La croisade noire
Quels que soient les résultats du référendum, la croisade entreprise par le Général de Gaulle au nom de la France a été un exemple de courage, de caractère et de probité :
Courage, pour risquer un passé célèbre et une autorité incontestée ;
Caractère, pour affronter directement les populations d’outre-mer dont on connaît les revendications et les manifestations récentes ; et surtout pour avoir pris de vitesse ceux qui, avec l’aide étrangère, voulaient étendre la rébellion algérienne à l’Afrique Noire ;
Probité morale, pour mettre fin aux atermoiements des Gouvernements français, atermoiements que justifiait peut-être leur instabilité chronique ;
Probité intellectuelle aussi, pour avoir posé le dilemme : Communauté ou Indépendance, en termes si fermes que ses interlocuteurs de Conakry et de Dakar, conscients de leurs responsabilités, en ont été bouleversés pour l’avenir de leur pays.
Aucune possibilité de compromis, pas même de discussion.
Le Chef du Gouvernement n’a cependant, à aucun moment, fait appel aux sentiments de reconnaissance des peuples noirs à l’égard de la France. Il leur appartient d’en tenir compte s’ils estiment que les sentiments ont une part dans la vie des peuples comme dans celle des hommes.
Si le Général de Gaulle a pris l’initiative de cette croisade noire — qu’aucun président du Conseil n’avait osé tenter et d’ailleurs ne pouvait vraisemblablement pas tenter — c’est qu’il était le seul à avoir le prestige et l’autorité nécessaires pour parler à cette Afrique Noire, à la fois si attachante et si fluctuante aujourd’hui.
C’est aussi parce qu’il n’est pas, de par sa formation militaire, un homme politique comme les autres. Il n’est habitué ni aux arguties de la diplomatie, ni aux concessions qu’imposent les directions collégiales. Il est un Chef : qui — après avoir pris les conseils qu’il estime devoir prendre — décide en toute responsabilité ; qui exprime nettement sa décision ; qui répond clairement aux questions qui lui sont posées.
Il n’est que de reprendre son discours de Conakry. Sa réponse est directe, comme sa formule. Forme à laquelle on n’était plus habitué, mais que les hommes — les véritables — savent apprécier : « La communauté, la France la propose ; personne n’est tenu d’y adhérer. On a parlé d’indépendance. Je dis ici plus haut qu’ailleurs que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre en disant non à la proposition qui lui est faite et, dans ce cas, je garantis que la Métropole n’y fera pas d’obstacle… » Et, à Dakar : « Je veux dire un mot d’abord aux porteurs de pancartes, je veux dire ceci : s’ils veulent l’indépendance, qu’ils la prennent le 28 septembre… »
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OUI ou NON. Le choix est simple. Il est à la portée de tous. Il n’y a pas de dérobades possibles. La question est posée en style d’homme d’État. Seul, le Général de Gaulle pouvait se permettre un tel langage.
La France, s’il est nécessaire, quittera ses territoires la tête haute, en leur souhaitant « bonne chance ». Cette méthode comporte des risques. Mais la situation est grave. Le Général de Gaulle a pensé qu’il est préférable de la dénouer d’un seul coup, car la France ne saurait supporter une seconde guerre d’Algérie.
En cas de vote négatif, il a affirmé la décision de la France de ne pas reprendre d’une main ce qu’elle aura donné de l’autre. Cette liberté, cette indépendance ont laissé perplexes les dirigeants locaux de Conakry et de Dakar. Et le Président et le Vice-Président de l’Assemblée territoriale du Sénégal de désavouer les manifestants : « Mon devoir est de protester contre les agissements qui déshonorent notre pays », dit le Président. « Mes collègues de l’Assemblée m’ont demandé, dit le second, de faire part au Général de Gaulle de leur indignation pour cette manifestation. Nous aimons et respectons le Général. Ce sont des éléments subversifs qui se sont glissés dans nos rangs pour manifester. »
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Que signifient ce OUI ou ce NON ?
Ils n’ont certes pas le même sens en Métropole qu’en Afrique Noire, et le Général de Gaulle devra en tirer des conclusions particulières pour chacun des territoires.
La Métropole se prononce pour ou contre la Constitution ; la propagande politique s’est employée à faire ressortir les mérites et les inconvénients d’un texte, dont la mise au point a été effectuée avec beaucoup de soins.
Le vote des Territoires africains revêt un autre sens. Certes, la question qui leur est posée est la même que celle soumise à l’approbation des Français de la Métropole. Elle ne pouvait pas être différente. Mais pour les Territoires d’Afrique Noire, les « OUI » ou les « NON » signifient qu’ils acceptent ou qu’ils refusent d’entrer dans la communauté française dotée de ses nouvelles institutions.
Il ne pouvait être question de les inviter à adhérer à l’ancien régime républicain. C’était courir à un échec, et les manifestations de Conakry et de Dakar en sont la meilleure preuve.
La croisade noire avait donc pour but de proposer à l’Afrique Noire d’adhérer à une communauté française régénérée. Aucun pays n’a jamais offert aussi clairement un pareil choix à des territoires aussi nombreux et aussi variés.
Une telle proposition n’a été possible que par la lente élévation à la maturité politique des territoires français d’Afrique. « Ce sont les seuls pays sous tutelle, dit un journal canadien, où il y ait un suffrage universel, un gouvernement local dirigé par des Africains, une absence complète de ségrégation. » Et il ajoute : « Si l’on compare cette situation à celle qui prévaut en Afrique Noire britannique, surtout en Afrique centrale, on apprécie justement la différence ».
Au Général de Gaulle et à son Gouvernement de tirer les conséquences du référendum. Si en présence d’une majorité de « NON » leur décision est simple, devant une majorité de « OUI » ils devront en examiner le détail : pour la Métropole, pour l’Afrique et pour chacun des Territoires africains.
Le nouvel aménagement politique suscitera d’inévitables résistances. Mais le Général de Gaulle saura les dominer car il sait qu’un échec rouvrirait une crise, avec tous les risques que cela comporte.
Il sait aussi qu’en Métropole les opposants le sont par principe car leur grande majorité représente, ou la clientèle d’un parti étranger ou celle de privilégiés nostalgiques.
Appelé au pouvoir par la majorité des Chambres, moins sous la pression des Comités de Salut Public, comme on a voulu le faire croire, qu’à l’appel profond de la grande majorité des Français, le Général de Gaulle, engage, par le référendum, le destin de la France, peut-être celui de l’Occident, sûrement celui de l’Eurafrique.
1er septembre 1958