Conclusion
Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense : par ce triptyque savamment agencé, les étudiantes et étudiants du master « Relations internationales » des universités Paris II Panthéon Assas et Sorbonne, et ceux des masters « Armées, guerres et sécurité de l’Antiquité à nos jours » et « Dynamique des systèmes internationaux » de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université réalisent une remarquable série d’études sous l’autorité de l’inspecteur général Tristan Lecoq. Il faut l’en remercier très vivement ainsi que la Revue Défense Nationale qui a bien voulu accueillir ce dossier pour la troisième année consécutive et féliciter chaleureusement celles et ceux qui s’y sont engagé(e)s dans une parfaite dynamique collective de réflexion critique et d’écriture !
Pour un vieux continent ivre des guerres et des violences du XXe siècle et qui connaît la paix dans ses frontières européennes de 1945, hormis la guerre en ex-Yougoslavie entre 1992 et 1999, désormais celle en Ukraine depuis 2014, le sujet a tout l’air d’un jeu de paradoxes.
Si la défense de l’Europe ne se limite pas aux frontières de l’Europe comme continent et à celles des États de l’Union européenne par les opérations extérieures auxquelles participent ses États-membres en Afrique, au Moyen-Orient et jusqu’à l’Afghanistan, c’est pourtant d’une défense sans frontières dont il s’agit désormais, sans s’arrêter au constat que les Européens eux-mêmes ne parviennent plus à s’accorder sur une définition des frontières de l’Europe face aux menaces civiles et militaires qui pèsent sur sa sécurité. La défense de l’Europe se joue bien en Afrique, d’abord par la stabilité des États au Maghreb après l’opération en Libye en 2011, puis dans la profondeur stratégique de l’Afrique subsahélienne, mais également au Moyen-Orient, en Syrie et en Irak, enfin en Europe médiane et balkanique face à la déstabilisation de l’Ukraine. Cette défense sans frontières nous fait d’ailleurs entrer subrepticement dans un état de guerre permanent, du moins latent, comme un non-dit, pour peu que les opinions publiques en soient conscientes puisque la défense de l’Europe est désormais assurée, depuis la fin de la guerre froide, essentiellement par des armées professionnelles (1).
La défense européenne a longtemps et d’abord été assumée par l’Otan depuis les années 1950, tant par ses structures de commandement que par ses capacités opérationnelles militaires, ne plaise ou n’en déplaise aux Européens. Pourtant, comme le montrent les études réunies, une défense européenne a pris corps, progressivement depuis la fin du XXe siècle, dans des missions et avec la Coopération militaire structurée (CSP ou PESCO) liant 25 États depuis décembre 2017. Mais celle-ci peine encore à s’incarner dans un multilatéralisme européen plus invoqué que mis en pratique, comme le soulignent les échanges stratégique, nucléaire, industriel ou en matière de renseignement entre les États européens. C’est que les coopérations les plus marquantes se jouent dans une dynamique prioritairement bilatérale en réalité, par exemple France–Allemagne ou France–Royaume-Uni avec les Accords de Lancaster House en 2010 sur le nucléaire et les questions opérationnelles, en des couples à géométrie variable enfin selon les objectifs politiques, stratégiques et industriels. Là réside le principal moyen d’échapper à la seule logique d’action dans et par l’Otan ou à celles d’intérêt national rassurantes à court terme politique, désormais ruineuses (pas seulement financièrement) à moyen et long termes historiques.
L’Europe de la défense a pourtant commencé d’exister rappellent les études déployées dans ce Cahier de la RDN. Après la guerre froide, ses déclarations d’objectifs ont été reformulées dans les années 1990, entre le Traité de Maastricht et la déclaration d’opérationnalité de la Politique européenne de Sécurité et de Défense (PESC) après 2000 (2). Depuis lors, elle s’établit, non sans allers et retours, dans les domaines stratégiques avec l’État-major européen et l’Agence européenne de la défense (AED). De même, elle cherche à reprendre sa foulée des années 2000 avec l’Académie européenne du renseignement après avoir marqué le pas après 2010 (SITCEN, SATCEN, INTCEN) (3). Elle a encore des défis majeurs devant elle pour s’ancrer dans une politique européenne de la défense et de la sécurité, pour arrêter entre les États européens des objectifs stratégiques communs, construire des budgets de défense coordonnés pour répondre aux injonctions de son allié américain, ou encore mettre sur pied des capacités opérationnelles communes plus larges.
Telles qu’elles nous sont données, ces études sur les défis européens de la
défense en 2019 démontrent la remarquable vitalité de la jeune recherche à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université et à l’Université Paris II Panthéon Assas, au travers des séminaires de recherche de master II et de doctorat, d’abord celui consacré à la défense de la France et aux questions stratégiques européennes de l’inspecteur général Tristan Lecoq, mais également les séminaires d’histoire maritime, d’histoire militaire, d’histoire de la gendarmerie et d’histoire du renseignement à Sorbonne Université.
Il faut nous réjouir enfin de la périodicité désormais annuelle de cette livraison en attendant que soient scrutés, avec la même alacrité, d’autres enjeux stratégiques et de défense en 2020.
(1) Baechler Jean et Boëne Bernard (dir.), Les Armées, Hermann, 2018, 232 pages.
(2) Rougé (de) Guillaume, Le Fil d’Ariane. La France et la défense européenne dans l’après-guerre froide, thèse de doctorat en histoire sous la direction de Frédéric Bozo, Université de Paris III Sorbonne nouvelle, 2010, p. 9 sq.
(3) Prin-Lombardo Julie, « Du SITCEN à l’INTCEN : l’impossible renseignement européen ? » in Forcade Olivier et Laurent Sébastien-Yves (dir.), Dans le secret du pouvoir. L’approche française du renseignement XVIIe-XXIe siècles, Nouveau Monde éditions, 2019, p. 511-532.