L’Algérie en 1957
Mlle Germaine Tillion est sociologue ; elle a passé six ans dans l’Aurès, en mission scientifique ; puis, attachée au cabinet de M. le Gouverneur général Soustelle, elle a vécu l’évolution tragique dont elle parle en termes à la fois humains et scientifiques.
Elle entend, tout d’abord, nous mettre en garde contre des idées préfabriquées, des partis pris, des réactions dues à des intérêts immédiats, d’ailleurs mal entendus. Elle entend aussi nous prémunir contre des raisonnements simplistes.
Pour comprendre un problème aussi complexe, il convient, avant tout, d’étudier le milieu et, en ce qui touche les musulmans, de saisir les changements : « ces hommes qui, il y a 15 ans, vivaient sobrement, mais décemment, et dans des conditions à peu près identiques pour tous, étaient maintenant scindés en deux groupes inégaux : dans le moins nombreux, l’aisance… était plus grande qu’autrefois », les autres, réduits à vivre au jour le jour, étant condamnés à une véritable clochardisation.
Pour Mlle Tillion, la cause de ce drame n’est ni l’imprévoyance musulmane, ni le colonialisme européen. Il s’agit d’un phénomène de portée planétaire : « L’accroissement brutal, anormal, de la population, la diminution parallèle des ressources, l’effondrement de l’économie, le contact avec la supériorité décourageante des mécaniques étrangères ont pour résultat de faire chavirer les civilisations archaïques qui subissent cet assaut. Tout, maintenant, s’effondre ou va s’effondrer : les arts, les techniques et toutes les ingénieuses coutumes qui permettaient à un groupe humain de vivre à peu près en paix ».
L’auteur insista sur la natalité dévorante de l’Algérie et, par suite du contact avec une civilisation évoluée, la diminution de la mortalité : aussi la population a-t-elle quintuplée en cinq ans et atteint un rythme d’accroissement qui est actuellement un des plus hauts du monde, mais qui n’est pas encore le plus haut qu’elle puisse atteindre.
La situation est donc angoissante et « l’avenir plus sombre encore que le présent ; les améliorations du sort des pays dits sous-développés, lorsqu’on les envisage dans l’éclairage réel de ces malheureuses populations, apparaissant dans toute leur affligeante futilité ». D’où, pour une part, la rébellion – et, pour certains Français, l’idée de « lever toute hypothèque » en laissant les Algériens « se débrouiller dans leurs problèmes ».
Entre « le morne abandon et la révolte inconditionnée », existe-t-il une solution ? La réponse de Mlle Tillion nous rappelle le propos du prêtre dont parle André Fogazzaro. Comme on lui demandait s’il croyait en Dieu, il répondit : « Je n’y crois pas ; j’en suis sûr ».
Certes, Mlle Tillion ne se nourrit pas d’illusions : elle sait que, opérations militaires terminées, il faudra donner, à tous les enfants, 8 ou 10 ans d’instruction primaire, à tous les adultes, un métier, du travail, un salaire décent ; c’est un minimum de 100 milliards par an pendant 5 années, 10, davantage peut-être…
Cette contribution, la France la doit : sans doute, ce devoir ne se situe pas – et l’auteur insiste – sur le plan de la culpabilité ; mais, « n’oublions pas cependant que c’est par nous et avec nous qu’il s’est produit et prenons garde, maintenant, de ne pas faire plus de mal encore à ces populations en leur retirant notre tutelle qu’en la leur imposant ».
D’ailleurs, l’intérêt le mieux entendu de la France l’engage à accepter une telle charge.
D’une part, « un million et demi d’otages lient la France à l’Algérie, ou l’Algérie à la France » : nous voilà loin de l’exemple, souvent cité, de la Hollande.
D’autre part, comment concevoir l’exploitation bénéfique du Sahara en dehors d’une conciliation algérienne ?
Mais, pour les musulmans eux-mêmes, « participer à l’affaire Sahara, c’est, d’abord, être associés au bénéfice de l’affaire France… La France seule a avantage à développer, à grands frais, des exploitations… d’emblée peu rentables… Que pourrait faire… un gouvernement algérien indépendant » – ou les peuples voisins d’Afrique du Nord, eux-mêmes en détresse ? Il n’y a pas de bienfaiteurs de rechange.
De plus, qu’en serait-il d’une Algérie indépendante, lorsque, privés de l’avantage que leur confère notre nationalité, 400 000 travailleurs algériens rentreraient en Afrique du Nord ? Mlle Tillion estime que – envois d’argent, locations de terres, achats locaux – 3 à 4 millions de personnes vivent en Afrique du Nord grâce aux travailleurs algériens en France – « 3 ou 4 millions de mains tendues vers nous, de chaînes qui les lient et qui nous lient ». « L’argent qui rentre actuellement dans chaque foyer doit absolument y venir… sans interruption et sans réduction sous peine de cataclysme… Dans l’hypothèse d’une Algérie indépendante, pour donner l’équivalent des mandats… qui viennent encore de France… il faudrait… plus de 2 000 milliards d’investissements, 10 ans de paix sociale et de très grandes ressources d’exploitation facile ». Qui y pourvoirait ?
D’autant que ce retour de 400 000 travailleurs – de 400 000 chômeurs – s’accompagnerait du départ des Européens, éléments moteurs irremplaçables : « Morte, la petite industrie qui n’occupe guère plus de cent mille travailleurs musulmans mais nourrit directement un peu plus de cinq cent mille personnes (qui, elles-mêmes, entretiennent un secteur économique allant du boulanger au marchand de radio ou même de motos, en passant par les Uniprix et les lignes d’autocars). Ruinés aussi les chemins de fer, les postes, l’équipement hôtelier, les garages, l’entretien des routes, tout ce qui, dans un premier stade, a plutôt desservi les autochtones (en ce sens que cela a précipité leur évolution) mais qui, précisément au moment où cette évolution est à moitié accomplie, est en train de leur devenir indispensable, – maintenant où ils vont peut-être en être frustrés ».
En résumé, l’auteur insiste sur la contradiction entre ce que l’on pourrait appeler l’erreur des hommes et, en deçà de la haine et au-delà, la grande fraternité de nature et de destin : de là « la gravité, le caractère irréversible des relations qui nous engagent, de part et d’autre, au-delà de notre volonté ».
« C’est parce que je connais, aime et respecte le patriotisme moral et religieux de l’Algérie, et que j’ai mesuré l’avidité intelligente que sa jeunesse tourne vers l’avenir, que je suis convaincue de l’apport réciproque qu’ils peuvent espérer de nous, et nous d’eux. Qu’ont-ils à gagner à s’entendre avec nous ? Rien de moins qu’un destin d’homme, le bonheur et la dignité de leurs enfants, – au lieu de cet effrayant déclin qui les guette, et qui est d’abord économique, puis social, puis biologique. Et alors – probablement – sans remède. »
« Et nous ? Notre gain ce serait 10 millions de compatriotes, et ce n’est pas peu de chose. »
« Si, ni d’un côté, ni de l’autre, on ne peut ou ne veut rien concéder, alors hâtons-nous de faire ici une place à tous ceux que nous voulons sauver en Algérie, à quelque sang ou quelque religion qu’ils appartiennent, car la barque algérienne ne tient plus la mer et il n’y a pas de temps à perdre avant le grand naufrage. Mais il était évitable et il l’est encore. »