L’opinion publique en Russie soviétique. Une étude sur la persuasion des masses
Lénine a déclaré un jour « que le régime soviétique reposait sur un équilibre de coercition et de persuasion ». Cette formule est la clef permettant de comprendre la société soviétique.
Si le libéralisme occidental cherche à s’appuyer sur un groupe stable de normes, largement acceptées, qui se manifestent dans l’individu comme conviction personnelle, la révolution soviétique met en jeu un changement social rapide et forcé et le régime tente de promulguer et de faire accepter un ensemble instable, éminemment nouveau et changeant de règles sociales.
« Dans ces conditions une vaste coercition et la persuasion de masse se sont imposées comme des instruments de conduite des actes humains ! » Et ceci présuppose « qu’un petit groupe d’hommes, agissant… comme les représentants des forces sociales, apporteront au reste de l’humanité la conscience et les lumières… et la conduiront à la représentation… de la conception du paradis sur terre ». Cependant, jusqu’ici, la plupart des études sur l’URSS ont mis l’accent sur le rôle de la coercition. La présente étude, si elle ne prétend pas minimiser le rôle de la force, veut, pour combler une lacune, appeler l’attention sur l’action de la persuasion.
Nous vivons une époque d’information de masse. La voix et la pensée d’un seul homme peuvent atteindre en même temps des millions d’individus. Cette vaste information comporte naturellement toutes les possibilités d’agir sur les esprits, le comportement des hommes, car, qui dit information de masse, dit influence de masse. Or, en Russie « tous les moyens d’information, y compris la communication personnelle par le contact direct avec des auditoires peu nombreux, font partie du monopole politique, rigoureusement contrôlé, appuyé, par les forces de l’État… ».
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L’auteur s’efforce d’abord de définir les « Idées de propagande », puis la « Propagande des idées ». L’une et l’autre sont déterminées par les buts poursuivis. Aussi, ne manque-t-il pas de nous exposer « la théorie léniniste », ses objets, sa méthode, le processus révolutionnaire ; puis il définit le milieu, les masses, les caractères propres à l’opinion publique russe. Ces éléments conditionnent, comme il se doit, « l’Administration de la propagande », c’est-à-dire la structure du département de la propagande au sein du Parti. Mais, on le sait, toute propagande n’a de valeur que dans l’unité d’action. Nous apprenons donc comment se font le recrutement et l’instruction des « Directeurs de l’opinion ».
Le gouvernement attache la plus grande importance au contact direct entre les masses et les représentants du Parti considérés comme les instruments de l’information publique. Aussi le problème de la sélection et de la formation des agitateurs est-il primordial. Encore faut-il que soit défini et réalisé le cadre d’action de ces précieux agents. L’organisation même du Parti, sa structure géographique et sociale ont servi de base. Sans doute la condition de la plus grande efficacité réside-t-elle dans la fixation d’idées simples, faciles à introduire dans la pensée et dans les réflexes populaires. Alex Inkeles ne manque pas de tracer l’évolution de ces « maîtres-mots ».
La presse, bien entendu, est utilisée au maximum. Le mot suivant de Lénine est constamment cité : « Un journal n’est pas seulement un propagandiste et un agitateur collectifs ; c’est aussi un organisateur collectif ». Aussi la presse est-elle considérée comme « une force sociale majeure qui doit être en mesure de faciliter la réalisation des buts définis de la société ». Ces « buts » sont à la base de la « structure d’une presse gouvernementale planifiée » et déterminent ses fonctions et son contenu. C’est pour en assurer la réalisation que le problème des « rédacteurs en chef et des collaborateurs » est l’objet d’une attention particulière ; tout rédacteur en chef est fonctionnaire ou membre du Comité exécutif local du Parti. Ceci n’exclut d’ailleurs pas un contrôle permanent : ainsi est né le « Glavlit » organisme officiel de censure. Il revient en outre à la presse d’être l’animatrice de l’autocritique ; mais, en raison des liens directs établis entre les dirigeants des journaux et les organismes du Parti, ces autocritiques équivalent en vérité à des instructions officielles.
Bien que reconnue comme un des moyens les plus importants d’information, la Radio n’a pas, en URSS, le développement et la place prépondérante qu’elle occupe ailleurs, aux États-Unis notamment. Son organisation, comme celle de la presse, a été déterminée par les besoins du Parti. Aussi n’est-elle pas considérée comme une source de distractions mais comme un instrument d’instruction populaire, un outil pour l’éducation communiste des masses. C’est cette conception qui détermine le contenu des émissions, l’élaboration de la politique des programmes, l’attitude à l’égard du sondage des réactions des auditeurs, etc. L’organe central de direction est le « Comité de la Radio » (VRK) sur lequel le Parti exerce un contrôle et une action permanente : « résolutions » dans lesquelles il critique le passé et oriente l’activité future, mise en place de fonctionnaires de confiance dans les postes-clef, répartition d’un grand nombre de membres parmi les employés. La diffusion des programmes est d’ailleurs particulière ; la réception individuelle est très réduite (18 % en 1947) ; la majorité des auditeurs entendent les auditions par l’intermédiaire de haut-parleurs à fil, chez eux ou dans les locaux communs. On ne s’étonnera pas de trouver dans les directives assignées aux dirigeants les tâches suivantes : accroître la « connaissance politique » et « la conscience politique » des masses, rallier les populations pour soutenir la politique du Parti et mobiliser les masses ouvrières en vue de l’exécution des tâches politiques qui s’imposent à la nation, etc.
C’est encore une fois Lénine qui a défini le rôle du cinéma comme moyen d’information. « Lorsque les masses prendront possession du cinéma et qu’il se trouvera aux mains des vrais défenseurs de la culture socialiste, il deviendra l’un des plus puissants moyens d’éducation des masses ». Toute l’histoire du cinéma en URSS est l’histoire de la lutte destinée à le placer entre les mains du Parti : il convient de remarquer toutefois que, si l’opération fut relativement facile, la qualité de propagande des films fut loin de donner satisfaction. C’est ainsi qu’en juin 1948 (25 ans après les directives de Lénine !) le Conseil des ministres constatait que beaucoup de films « ne répondaient pas aux hautes exigences du public soviétique ». Malgré des efforts analogues à ceux mis au service de la presse et de la radio on doit constater que l’efficacité du cinéma fut et reste inférieure. Un exemple caractéristique est celui du film Une grande vie, conçu et réalisé suivant les directives du Parti et que le Comité central a jugé « extrêmement faible du point de vue artistique et idéologique, et politiquement pervers ».
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Le régime soviétique a créé l’un des systèmes les plus vastes et les plus complexes d’information publique du monde. Quelle est l’efficacité réelle de cet immense appareil ? Considérable, sans doute, mais on peut affirmer qu’elle est d’un niveau inférieur à celui qu’aimeraient lui voir atteindre les dirigeants.
Il faut compter, d’ailleurs, avec les jeunes générations, celles qui ne doivent pas leur inspiration à la seule information de masse, et qui sont formées dans les Écoles. C’est là que la jeunesse soviétique acquiert sa « prédisposition » à croire et « les produits des écoles soviétiques fournissent à l’agitateur, au journal, à la radio, au cinéma, un public réceptif et sans cesse renouvelé ».
Ajoutons que, si la mobilisation des esprits n’est pas unanime, il n’en reste pas moins que la mainmise du Parti sur l’information permet d’éliminer toute autre information, de faire jouer en vase clos les interactions favorables et d’exploiter au mieux les événements heureux, comme cela fut le cas durant la guerre.
N’oublions pas, enfin et surtout, que Lénine (toujours !) déclarait : « Nous devons convaincre d’abord et garder la force en réserve. À tout prix nous devons convaincre d’abord et n’user de la force qu’ensuite ».
Oui, n’user de la force « qu’ensuite », mais user de la force quand même ! Et nous savons maintenant comment. ♦