparaître, tel le phœnix toujours renaissant, le politique avisé et remarquablement calculateur qui, depuis près de dix ans, domine la Russie.
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