Avec le développement des réseaux sociaux, la propagande et le complotisme viennent fragiliser nos sociétés démocratiques. La Russie a bien compris l’intérêt à manipuler les opinions publiques à l’Ouest avec un narratif déformant la réalité pour répondre à des objectifs politiques ouvertement assumés. (Propos recueillis par Alexandre Trifunovic).
Entretien - Propagande et complotisme : la Russie peut-elle gagner la guerre des narratifs ?
Interview–Propaganda and Conspiracy: Can Russia Win the War of Words?
Taking advantage of the development of social networks, propaganda and conspiracy theories are beginning to weaken our democratic societies. Russia has well understood the interest in manipulating Western public opinion with a dialogue that distorts reality in order to support openly-declared political objectives. (Dialogue recorded by Alexandre Trifunovic).
Il y a la tradition propagandiste soviétique, mais surtout depuis 20 ans, avec les années 2000 et le 11 septembre 2001, on a assisté à un affaiblissement de la démocratie occidentale en termes de narratif. Le modèle démocratique perdait du crédit aux yeux des citoyens. Les régimes autoritaires ont alors profité de ce moment ouvert par le 11 Septembre pour proposer un autre récit et imposer leurs narratifs dans les sociétés civiles occidentales. Cela s’est fait de manière informelle : par des blogs, des forums… On a tendance à oublier qu’il s’agit d’une entreprise de long cours, une entreprise de déstabilisation des démocraties libérales occidentales. Le Kremlin a su exploiter les crises que connaissent les régimes occidentaux, et notamment via le web : les régimes autoritaires ont compris bien avant nous l’outil formidable que représentait Internet pour pénétrer les opinions publiques étrangères. Ils ont donc su l’investir dès les années 2000, et avec les réseaux sociaux dans le tournant des années 2010. Quand je parle d’« investir le web », ce n’est pas tant par des biais officiels, que par des biais alternatifs, par des petits blogueurs, par des citoyens « normaux », que le Kremlin n’a même pas besoin de rémunérer, car ils sont déjà convaincus par un récit anti-occidental ! Ils ont été des relais spontanés et se situent surtout à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Le Kremlin a eu l’intelligence politique de s’appuyer sur des canaux non-officiels pour progressivement renforcer leurs narratifs.
L’Ukraine a provoqué une prise de conscience générale. Des gestes symboliques ont été faits par l’Union européenne, notamment la fermeture des canaux officiels que sont RT et Sputnik, mais c’était, à mon humble avis, trop tard : le mal était fait, les institutions françaises et européennes n’avaient pas conscience de l’ampleur de l’entreprise discursive de la Russie. Les contenus de RT ne sont pas uniquement portés par la chaîne de télévision en tant que telle. Ils le sont sur Internet, par des YouTubeurs, par des gens qui s’expriment encore aujourd’hui sur Facebook ou sur Twitter. Cet aspect a été sous-estimé, le développement des narratifs pro-russes continue. Les réseaux conspirationnistes n’ont pas besoin de regarder RT ou Sputnik : rompus politiquement, adhérant à la rhétorique du Kremlin, ils peuvent eux-mêmes construire leur argumentaire pro-russe. Ils n’ont plus besoin de prendre leurs instructions à Moscou. Ils savent fabriquer leur contre-récit, et ce en continu. À chaque massacre russe en Ukraine, on peut prévoir assez tôt le contre-récit qui va émerger. Une foule de créateurs de petits contenus sont capables de produire un narratif qui sera créé ex nihilo ou construit au Kremlin.
L’UE a eu raison de fermer RT et Sputnik en Europe. Je ne diminue pas l’importance de l’existence d’un média qui a la forme traditionnelle des chaînes d’information en continu. Toutefois, c’est une erreur de considérer RT comme étant seulement une chaîne de télévision, sans l’envisager par le prisme des réseaux sociaux et du web. RT exerçait principalement sur Internet et son actualité était nourrie par des informations qui venaient du net. Si l’on prend l’épisode des Gilets jaunes en France, RT a beaucoup couvert les manifestations, en utilisant, surtout, des Live sur Facebook. Ils ont réussi, avant nous, à articuler les médias traditionnels, les canaux officiels et l’utilisation des réseaux sociaux, ainsi que le format de vidéo courte.
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