Général Groener, soldat und Staatsmann
La « bête noire ». En rappelant, en français dans le texte, cette épithète qu’Hindenburg appliquait au successeur de Ludendorff pour le plaindre de l’impopularité qu’il allait endosser, et dont lui-même se déchargeait allègrement, Mme Dorothea Grœner-Geyer apporte dans le livre qu’elle consacre à la mémoire de son père d’intéressants documents.
Elle aimerait que fût révisé le jugement qu’on porte encore souvent sur l’ancien général et ministre de la Guerre. Un bref, mais chaleureux, avant-propos de Friedrich Meinecke l’appuie dans ses desseins. Mais, dans un pays trop meurtri par ses propres fautes pour que le bouc émissaire n’y reste pas un complaisant personnage, aura-t-elle sans doute quelque mal à se faire entendre et peut-être la piété filiale l’a-t-elle incité à prendre trop à la lettre certaines tardives affirmations d’un père qu’elle vénère.
Les malheurs de l’Allemagne datent-ils du jour où, en 1909, Moltke apporta au plan établi par Schlieffen pour envahir et battre la France les modifications qui devaient aboutir à l’échec de 1911 ? En 1935, Grœner écrit à un ami qu’il avait à cette époque fait connaître ses appréhensions à Moltke et suggéré qu’on s’en tînt au plan initial. Mais comment un jeune chef de bataillon (Grœner était né en 1867, au lendemain de Sadowa, dans la petite ville wurtembourgeoise de Ludwigsburg), affecté à l’état-major d’une unité, eût-il pu, avec les règles hiérarchiques existantes, proposer ses conceptions au grand quartier général, par-dessus la tête de Ludendorff, alors chef de bureau des opérations, de beaucoup son aîné et lui-même acquis à la révision du plan ? Un témoin ne rapporte-t-il pas qu’après l’échec de la Marne, Grœner aurait déclaré : « Pas plus en 1914 que cinq ans plus tôt nous ne pouvions, faute d’effectifs, appliquer le plan proposé par Schlieffen »…
Mais ce n’est là que chicane à un général qui sur le tard se fit théoricien d’une guerre déjà dépassée et qui veut surtout se défendre contre de « monstrueuses calomnies ».
C’est un Allemand du Sud à forte carrure, physiquement parlant, un Joffre aux joues moins pleines. Successivement responsable des transports par voie ferrée, directeur du ravitaillement, commandant d’une division, il est muté en Ukraine en février 1918 et devient chef d’état-major du groupe d’armée von Eichhorn qui s’efforce de tirer le moins mauvais parti de la prise de Brest-Litowsk. Il est à Kiev quand il reçoit, le 26 octobre 1918, une convocation au quartier général. Le 30 octobre, il arrive à Spa et reçoit l’offre de prendre la succession de Ludendorff démissionnaire. Militaire, et incontestablement désireux d’assumer des charges moins obscures que celles qui lui avaient jusque-là été confiées, il accepte sa nomination comme premier quartier-maître général, mais il niera avec énergie avoir désiré, recherché, et même provoqué, cette désignation afin de liquider plus rapidement la guerre.
Cette promotion est une revanche sur son prédécesseur avec lequel il n’a jamais sympathisé. Mais pourquoi lui ? Parce que, au cours de ses activités antérieures il a eu affaire aux organisations ouvrières. Il a été le premier général allemand à se présenter devant des délégués de syndicats. Il a empêché des grèves, appuyé des revendications ouvrières, récolté en contrepartie la haine de gros industriels dont il a dénoncé les bénéfices excessifs. Au moment où la révolte gronde en Allemagne, ne prend-il pas figure de général de gauche, plus apte qu’un autre à se faire écouter ? Wurtembergeois, ne lui sera-t-il pas plus facile qu’à un général prussien de se dégager des prétentions parlementaires ?
Mais lui-même n’a pas manqué de comprendre, en ces jours où tout semble près de s’effondrer, que c’est sur les épaules d’un Souabe qu’on a voulu déposer le fardeau des fautes accumulées par les généraux prussiens. Le Chancelier Max de Bade télégraphie à Spa qu’à Berlin le principe du maintien de la dynastie est encore accepté, non seulement par la droite, mais par la majorité des sociaux-démocrates, à condition que Guillaume et le Kronprinz abdiquent en faveur d’un fils de ce dernier. Hindenburg demande à Grœner d’inviter l’empereur à se résoudre à cette décision. Grœner refuse. Wurtembergeois, il n’est pas qualifié, dit-il, pour demander au roi de Prusse d’abdiquer. Il rejette également l’hypothèse d’une abdication de Guillaume comme empereur, la couronne du roi de Prusse restant sur sa tête. Ce serait la dislocation de l’Allemagne. Il propose que Guillaume aille chercher sur le front même la mort ou la blessure que tant d’autres ont reçue avant lui. Il l’aurait fait, assure-t-il, parce qu’il était physiquement courageux, à condition que quelqu’un ait décidé à sa place. Mais Hindenburg et d’autres généraux répondent qu’on ne peut mettre volontairement en danger la vie du souverain, et le maréchal refuse de conseiller lui-même au Kaiser d’abdiquer.
Devant les menaces qui l’assaillent, Guillaume a quitté la capitale et s’est réfugié au quartier général. Dès ce moment, estime Grœner, sa fuite a commencé. L’exemple du Tzar est-il déjà si loin ? À Ebert qui, comme chef de la majorité social-démocrate, le presse au téléphone, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1918, de dire au nom de l’armée à l’empereur qu’il doit s’effacer. Grœner répond qu’il appartient au souverain lui-même de décider du sort de sa maison. Puis voici l’épisode décisif. Dans le jardin du château où siège le quartier général, un général s’étonne devant Grœner que des unités, rompant leur serment de fidélité, marchent sur Berlin. Évoquant les incidents déjà survenus, ceux de Kiel et d’ailleurs, le quartier-maître répond que chez des hommes qui se placent dans une situation révolutionnaire, le serment au drapeau n’est plus qu’une notion qui se dégrade et se transforme en fiction. Presque aussitôt, déformée et séparée de son contexte, l’expression de Grœner se répand. Une légende est née qui ne s’effacera plus : « Le quartier-maître a dit à l’empereur lui-même que le serment au drapeau n’était qu’une farce ». La réponse à Ebert et l’affaire du serment feront de Grœner l’homme qui aura refusé de servir l’empereur et la dynastie. Dans son testament rédigé en 1934, il écrira : « Si l’empereur Guillaume II m’avait survécu, à lui serait allé mon dernier salut. S’il lui arriva de douter de moi, ce ne fut pas sans que j’en ressentisse une peine profonde. Je suis persuadé qu’au plus profond de lui-même, il devinait ma pensée. Je crois que dans ces jours de novembre il n’eut pas d’ami meilleur et plus loyal que moi. »
L’armistice entré en vigueur, les vainqueurs vont présenter leurs conditions de paix. Au sein du gouvernement, une majorité se dessine puis s’affirme pour en décider le rejet. Le 23 juin 1919, après une réunion mouvementée, une nouvelle conversation téléphonique s’engage entre Weimar et Kohlberg, où précisément Grœner confère avec Hindenburg quand la sonnerie retentit. Ebert lui demande l’avis de l’armée. Il ne signera pas sans son consentement. Dès qu’il apprend le sujet de la communication Hindenburg se retire. Grœner expose qu’en cas de refus, il lui serait impossible de s’opposer au franchissement du Rhin par les forces alliées. La seule solution est de se plier aux exigences des vainqueurs. Il appartient au ministre de la Défense, Noske, d’en expliquer au pays la nécessité. Ebert s’incline et accepte les conditions imposées.
Par deux fois, Grœner a fait preuve d’un courage civique qui a préservé son pays d’extrêmes complications. Mais, « traître à l’empereur », le voici maintenant « traître à la nation ». L’armée peut-elle encore se fier au « traître de Spa et de Weimar » ? Pour elle, il est désormais « la bête noire » dont le sombre profil se dessine au temps des catastrophes, Hindenburg démissionne, mais Grœner reste en fonctions jusqu’à ce que soit réglé le sort des unités encore engagées à l’Est. Le 1er octobre, il se retire à son tour.
Sauf un bref intermède comme ministre des Transports, il se replie dans sa bibliothèque et publie des traités de science militaire. La mort prématurée de sa femme, en 1926, lui est une lourde épreuve. Mais voici qu’Hindenburg lui demande, en janvier 1928, de remplacer Gessler comme ministre de la Reichswehr. C’est le moment où dans la rue et dans les assemblées le nazisme commence sa montée triomphale. Grœner a-t-il de la nouvelle situation une vue d’homme d’État ? Les critiques qu’il adresse à l’œuvre de ses prédécesseurs von Seeckt et Gessler, le ton moralisateur qu’il met dans ses « lettres à l’armée », témoignent d’une sûreté et d’une satisfaction de soi très inégalement appréciées. Par un cumul singulier et caractéristique de l’époque, il devient, le 9 octobre 1931, ministre de l’Intérieur en même temps que ministre de la Reichswehr. Fort de l’estime que lui avaient accordé les organisations ouvrières et quelques partis de gauche, il croit pouvoir grouper dans une même organisation et sous sa seule férule les sections d’assaut national-socialiste. « Le vieux Grœner est gâteux », déclare le général von Hammerstein, qui passe lui aussi pour être un « général rouge ».
En attribuant les fonctions de directeur de l’armée au général von Schleicher, qu’il appelle « son élève, son ami, le fils de son cœur, l’espoir du peuple et de la patrie », il crée lui-même le tremplin d’où von Schleicher s’élancera pour le fameux travail de coulisses qui allait lui permettre, non sans grossières et méprisantes injures à l’égard de Grœner, de chasser celui-ci.
Au début de mai 1932, trois des principaux chefs de la Reichswehr viennent faire connaître au ministre « qu’il n’a plus la confiance de l’armée ». C’est un fait que celle-ci n’avait jamais fait que le tolérer.
Hitler devient chancelier. Le 30 juin 1934, von Schleicher est assassiné. Prévenu à temps, Grœner n’échappe lui-même qu’en gagnant la campagne. Mais, sans véritable rancune pour Schleicher, il dira dans son testament avoir conservé à « son élève » toute son estime. Et Mme Grœner-Gayer écrit : « II y avait aussi dans ce testament une pensée pour Hitler ». Elle ne dit pas laquelle.
La « bête noire » ne sera plus maintenant qu’un général en retraite qui, dans une maison de santé de Potsdam, rédige une histoire militaire de l’Allemagne de 1909 à 1918. Le 8 mai 1939, après une brusque inflammation du foie, il entre, dit sa fille, dans la vie éternelle « comme un enfant fatigué qui s’endort sur les genoux de sa mère ». La presse et la radio annoncent son décès, mais sans aucun commentaire. Ayant eu vent que la Gestapo allait se saisir de tous ses papiers, le général von Rabenau, directeur des archives de l’armée, fait transporter d’urgence ceux-ci dans ses services. Sans qu’on sache exactement sa véritable origine, une note « à ne pas communiquer à la presse » parvient à toutes les formations de l’armée et du parti ainsi qu’aux associations patriotiques : interdiction d’assister, en uniforme ou en civil, aux obsèques du général Grœner. Président de l’Ordre pour le Mérite auquel appartenait le défunt, le vieux maréchal von Mackensen envoie pourtant ses condoléances, mais les honneurs militaires auxquels ont droit les dignitaires de l’Ordre ne seront pas rendus.
Dans le cimetière de Stahnsdorf, les obsèques ont lieu sous l’œil de la Gestapo. Pourtant, un général en tenue y assiste. C’est von Hammerstein qui, quelques mois plus tard, une fois les hostilités commencées, exerçant un commandement à l’Ouest, avertira Londres qu’il fera arrêter Hitler si celui-ci se présente dans son secteur. « Devant cette tombe ouverte, écrit Dorothea Grœner-Gayer, n’aura quand même pas manqué cet uniforme qu’il avait tant aimé et qu’il porta dans son cœur jusqu’à son dernier souffle. » « À des moments cruciaux de l’histoire allemande, écrit Meinecke qui fut son ami, il a été à la hauteur de la situation. Il y mérite une place d’honneur. » Ne lui contestons pas, à défaut de sens politique, un courage civique qui par deux fois au moins préserva son pays d’un supplément de drames. Mais son nom ne sortit jamais de l’ombre qu’au moment des humiliations. N’attendons pas trop de l’Allemagne nouvelle qu’elle s’attarde à se remémorer sa trop sombre figure. ♦