Stèle pour Winston Churchill / Churchill ou le courage
La personnalité de Winston Churchill domine le XXe siècle. D’aucuns prétendent qu’elle est une des plus grandes de l’histoire d’Angleterre. On a beaucoup écrit sur lui. Plus de cinquante volumes et d’innombrables articles de revues et de journaux se sont efforcés de raconter sa vie, de définir son caractère, de déterminer son rôle en les circonstances les plus graves de l’histoire de son Pays et de l’Europe. Nous présentons ici deux ouvrages très différents dans leur nature et dans leurs intentions. L’un rassemble un faisceau hétérogène de souvenirs, de points de vue et de jugements. Dans l’autre, l’amitié guide l’auteur. Nous souhaitons que le rapprochement et la synthèse de ces optiques permettent de dégager la silhouette véridique et dépouillée d’un Churchill s’apparentant à celle que tendra de fixer l’avenir.
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C’est la variété des aspects du talent de Churchill qui retient l’attention de Charles Eade dans l’introduction. Soldat, romancier, cavalier, orateur, journaliste, homme d’action, chef de parti, homme d’État, peintre, pilote d’avion, etc., etc., il a été tout cela, mais surtout il l’a été à un degré exceptionnel. Parlementaire, il a dirigé les ministères de la Guerre, de la Marine, des Colonies, du Commerce, des Munitions, de l’Intérieur, de la Défense nationale. De plus, il a assumé la responsabilité suprême et, entre-temps, pris la tête de l’opposition. Un tel caractère multiforme et une constante réussite dans tous les domaines postulent un génie singulièrement complexe au service d’un caractère impétueux, débordant les obstacles et ne connaissant que les objectifs que sa volonté s’est fixés. C’est donc en faisant appel aux témoignages les plus divers qu’il a semblé possible, par touches successives, parfois se surajoutant, tantôt s’opposant, de faire vivre en un portrait les cent personnages rassemblés en un seul homme.
Tous les témoignages rapportés ici sont importants. Toutefois, l’apport de certains touche parfois plus à l’homme privé qu’à l’homme public, et ne sont relatifs qu’à certaines « franges » des traits particuliers du personnage. Ainsi, le « papier » de Bernard Shaw marque-t-il la dissemblance des génies des deux hommes – celui de Sir Compton Mackenzie, en évoquant le roman autobiographique Savrola comme un péché de jeunesse, ne souligne-t-il qu’une forme accidentelle d’expression ; – Béric Holt, à propos de la création de l’éphémère British Gazette, en pleine crise sociale de 1926, fait revivre le fugitif directeur de journal ; – Mrs Roosevelt, rappelant les moments où le premier Anglais était « son invité », nous introduit dans l’intimité de ses habitudes quotidiennes ; – Leslie Hore-Belisha analyse avec pénétration les moyens dont usait le parlementaire pour « influencer et persuader » ses collègues, etc., etc.
Certaines formes d’activité ont été pour Churchill comme les étapes prévues de sa carrière : elles étaient indispensables à sa formation préalable et constituaient les précieuses mises au point de ses possibilités. Tels apparaissent ses débuts dans la vie comme militaire, et sa « carrière » de reporter de guerre. Le lieutenant-général H.G. Martin retrace les étapes de son passage éclair dans l’armée, car il fut court et brillant, coupé de prouesses de guerre et de succès sportifs. Cependant, le temps qu’il passa au service de la Reine imprima une marque indélébile en son esprit, car les problèmes militaires le passionnèrent, et il sut tirer de son expérience, de grands enseignements. Plus tard, ne le verra-t-on pas, responsable de la Flotte et de l’Armée, jouer un rôle personnel dans les problèmes d’armement et même dans ceux de haute stratégie ? De même, Premier ministre, aux heures cruciales, exercera-t-il une action prédominante sur la défense nationale et en deviendra-t-il l’âme ?
Nul n’était plus qualifié que G. Ward Price pour parler de Churchill correspondant de Guerre. Vocation ? Non. Mais, pour une part, volonté de parfaire sa connaissance de la langue anglaise – besoin d’évasion – décision de sortir des insuffisances financières de l’état militaire. Cuba n’est qu’un hors-d’œuvre. Plus sérieuses sont les missions à la frontière indienne du Nord-Ouest. Mais il est arrivé à un tournant. Il faut choisir. Ayant donc quitté définitivement l’Armée, le voici correspondant de guerre du Morning Post. Ses aventures durant la guerre des Boers sont connues. Sa réussite journalistique est immédiate et complète. La guerre terminée, en pleine possession de ses moyens, il décide d’entrer dans la politique. Or, à son retour du Cap, il voyage avec un jeune journaliste, G.W. Steevens, dont les témoignages et les jugements, grandement prophétiques, méritent d’être cités : « Ce qu’il deviendra, qui pourrait le dire ? À l’allure où il va, lorsqu’il aura trente ans, le Parlement sera trop petit pour lui, et l’Angleterre lorsqu’il en aura quarante… En attendant, il est un phénomène, – un garçon avec des ambitions d’homme – et, ce qui est encore plus merveilleux, avec l’assurance d’un homme tout à fait mûr, la conscience de ses possibilités et celle de l’extension que peut acquérir chacune d’elles pour lui permettre de faire son chemin. » Et il concluait ainsi : « Il a les qualités de devenir, presque à volonté, un grand leader politique, un grand journaliste, ou le fondateur d’une grande entreprise de publicité. »
La carrière politique de Churchill est analysée sous différents aspects : Churchill au Parlement par le comte Winterton P.C., – Churchill ministre par Guy Eden, – Churchill adversaire politique par Emmanuel Shinwell M.P., – Churchill et l’Empire par Sir Evelyn Wrench, – Churchill et les affaires internationales par Lord Altrincham, etc. C’est la partie la plus connue de sa vie. Elle est d’ailleurs souvent intimement liée – par accord ou opposition – à l’histoire politique de notre pays. Une page politique mérite pourtant d’être rappelée. C’est celle que Paul Reynaud présente et intitule : « Winston Churchill et la France ».
Tout d’abord, Paul Reynaud tente, en citant des extraits du livre Great Contemporaries, de déterminer les sentiments et jugements de Churchill à l’égard de la France. « … Ces deux hommes (Foch et Clemenceau) incarnaient respectivement le passé et le présent de son histoire nationale. Entre eux coulait le fleuve de sang de la Révolution et se creusait le fossé qui sépare le christianisme et l’athéisme… Il y a là une lutte éternelle qui se livre constamment… dans chaque village de France et dans le cœur même de presque tous les Français. Ce n’est que lorsque la France se trouve en péril de mort que les Français font trêve… L’association de Foch et de Clemenceau symbolise, comme un camée, l’Histoire de la France. » C’est sans doute, exprime Paul Reynaud, l’héroïsme des Français pendant la Première Guerre mondiale qui fit naître l’affection et l’admiration que Churchill conçut pour la France. Puis, il nous rapporte l’histoire des journées décisives de juin 1940. Le drame apparaît au travers des « Conversations téléphoniques enregistrées à Bordeaux le 16 juin ».
16 juin 1940, à 12 h 30 :
Général de Gaulle, à Londres, à Paul Reynaud :
De Gaulle. – Je viens de voir Churchill. Il y a quelque chose d’énorme en préparation au point de vue entité entre nos deux pays. Churchill propose la constitution d’un gouvernement unique franco-britannique…
Paul Reynaud. – C’est la seule solution d’avenir. Mais il faut faire grand et très vite. C’est une question de minutes…
À 16 heures :
De Gaulle. – Nous allons avoir une déclaration sensationnelle.
Reynaud. – Après 5 heures, il sera trop tard.
De Gaulle. – Je vais essayer de vous l’apporter tout de suite par avion.
Reynaud. – Oui. Mais ce sera trop tard.
À 17 heures, le Conseil des ministres se réunit. À l’unanimité, dit M. Paul Reynaud, le Conseil est opposé à la proposition de Churchill.
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C’est donc en se référant à la seule vertu du courage, envisagé sous toutes ses formes, que la princesse Bibesco entreprend « cette esquisse pour un portrait ». Elle entend, en outre, utiliser « un album d’instantanés pris sur le vif, soit par des amis qui l’ont connu avant moi, par de proches parents, par ses compagnons de lutte, par ses adversaires, par ses aînés, par ses cadets ou par soi-même… » afin de tenter de « composer son personnage avec les gestes, les expressions, les éléments de sa personne ». À chaque instant, en effet, elle fait appel à des souvenirs personnels, souvent émouvants, toujours de nature à illustrer la pénétrante étude psychologique qu’elle construit. Ainsi, pénétrons-nous, avec une sorte de vérité familière, dans l’atmosphère morale du grand homme. Une telle méthode (étant donné le ton de bonne société adopté) requiert la sympathie préalable, sentiment qui, lié à l’admiration, imprègne tout l’ouvrage.
« Il a les trois courages essentiels, dit-elle : le courage de compter sa vie pour rien ; le courage de déplaire ; le courage d’aimer quelque chose plus que soi-même. »
Viennent ensuite tous les autres courages ; ils viennent en se bousculant tant ils sont nombreux et parfois contradictoires : courage de se désavouer et de le dire tout haut, et de l’écrire, et de le publier, pour que nul n’en ignore ; exemple : « Notre ambassadeur à Athènes eut raison et j’avais tort » (novembre-décembre 1939). Courage d’insulter l’adversaire, sans jamais recourir à la bassesse et seulement quand la chance de l’ennemi est au plus haut ; exemple : sa réponse à Staline, à Moscou, lui reprochant ses attaques et ses injures : « C’était lorsque vous étiez contre nous ». Courage de s’aventurer seul dans l’avenir ; courage de croire à la force du passé, dans chaque nation comme dans chaque individu, et de faire ses calculs en conséquence ; courage de s’exprimer avec noblesse ; courage d’être un rhétoricien, d’aimer et de polir les mots ; courage de ne flatter ni les goûts ni les préjugés, ni les privilèges, ni les passions populaires ; courage d’aimer le luxe et de le montrer ; courage de s’en passer totalement ; courage d’adopter l’idéal des autres, témoin son amour des gloires militaires françaises, son fétichisme pour Napoléon, pour Clemenceau, sincère au point de lui arracher des larmes en public lorsqu’il reçut la médaille militaire. Courage d’admettre qu’il aime le pouvoir ; courage de le quitter du fait des autres, ce qui est facile – étant inévitable –, de son propre fait, ce qui est grand. Courage de se donner en spectacle ; courage d’être contredit, insulté, méprisé, calomnié, haï ou pire encore, passé sous silence, oublié. Courage de se livrer à tout venant, en s’exprimant à tout propos et de toutes les manières, en paroles, en écrits, en actions dans son propre pays et dans le pays des autres. Courage de l’autobiographie, de se dépeindre et même aussi de se peindre ; courage de son opinion ; courage de se rallier à l’opinion des autres, quelquefois, de se rendre sans conditions quand il le faut, faisant taire ses convictions, même les plus fortes et les plus chères ; exemple : son conflit avec le général Eisenhower lorsqu’il fallut choisir le point de débarquement en Europe, où son génie et son bon sens auraient dû lui faire vouloir de ne pas quitter son point de vue qui était de toute évidence le bon. Courage de supporter le démenti que lui donnèrent les événements pour un temps très long, comparé à la durée d’une vie d’homme, ONZE ANS ; courage de laisser aux autres le soin de dire : « Je l’avais bien dit », quand ses prophéties se réalisèrent, presque toutes, d’un seul coup. Courage de se battre tous les jours contre ce que Carlyle nommait : « les puissances de la bêtise » qui prennent toutes les formes y compris la forme de moulins à vent pour halluciner Don Quichotte ; courage d’être Sancho Panza. Courage d’être lui-même, tel qu’il est, faisant exception à toutes les règles, faisant toujours ce qui ne se fait pas, et courage de s’identifier si complètement à son peuple aux jours de malheur, dans les années de la grande détresse, qu’il en deviendra la seule voix, le seul geste, le seul visage, investi par la foi de tous les hommes de sa nation d’un pouvoir qui n’est comparable qu’à celui de Promothée, Voleur du Feu, lorsqu’attaché à son rocher il confiait aux petites Océanides le secret d’un seul remède qu’il eût trouvé pour sauver la race condamnée des hommes : « J’ai mis dans leurs cœurs les espérances aveugles ».
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Charles Eade, dans son introduction à la Stèle pour Winston Churchill, où l’on sent qu’il veut mesurer exactement son jugement conclut ainsi : « Il est cependant une chose que l’on peut affirmer en toute vérité : plus qu’aucun homme de son temps, Sir Winston Churchill est vraiment grand… »
Deux anecdotes, que rapporte la Princesse Bibesco, donnent matière à méditer :
Le 10 mai 1940, Churchill est Premier ministre. La situation est désespérée. Au retour de Buckingham-Palace, après avoir prêté serment au Roi, il note dans son Journal : « Je rentrai me coucher et dormis paisiblement jusqu’au lendemain, parce que la réalité est meilleure que les rêves ». Irrésistiblement, nous autres, Français, pensons à Turenne, à Napoléon et à Joffre…
Un jour, sur les falaises de Folkestone, devant la Manche, levant sa canne vers l’horizon marin, il dit : « Il y a sept ans de cela, jour pour jour, j’ai donné l’ordre à la Grande Flotte de passer de la mer du Nord dans la Manche ! Et je n’avais pas le droit de le faire ! Pas le droit de le faire avant d’avoir consulté le Cabinet ! Et je n’ai pas consulté !… » Or, à Londres, un certain 18 juin 1940, un Français a agi, lui aussi, sans consulter le Cabinet…
Citons encore ces paroles immortelles, entendues à la radio : « … Vous me demandez : quel est votre but ? Je puis vous répondre en un mot : La Victoire, – la Victoire à tout prix, la Victoire en dépit de toutes les erreurs, la Victoire, quelque longue et dure que puisse être la route… » Ceci, pour nous, rappelle un « Je fais la guerre ! » qui, lui aussi, rythma nos efforts et nos sacrifices jusqu’à la Victoire.
On ne juge bien qu’avec des unités familières : cet aphorisme justifie ces derniers rapprochements. Mais laissons un Anglais frapper la dernière formule. A.L. Rowse, historien anglais des plus distingués, après avoir démontré qu’en Churchill se résume l’histoire de son temps, termine sur cette phrase : « C’est ainsi qu’il devint le plus grand chef de guerre que ce pays ait jamais eu. » ♦