Préface
La défense européenne fut bâtie dans une rencontre entre les desseins politiques, l’immédiateté des menaces et les divergences de vues entre États souverains. Si le projet d’une « Europe de la défense » fut arrêté dès août 1954 par le refus français de ratifier le traité instituant une Communauté européenne de défense (la CED), l’expression demeure encore aujourd’hui l’une des plus employées en France pour évoquer la protection du continent. Elle désigne en même temps des « coopérations opérationnelles, capacitaires ou industrielles menées dans des cadres divers au sein de l’Union européenne, mais aussi sur un plan multilatéral, voire dans certains cas bilatéral » (1).
Cette harmonie militaire telle que conçue par les premiers membres de l’Union, qui n’a jamais existé dans les faits, a tout du moins conservé sa force symbolique, et continue de bien se porter dans les discours. Alain Richard lui-même, alors ministre de la Défense, expliquait dans un entretien au journal Le Monde en juillet 1999 que « l’Europe de la défense engloberait des conceptions nationales de défense différentes » (2).
De telles superpositions lexicales pourraient ne relever que d’une différence de degré entre plusieurs dispositifs mis en œuvre. Il convient en fait, pour clarifier la question militaire en Europe, de distinguer au moins trois instances, trois dispositifs, trois réalités : la défense de l’Europe, la défense européenne et l’Europe de la défense.
La défense de l’Europe n’est ni plus ni moins que la défense d’un territoire – ici l’Europe –, sur lequel s’exercent un ou plusieurs pouvoirs, détenteurs de la souveraineté et qui l’exercent au sein d’une alliance, celle de l’Atlantique Nord. Si la défense du territoire européen continue de faire des États souverains son garant en dernier recours, l’Otan, mue par l’allié américain, y apporte aujourd’hui la plus grande contribution. La défense de l’Europe se joue donc entre les États souverains et l’Organisation atlantique. Se pose alors la question de la convergence et de l’alignement des menaces et des réponses entre cette kyrielle d’acteurs.
La défense européenne désigne la part que l’Europe occupe dans la défense de son territoire : elle recouvre les armées nationales, mais aussi les coopérations bilatérales ou multilatérales que les Européens mettent en œuvre pour se défendre, y compris au-delà des frontières de l’Europe institutionnelle, dans le contexte d’une défense sans frontières, comme c’est le cas pour la France (3). La réassurance de l’article 5 de la Charte de l’Atlantique semble aujourd’hui plus puissante que ces dispositifs européens ; mais en des temps où s’affirment les États puissances, où les
relations entre les États-Unis et l’Europe se tendent, peut-être la récente activation de la Coopération structurée permanente, l’ouverture du Fonds européen de défense, ou encore la mise en place au sein de l’État-major européen d’une Capacité militaire de planification et de conduite (MPCC) renforceront-elles la part que les Européens prennent dans la défense de l’Europe.
La défense de l’Europe est donc un objectif inaliénable ; la défense européenne constitue l’un des moyens possibles pour l’atteindre.
Qu’en est-il alors de « l’Europe de la défense », présente dans tous les discours, objet de toutes les espérances et de tous les anathèmes ? Elle désigne les organismes militaires de l’Union européenne, qui transcendent le cadre des États-Nations ; elle est ce qui adviendrait si les États européens décidaient de mettre en commun non seulement leurs capacités, leurs mécanismes industriels, mais aussi leurs commandements opérationnels.
Nous voyons ici ce que l’idée foulée aux pieds en 1954 doit à la mythologie politique ; face aux menaces qui successivement ont frappé l’Europe, l’unité (4) devait être de mise dans les discours des responsables politiques ; entre les trois idées que nous énumérions, il était parfois tentant de choisir la plus intégratrice. Un facteur supplémentaire de complexité vient de ce que la question de la défense entrait en résonance avec d’autres politiques publiques européennes ; ainsi, les thuriféraires d’un approfondissement de la construction européenne appelaient de leurs vœux la création d’une Europe de la défense, pour achever de rapprocher les États qui dans le Traité de Rome avaient accepté d’unir leurs destinées. L’ensemble de la réflexion doit enfin s’adosser aux réalités les plus contemporaines, comme celles qui conduisent les mers et les océans à redevenir les enjeux les plus importants du monde contemporain de la défense et de la sécurité des Nations (5).
La défense de l’Europe, la défense européenne et l’Europe de la défense, s’entremêlent donc souvent dans les imaginaires politiques ; pour les expliquer, ce Cahier de la Revue Défense Nationale a donné la parole a des jeunes étudiants-chercheurs qui, en plus d’incarner l’avenir de la recherche, ont entre leurs mains le futur de l’Europe.
La défense de l’Europe
La défense de l’Europe est la défense d’un territoire, contrôlé par de multiples acteurs – les États-nations – traversé par des alliances militaires opérantes – au sein desquelles l’Otan occupe le premier rang – et mû depuis plus de 70 ans par un projet commun – l’Union européenne.
La défense du territoire européen n’a jamais cessé d’être l’apanage des États souverains. L’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose par exemple que : « tout État-membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre ».
D’une part, les questions de défense relèvent de la souveraineté des États, d’autre part, ces questions sont, dans les termes mêmes des traités, dérogatoires, car jugées essentielles à l’exercice des souverainetés nationales. Mais le fait que les États disposent, de manière incontestée, d’une telle compétence ne signifie pas qu’ils excluent de s’allier pour en user au mieux. Les historiens savent combien les visées de l’empire austro-hongrois sur la petite Bosnie-Herzégovine furent décisives dans le mouvement des alliances qui conduisit à la Grande Guerre. De même, alors que l’Estonie s’était trouvée paralysée en 2007 par une cyberattaque, il pourrait être préoccupant de songer que la politique de défense relève du « seul État souverain ». Pour souveraine qu’elle soit, que pourrait l’Estonie seule, face à des attaques de grande ampleur ?
C’est sur un tel terreau que prennent place les alliances, et en particulier l’Otan. Celle-ci ne dispose pas en propre de moyens : ne lui sont affectées que les capacités que les États ont accepté de mettre à disposition. Au reste, 22 des 29 États-membres de l’Union européenne sont également membres de l’Alliance atlantique ; là réside sans doute l’une des raisons qui expliquent les chevauchements entre l’Otan et la défense européenne.
En plus de cette solidarité de fait, la défense de l’Europe trouve dans l’Otan la sécurité du parapluie nucléaire américain. Le transfert de moyens aujourd’hui mis en œuvre par l’Alliance atlantique vers des structures qui seraient proprement européennes est devenu cependant une question lancinante. L’idée de Washington était que l’Otan ne fût pas limitée « aux problèmes Nord-atlantiques », mais qu’elle « couvre l’ensemble des problèmes Est-Ouest où que ce soit » (6). « Out of area or out of control », avait résumé Manfred Wörner, secrétaire général de l’Otan, en 1990. Dès lors, certains Européens se demandaient s’il était pertinent de suivre les Américains dans des conflits qui ne menaçaient pas directement la sécurité européenne. Le Brexit a reposé avec acuité la question de la répartition des compétences entre les structures européennes et l’Alliance atlantique, dans le débat politique comme dans les commandements opérationnels. Il faut enfin mentionner que, si la Communauté européenne avait notamment buté sur la question du nucléaire, la France et le Royaume-Uni contribuent à la dissuasion de l’Otan en Europe.
Les groupes de travail ont ici détaillé les structures militaires de l’Alliance atlantique, et la part qu’elles prennent dans la défense de l’Europe, pour mieux les comparer aux options européennes qui ont émergé dans le sillage du Brexit. L’ensemble prend place dans le cadre plus ou moins incertain selon les moments ou les expressions politiques des membres de l’Alliance elle-même, et de son évolution contrainte ou confiante.
La défense européenne
Lorsque les Britanniques, souvent les meilleurs élèves de l’Otan avec les Allemands, ont pris le 23 juin 2017 la décision de quitter l’Union, les plaidoyers pour une défense européenne se sont multipliés. Si une Europe de la défense n’avait pas été acceptée en 1954, une défense européenne, dans un cadre multilatéral, pourrait, elle, achever d’unir certains États européens tout en respectant leur souveraineté.
Commençons par souligner les succès de cette coopération européenne : les 6 missions actuellement menées par l’Union, via un apport des forces des États qui la composent, ont montré sa capacité d’action. Au reste, l’activation en décembre 2017 de la Coopération structurée permanente (CSP), portée par 25 États, a montré la capacité qu’avaient les membres de l’Union européenne à s’allier pour défendre le continent. Mais sans doute la structure de la CSP est-elle trop multilatérale pour se substituer à l’Otan : parmi les 34 projets qu’elle compte à ce jour, peu sont menés par des États non-membres de l’Alliance atlantique, et peu rassemblent plus de cinq ou six pays.
Les domaines les plus régaliens – au premier rang desquels le nucléaire et le renseignement – font l’objet de relations plus resserrées, régies par des échanges circonstanciels davantage que par des structures permanentes et autonomes. Le nucléaire fait l’objet de coopérations bilatérales entre les Français et les Britanniques ; rénovée en 2010 par les Accords de Lancaster House, cette coopération permettra notamment d’installer de nouveaux équipements de radiographie sur le site britannique d’Aldermaston en 2022. Le renseignement, bien qu’il soit l’incarnation la plus fidèle du pouvoir régalien, n’est pas en reste : le Collège du renseignement en Europe inauguré à Paris début mars 2019 par le président Emmanuel Macron, mais aussi l’existence de l’EU INTCEN (EU Intelligence and Situation Centre) – qui ne dispose pas de pouvoirs d’enquête – et des moyens satellitaires européens – le SatCen (European Union Satellite Centre) de Torrejon (Espagne) – prouvent une volonté de mettre en commun certaines informations et de rapprocher les cultures européennes du renseignement. Ces structures constituent toutefois des canaux de partage de l’information, bien plus que des structures européennes dotées de moyens et de pouvoirs propres (7).
Si elle ne pouvait pas unir ses dispositifs de défense par le politique, l’Europe a tenté de les unir par l’industrie et le partage des coûts. Pour aller dans ce sens, la création du Fonds européen de défense, qui devrait être doté sur la période 2021-2027 de 13 milliards d’euros – dont 4,1 pour la recherche collaborative et 8,9 pour le développement de prototypes – est une initiative méritoire.
Mais en l’absence d’union politique, l’approfondissement d’une forme de convergence entre des États aux intérêts si différents autour d’un outil de financement de l’industrie pose question. Nombre de pays européens ne produisent en effet pas d’armement ; l’achat « sur étagères » de matériels américains ne compromettrait donc pas leur industrie nationale ; plus encore, en achetant outre-Atlantique, ils rendraient plus présent encore le parapluie sécuritaire de Washington, jugé plus crédible que celui de Paris ou de Berlin. Au contraire, les exportateurs de matériels de défense – en tête desquels la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne – ont intérêt à coopérer avec leurs alliés européens, ne serait-ce que pour défendre leurs industries nationales. Entre les Français et les Allemands, producteurs d’armements, qui plaident pour la constitution de procédures d’achats groupés pour renforcer l’industrie européenne de défense et les Belges ou les Polonais, qui, dans les achats de matériels américains sur étagère, trouvent les fruits d’une alliance raffermie, les intérêts, les doctrines, et les stratégies industrielles divergent donc du tout au tout.
La défense européenne, qui compte d’indéniables succès, se trouve donc prise entre le marteau et l’enclume : d’un côté, les États-membres tentent souvent de plaider pour une autonomie stratégique européenne, pour se soustraire à l’influence parfois encombrante de l’Alliance atlantique ; de l’autre, cette alliance entre les États européens bute invariablement sur les intérêts nationaux bien compris, qui constituent le premier maillon des politiques de défense, et dépend pour une part essentielle des efforts mis en œuvre, dans le cadre de leurs politiques nationales, par les États européens (8).
L’Europe de la défense
On serait tenté de croire à l’issue d’un tel état des lieux que l’Europe de la défense stricto sensu ne serait qu’un tigre de papier, et pour cause : dans les démocraties, l’appareil de défense est toujours soumis au politique, ce qui entraîne un nécessaire apolitisme des armées ; en Europe comme dans les devoirs cicéroniens, cedant arma togae (9). Pour qu’il y ait une armée européenne, il faudrait donc qu’il existe un État européen, sans quoi l’Europe de la défense ne reposerait que sur la défense de l’Europe et ne serait jamais qu’une défense européenne.
Mais la réalité est plus compliquée : nombre d’initiatives de politique européenne de défense semblent, alors qu’il n’existe pas de structure étatique fédérale, se situer dans un entre-deux : à cet égard, la mise en place, au sein de l’État-major européen, de la Capacité de planification et de conduite militaire (CPMC) est intéressante. Quoiqu’elle demeure embryonnaire, cette structure est compétente pour commander les missions militaires à mandat non exécutif – c’est-à-dire celles qui ne demandent pas d’engager des forces sur le terrain.
On ne peut évidemment conclure de l’existence d’une telle structure à l’existence, dissimulée ou projetée, d’une Europe de la défense ; toujours est-il que si l’Europe de la défense devait poindre la tête, c’est sur de telles structures qu’elle pourrait d’abord s’appuyer.
Disons tout de même que, dans un cadre où les décisions importantes sont prises à l’unanimité, l’Europe de la défense risque de demeurer longtemps réduite à l’état d’impuissance. Pour tracer les perspectives qui s’ouvrent à elles, les groupes de travail se sont en particulier attachés à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui, si elle demeure soumise au volontarisme des États, pourrait être approfondie. Les structures naissantes ou instituées, comme l’Agence européenne de défense, l’État-major européen, n’occupent certes aujourd’hui qu’une part limitée dans la défense de l’Europe ; mais elles n’en sont pas moins dotées d’une certaine autonomie. C’est pourquoi les chercheurs ont tenté de faire sourdre les signaux faibles, les instances et les discours politiques qui se positionnent sur l’Europe de la défense – qu’il s’agisse de la faire advenir, ou, ce qui est au moins aussi fréquent, d’en pourfendre l’idée.
* * *
Pour expliquer l’écheveau institutionnel que recouvre notre triptyque – la défense de l’Europe, la défense européenne et l’Europe de la défense – et en tirer des perspectives pour la politique européenne de défense, une quarantaine de rédacteurs se sont attelés à la tâche pendant plusieurs mois. Si les derniers mots d’un texte sont ceux qui résonnent le plus fortement, ils doivent rendre hommage à leur rigueur et à leur conviction ; en dressant, pour la défense de l’Europe, la défense européenne et l’Europe de la défense un état des lieux, puis des perspectives, ils permettent à la question militaire européenne de se muer, d’un « présent qui s’accumule » (10), en un « présent qui empiète sur l’avenir » (11).
(1) Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, Pour en finir avec « l’Europe de la défense » - Vers une défense européenne, rapport d’information n° 713, Sénat, 3 juillet 2013, p. 9 (www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-713-notice.html).
(2) « Interview de M. Alain Richard, ministre de la Défense », Le Monde, 14 juillet 2019 (http://discours.vie-publique.fr/notices/993002015.html).
(3) Lecoq Tristan, « France : de la défense des frontières à la défense sans frontières », Questions internationales n° 79-80 (« Le réveil des frontières »), La Documentation française, mai-août 2016.
(4) Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques, Éditions du Seuil, 1986, 210 pages.
(5) Lecoq Tristan, Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation, CNDP/CRDP de l’Académie de Rennes, octobre 2013 (réédition en octobre 2016, avec Florence Smits) et « Puissance maritime et puissance navale : la marque du passé, les évolutions au présent, les territoires de la mondialisation » in Deboudt Philippe, Meur-Ferec Catherine et Morel Valérie (dir.), Géographie des mers et des océans, Armand Colin Sedes, 2015.
(6) « Scope Paper », NATO Ministerial Meeting, The Hague, 11-14 mai 1964, Lyndon B. Johnson Library (LBJL), National Security File, carton 34, cité par Bozo Frédéric, « De Gaulle, l’Amérique et l’Alliance atlantique. Une relecture de la crise de 1966 », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 43, juillet-septembre 1994 (Histoire au présent de la « political correctness »), p. 55-68 (www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1994_num_43_1_3063).
(7) Lecoq Tristan, « Les formes et la pratique du renseignement en France depuis les années 1990. Structures, acteurs, enjeux », Annuaire français de relations internationales, vol. XVII, juillet 2016, La Documentation française/Université Panthéon-Assas Centre Thucydide.
(8) Lecoq Tristan, Enseigner la défense, Ministère des Armées/DPMA, novembre 2018.
(9) Cicéron, De officiis, I, 22. Littéralement, « les armes doivent céder à la toge », autrement dit, l’armée doit céder au politique.
(10) Char René, « Marthe », Fureur et Mystère, Gallimard, 1967.
(11) Bergson Henri, La Pensée et le Mouvant, Puf, 1998, p. 30.