Le destin du colonialisme
Il faut tout de suite prévenir le lecteur que le livre de M. Ehrhard sur Le destin du colonialisme n’est pas, comme le titre pourrait peut-être le faire croire, un exposé de généralités sociologiques ou politiques ; il s’agit d’une étude technique sur les données économiques qui commandent en grande partie l’évolution des territoires sous-développés et leurs relations avec les pays les plus avancés. L’auteur, qui fut 4 ans directeur général des Finances de l’Afrique occidentale française (AOF), a traité son sujet avec la rigueur d’un technicien. Pour le lecteur non familiarisé avec les questions économiques, cette lecture devient une véritable étude.
Mais aussi une véritable découverte. Tant de gens qui se disent et se croient sincèrement instruits et cultivés n’ont, sur ces matières, que des lumières falotes, tant de personnes « bien informées » discourent sur les problèmes d’outre-mer avec autorité, en se bornant aux vérités premières ou à des intuitions qui ne se basent sur aucune connaissance concrète des problèmes dont ils traitent, que l’opinion s’en trouve orientée vers des solutions arbitraires ou passionnelles, ou seulement partielles. Il n’est pas mauvais, il est même indispensable, qu’un technicien prenne la plume pour souligner des faits, des inter-réactions, des conséquences, en bref tout un substratum concret, mais vivant et complexe, et qui, dans une large mesure, sert de fondation solide à la construction politique.
Devant un livre de cette nature, il nous semble que le lecteur peut avoir deux attitudes : le lecteur sérieux, qui aura lu l’ouvrage jusqu’à la dernière ligne. Ou bien, rebuté par la complexité des problèmes soulevés, il le repoussera en bloc, en disant : « politique d’abord ! » ou bien il se sentira pris d’une grande modestie, et estimera qu’il lui faut, sans tarder, approfondir ses connaissances économiques pour mieux pouvoir juger de la valeur de l’ouvrage et mieux pouvoir jauger les arguments de l’auteur. Car il est bien évident que même un profane en sciences économiques doit pouvoir garder sa liberté de jugement et ne pas se faire, par ignorance ou paresse, l’homme d’un livre.
Car M. Ehrhard, tout en précisant qu’il a voulu faire œuvre scientifique, est conduit à donner des solutions qui dépassent largement le domaine économique ; tant il est vrai qu’il est impossible de dissocier artificiellement au sein d’un problème vaste, mais unique, les différents aspects sous lesquels il peut être considéré.
La meilleure façon de rendre compte de ce livre est, sans doute, de tenter d’en résumer la thèse générale, encore que cette méthode contraigne à laisser de côté bien des idées, bien des aperçus et bien des faits.
Le livre se divise en deux parties. Dans la première, l’auteur entreprend l’analyse et l’interprétation des faits propres à l’Afrique noire française ; dans la seconde, il recherche la définition d’une politique économique applicable à l’ensemble des pays sous-développés.
L’analyse et l’interprétation des faits le conduisent à souligner d’abord combien est arbitraire et discutable toute assimilation des conditions économiques dans lesquelles vit l’Africain à celles dans lesquelles vît le Français de la métropole. Tous les lecteurs qui sont au courant des problèmes d’outre-mer le suivront facilement dans cette opinion, cependant si légèrement contestée par ceux qui transposent brutalement les expériences européennes dans le milieu et dans le cadre africains, pourtant si différents. C’est une première mise au point, un premier contact avec le réel, d’autant plus utile qu’il choque davantage des idées trop couramment et trop naïvement admises.
Puis, passant à des données plus complexes, M. Ehrhard indique les multiples formes de l’aide apportée par la Métropole aux pays d’outre-mer : elle est considérable, « sans comparaison avec celle que reçoivent d’autres pays dépendants et indépendants ». De cet apport de la Métropole aux territoires d’outre-mer, et de ce que, réciproquement, ceux-ci apportent à celle-là, il convient de faire le bilan. Sur ce point, les interprétations divergent, suivant que l’on se place du point de vue du « colonisateur » ou de celui du « colonisé ». Pour le premier, le bilan est indiscutablement défavorable sur le seul plan économique, ce qui ne veut pas dire que sur d’autres plans, ce déficit ne soit pas ou ne puisse pas être résorbé ; encore que l’interprétation des inter-réactions entre Métropole et Outre-Mer conduisent à nuancer fortement un résultat brutal. Pour le « colonisé », il est de règle d’établir un bilan qui lui soit également défavorable ; dans les jugements portés sur le « colonialisme », on trouve toute la gamme des critiques, depuis les plus sensées jusqu’aux plus fantaisistes.
C’est sur ces deux bilans opposés que s’est ouverte une phase nouvelle : celle de la loi-cadre. M. Ehrhard en analyse longuement les conséquences dans le domaine économique ; elles sont obligatoirement conjecturales, puisque l’expérience en est à ses débuts. Le politique l’a emporté sur l’économique, et aucun plan d’ensemble, aucune idée directrice n’ont inspiré les législateurs : « en dehors souvent du courage civique, c’est l’esprit de synthèse, l’esprit de suite qui ont fait défaut ». On veut croire aux « remèdes-miracle », on procède par improvisation et empirisme, on multiplie les subventions, mais l’économie ne peut rester saine que si, à des libertés politiques acquises, correspond chez ceux qui en bénéficient, un désir réel de travailler, de prendre des responsabilités. On se rend compte que cette partie de l’analyse est traitée par l’auteur sans indulgence ; il estime que la France s’engage vers des charges trop lourdes, et il pose la question : « Faut-il renoncer ? » Mais à cette question, il répond lui-même : « il n’est ni facile de partir, car l’ancien colonisateur conserve des intérêts, ni honnête de le faire, car il conserve des responsabilités ». Pour rester il semble nécessaire à M. Ehrhard que « la règle du jeu » soit claire et consiste à former des élites locales véritables qui n’attendent pas que la manne leur tombe de Paris, que la puissance de l’État soit restaurée en France, et qu’une politique économique soit nettement définie. C’est à cette définition que s’attache la seconde partie de l’ouvrage. Elle doit d’abord assurer « le coût de l’homme », expression empruntée à François Perroux, et par laquelle on entend « la satisfaction des besoins physiologiques et d’instruction minima de l’être humain » ; elle doit ensuite ne pas reposer sur une aide métropolitaine dont on ne voit plus les limites, mais sur une économie « compétitive » des territoires d’outre-mer, sur une productivité maximum et sur des prévisions à long terme. Chacun de ces points fait l’objet d’un développement particulier, dans un chapitre spécial.
L’économie ne peut être compétitive que sous un régime politique qui lui permettra de se constituer et de s’épanouir. Ce régime doit admettre une évolution vers une quasi-indépendance, car seules les autorités locales pourront obtenir des populations l’effort qu’il leur faudra consentir, en renversant les obstacles de la coutume et de la tradition, en prenant les mesures d’autorité sans lesquelles il est vain d’espérer un résultat favorable.
Dans le développement de la productivité, il vaut mieux s’attacher d’abord « le plus possible » aux territoires productifs, plutôt que de vouloir agir sur toute l’étendue des territoires. C’est d’abord vers les ressources agricoles et vivrières qu’il faut s’orienter, l’industrialisation ne pouvant être envisagée, sauf à la rendre tout artificielle, avant que de nombreuses conditions ne soient réalisées.
La nécessité d’une politique à long terme, d’une stabilité dans les pouvoirs publics, d’une continuité et d’une persévérance dans l’effort, est évidente si l’on considère les conditions techniques du développement économique des pays attardés. L’auteur insiste longuement sur ces différents points, et montre clairement qu’une évolution, pour être durable et véritable, doit porter sur le psychologique, le social, le politique, en même temps que sur l’économique. Et son argumentation est forte.
Aussi, la politique économique, bien qu’elle soit davantage fonction de « considérations philosophiques que de considérations de technique pure », doit-elle emprunter « beaucoup d’éléments à une politique économique collectiviste avec les atténuations permises par l’aide extérieure ». Il pourrait dans ces conditions y avoir surenchère entre les Occidentaux et les Russes, et les premiers ne devront pas alors oublier « qu’une planification totale en pays sous-développés les obligera à un effort supplémentaire par rapport au bloc russe, au risque de ralentir leur propre développement » Voilà un point où ces considérations économiques viennent tout naturellement rejoindre la plus haute politique et conduisent à un choix.
Et l’auteur conclut en disant que la voie de la solution est étroite, la réussite d’un plan dépendant de facteurs sur lesquels la marge d’erreur possible est faible, et le temps pour l’établir étant court, car de l’orientation donnée dans ces toutes prochaines années, dépend le sort de l’humanité, lequel en définitive, comme le dit le R.P. Teilhard de Chardin dans une longue citation qui termine le livre, est davantage fonction « de l’intensité accrue de nos puissances réflexives et affectives » que de la quantité de nos réserves économiques. Belle et haute conclusion à un ouvrage technique !
Cette longue analyse incitera-t-elle les lecteurs à lire M. Ehrhard ? Nous le souhaitons. Comme toute œuvre qui s’appuie sur le réel et qui cherche à trouver une solution saine et juste à nos problèmes, c’est une œuvre de foi. Des économistes en discuteront peut-être les aspects techniques. Aux autres – et ils sont la grande majorité – elle ouvrira des perspectives et fera connaître cette angoissante question des pays sous-développés et des rapports entre les anciennes métropoles et les anciennes colonies, avec gravité, avec austérité même, mais en profondeur. ♦