Éditorial
Les Cahiers du Sigem proposent traditionnellement une sélection d’articles pour vous aider, vous jeunes officiers amenés à servir la Nation, à réfléchir, individuellement et collectivement, à la fois sur votre engagement en tant que futur chef, et sur l’état du monde dans lequel vous allez être amenés à exercer votre vocation militaire. Il s’agit de mieux se connaître soi-même et de mieux connaître son environnement, afin de pouvoir être prêts à accomplir les missions exigeantes qui vous seront confiées.
L’officier au service de la Nation : valeurs et forces morales
L’officier d’aujourd’hui doit se mouvoir entre tradition et modernité, entre permanence et évolution. Dans un siècle marqué par l’accélération du tempo, que ce soit celui des échanges entre les hommes ou celui des évolutions technologiques, l’officier doit être un « socle » sûr et solide, un rappel de la permanence des grands principes qui font tourner le monde. La guerre est en effet aussi vieille que le monde, même si elle prend des aspects différents selon les époques et les lieux.
La guerre a forgé au cours des âges ce qu’est le militaire, mais également l’officier, d’aujourd’hui. L’histoire a formé les valeurs des soldats, quel que soit le milieu, le champ ou le service dans lequel il évolue, valeurs qui sont transmises de génération en génération par la formation militaire et de l’engagement opérationnel. Tout militaire doit méditer et transmettre le sens du devoir et les valeurs qui l’accompagnent.
Les valeurs qui sous-tendent l’engagement à servir en tant que militaire naissent d’un creuset national ; elles nourrissent et entretiennent le lien entre les armées et la Nation qu’elles servent et dont elles sont l’émanation. Il est cependant nécessaire de souligner la spécificité de l’engagement militaire et du statut militaire. Si ce dernier a évolué dans l’histoire française, l’essence de cet engagement reste fondamentalement différente de celles d’autres engagements civils et s’incarne notamment dans la notion de singularité militaire. Honneur et valeurs militaires portent un engagement fort de cette spécificité, au service de la Nation, donc de tous.
Le sens du devoir, pour un militaire, prend racine dans des valeurs spécifiques et ancestrales, au premier rang desquelles se trouve l’honneur. L’honneur est un idéal qui donne à l’action réalisée en son nom la beauté d’un acte moral ; il commande des valeurs comme celle du courage, cette passion ancrée dans l’imaginaire collectif, et instaure un système de règles sociales dans lesquelles l’opinion et le jugement moral des autres sont essentiels.
C’est ce que Clausewitz appelait les « forces morales » : il en faisait la première des particularités inhérentes à la nature de l’activité guerrière et regrettait que ceux qui pensent la guerre, généralement, l’oublient. « En théorie, on est très habitué à considérer le combat comme une estimation abstraite des forces où le sentiment n’a aucune part ; c’est une des innombrables erreurs que les théories commentent intentionnellement, parce qu’elles n’en voient pas les conséquences . » Ces forces morales permettent au militaire d’accepter la mort et d’être résilient face à ce que la guerre fait aux combattants.
Le monde du XXIe siècle : complexité et influence
Dans ce monde complexe qu’est celui du XXIe siècle, les défis sont nombreux et très variés : de la modernité de notre temps découlent des enjeux humains de commandement, des enjeux politiques pour l’emploi de la violence légitime qu’incarnent les armées, et des enjeux technologiques pour les capacités militaires.
La guerre est un « fait social total » au sens de Marcel Mauss, c’est-à-dire un fait social qui peut être étendu à tous les domaines sociaux (juridique, politique, économique, etc.) et qui, s’il est décrypté, explique le fonctionnement de la société. Ces dernières années, des formes nouvelles de guerre (sans États, sans frontières, impliquant de nouveaux acteurs, etc.) ont donné lieu à un foisonnement de concepts nouveaux, tels que ceux de l’hybridité, de la surprise stratégique ou encore de la résilience. Pourtant, la guerre en Ukraine est venue nous rappeler que la guerre interétatique, au sens classique, n’a pas disparu de notre monde.
Le monde continue néanmoins à se complexifier : aux côtés des espaces terrestre, maritime et aérien, sont apparus de nouveaux milieux de conflictualité, le cyber tout d’abord, puis l’espace extra-atmosphérique et récemment les fonds marins ; et à ces milieux qui s’interpénètrent, s’ajoutent des champs qui interagissent avec eux, le champ électromagnétique et le champ informationnel. L’importance de ce dernier est devenue évidente sur le terrain particulier de l’Afrique, où la manipulation de l’information a montré toute son efficacité stratégique.
La manipulation est à différencier de l’instrumentalisation : dans les deux cas, il s’agit d’orienter la perception qu’une personne a de la réalité pour la faire agir dans un sens précis. Dans le cas de l’instrumentalisation, la personne n’est qu’un instrument, un intermédiaire qui réalise l’action à la place de celui qui en a véritablement l’intention ; il s’agit, la plupart du temps pour ce dernier d’éviter d’endosser la responsabilité d’un acte en le faisant faire par un autrui crédule. Dans le cas de la manipulation, la personne qui agit au profit d’une autre le fait en étant persuadée d’agir pour ses propres intérêts ; elle endosse inconsciemment la cause et les buts de cet autre sans comprendre qu’ils n’étaient pas initialement les siens.
Une personne instrumentalisée ou manipulée n’a pas conscience qu’elle agit au profit et sous l’influence d’une autre ; mais dans l’instrumentalisation, cette influence s’efface une fois l’action réalisée, alors que dans la manipulation, l’influence est durable et elle continue à agir. Pour parvenir à ses fins, le manipulateur doit, soit pouvoir investir en profondeur et dans la durée le psychisme du manipulé, soit savoir susciter chez le manipulé les ressorts de la peur.
La théorie du complot – la peur d’être submergé par une force supérieure à la sienne – trouve dans le cyberespace et les réseaux sociaux un univers de développement fécond : elle touche au plus profond du psychisme intérieur par l’angoisse qu’elle génère ; elle peut utiliser des outils perfectionnés de trucages et se propage sans véritables limites. Dans les guerres de manipulation qui visent l’État, elle est une arme efficace dont le ressort est de faire perdre à la population la confiance qu’elle a dans l’appareil de gouvernement. Il s’agit alors, ici encore, de faire appel au concept des « forces morales » avec l’objectif de contenir les effets de ces attaques cognitives sur la population.
Le courage de penser
Qu’est-ce qui fait du monde d’aujourd’hui un monde complexe à appréhender ? La multiplication et l’accélération de ses évolutions ? Leur caractère inattendu ? Le haut niveau de réflexion philosophique et/ou de connaissances technologiques qu’elles sous-tendent ? La complexité ne doit pas faire peur mais au contraire susciter « le courage de penser ».
Mais attention ! Si l’intelligence doit permettre d’appréhender la complexité des situations, elle ne peut s’exercer convenablement qu’à travers le discernement, conjonction de l’intelligence et de l’expérience. L’engagement dans l’action est intrinsèquement fort de sens. Il est le fruit d’une volonté, d’une éducation et de valeurs profondément ancrées, mais il demande à se nourrir constamment d’une réflexion toujours vive, perspicace et essentielle.
De même, la réflexion ne doit pas se limiter à une pensée rationnelle comme l’a rappelé Clausewitz, mais bien intégrer cette composante essentielle qu’est la réflexion morale, que l’on appelle aussi la réflexion éthique. Et donner du sens à son action, se forger des valeurs, ne peut pas aller sans chercher à comprendre comment l’environnement peut nous manipuler, c’est-à-dire substituer, de manière subversive, un autre sens à l’action et d’autres valeurs que ceux que nous aurions voulu suivre. ♦