Terrifiante Asie : d’Istanbul à la mer du Japon
Ce n’est pas toute l’Asie que nos deux globe-trotters nous présentent. Ce sont ses aspects les plus caractéristiques, ceux dont la connaissance nous importe le plus. De chacun des pays envisagés, il ne faut pas s’attendre à trouver une étude de manuel classique avec statistiques, considérations géographiques, historiques, diplomatiques, économiques, sociales, etc. On ne prétend point, ici, épuiser chaque sujet. Donc, aucune pesante prétention, mais de l’aisance, de la fantaisie parfois, un ton plein d’humour, des points de vue inattendus, le tout exprimé en touches légères, ponctuelles presque, mais colorées, originales, pénétrantes. Jamais de portrait en pied, peu de morceaux de bravoure, surtout des notations, des croquis, des silhouettes où éclate la vérité profonde des faits, par quoi s’éclairent les psychologies les plus secrètes, qui font apparaître l’âme des foules et découvrir les ressorts profonds des races. Car, cet ouvrage, qui ne veut être qu’un reportage, se trouve être une étude actuelle, vivante et vraie. Elle apporte une information très complète et clairvoyante sur les problèmes qui couvent, présentement, dans la bouillonnante Asie.
Ainsi, prenons-nous le pouls de la Turquie, en parfaite bonne santé et « bâtie sur mesure pour l’époque qui s’ouvre devant elle », avant de jeter un coup d’œil sur « Koweït, Chanaan incorporated », principauté désertique, au sous-sol gorgé de pétrole et dont le souverain voit un milliard tomber chaque semaine dans son escarcelle d’homme simple et sans besoin. Le Liban aimable et la Syrie revêche nous arrêtent assez pour apprendre, par un douanier libanais, que « le Liban est le fils aîné de la France » et qu’à Damas « tous les attributs de la civilisation technique américaine sont autour de nous », mais qu’on en a perdu les notices d’emploi. Surprise ! Nous découvrons un Pakistan vigoureux mais écartelé entre une indélébile empreinte britannique et les tentations de l’aide américaine.
Et voici le gouffre qu’est le monde indien ! Gouffre pour notre esprit qui ne peut le saisir : par quelque bout qu’on le prenne, il vous échappe ! Elle est hors de nos normes, cette Inde, par ses dimensions, ses religions, ses maux… Tout est différent de nous et à une autre échelle. On a bien créé un État, mais existe-t-il une Nation ? Le seul élément commun est la misère. Politiquement pourtant, il n’y a pas de communisme ; mais une grande admiration pour la Chine et l’on associe le succès de Mao Tse-tung à la lutte asiatique contre l’homme blanc. Et puis, il y a les castes, puis encore il y a la religion, les religions plutôt. En Inde, la religion est la chose la plus importante et elle est partout : elle est la morale ; par elle sont fixées les règles sociales ; elle est le mobile et la fin de tout. Pour nous, Occidentaux, cette Inde est hors de l’humain. Que dire de l’envoûtement qui émane de son charme ? La spiritualité brille dans les yeux du plus misérable mendiant. Tous ces hommes vivent sur un autre plan que nous. C’est un monde où nous n’avons pas accès…
Tout proche, le Siam est un pays charmant : « Dix-huit millions d’habitants rieurs, dont la devise est « quelle importance » ? et dont l’âge mental ne dépasse guère douze ans en moyenne… Heureux pays où le sol a doté libéralement ses fils, où toute pêche est miraculeuse ! » Ayant longé prudemment le rideau de bambou, voici, comme une épine au flanc de la Chine, Hong-Kong ou le secret de la coexistence. Autrefois, c’était une de ces clefs du monde dont la Grande-Bretagne détenait le trousseau. Ce rocher n’avait de sens que par son hinterland, la Chine. Coupé de celle-ci il devrait dépérir. Paradoxalement il ne cesse de s’agrandir et de prospérer… De part et d’autre d’une frontière de vingt-huit kilomètres, on a intérêt à garder des contacts…
L’archipel philippin nous oblige à réviser nos notions de géographie. L’on peut se demander en effet : sept mille îles font-elles une Nation ? Et il faut bien admettre que les Philippines appartiennent à un nouveau continent : le Sud-Est asiatique. Pays indéfinissable cependant, où les habitants sont durement catholiques à l’espagnole et aimablement corrompu à la chinoise. L’empreinte américaine est celle du machinisme et de la santé physique. Quant au statut politique, il est un heureux mélange de coutume britannique, de droit romain, de droit coutumier malais et de préceptes mahométans. « Il manque encore cinquante ans de maturité à ce gentil peuple ! »
Qu’allons-nous trouver, pour finir, dans ce Japon saisi à la gorge ? Le facteur politique numéro un est l’économie. Il s’agit, par-dessus tout, de trouver des marchés extérieurs. Or, tous sont pris, sauf la Chine. De plus tous les jeunes sont passionnés de son évolution technique, de la réforme agraire, de la renaissance de son industrie, de l’ordre qui y règne. C’est donc de la Chine, de la Chine seule que peut venir le salut. Mais le communisme ? « Nous venons de subir six ans d’occupation américaine, dit un garçon ; vous figurez-vous que je me sente américanisé ? » Autre problème : comment expliquer ce Japonais « homme d’un raffinement exquis chez lui, rustre et insolent dans les lieux publics, guerrier d’une férocité insurpassée, se livrant en de meilleurs moments à la poésie ? » « Tout se passe comme si, sorti du cadre rigoureux dans lequel ses mouvements, tous ses gestes sont prescrits par un strict code millénaire qui a tout prévu, le Japonais, qui n’est pas un individu, mais un membre d’une collectivité, qui n’a ni religion, ni morale, ni éthique, en dehors d’elle, perd soudain tout équilibre jusqu’à devenir cet être dangereux, brutal. » Une simple anecdote maintenant : cent-cinquante journalistes, en majorité américains, ont invité le ministre des Affaires étrangères à déjeuner. Or, il y a dix ans ce personnage était classé criminel de guerre. Au dessert, il parle : « Avant de nous pousser à réclamer les Kouriles à l’URSS, les États-Unis pourraient-ils nous restituer Okinawa, au Japon ? » Puis il enchaîne et parle de l’impasse commerciale de son pays, sans possibilité d’exportation actuelle… Pris à la gorge, le Japonais n’oublie pas qu’il est professeur de judo !… Telle est l’Asie. Elle a accepté toutes les techniques de l’Occident sans rien prendre d’une civilisation et d’une morale qui constituaient leur mode normal d’emploi. Faudra-t-il un jour que l’Europe reproche à l’Amérique d’avoir mis un volant dans les mains des hommes de couleur sans leur apprendre à respecter les piétons sur les passages cloutés ? Elle n’est pourtant ni barbare ni primitive, cette Asie. Elle aperçoit dans le communisme une providentielle commodité pour échapper au capitalisme occidental. D’autant que nous n’avons pas su inventer et lui offrir un système politique, un idéal, des lois, qui constitueraient l’art de vivre des temps modernes. Quelle menace, si, un jour, l’Asie sait donner une valeur relative efficace aux techniques, à une haute morale et à la science des sociétés ! ♦