Victoires perdues
Les souvenirs de guerre continuent de paraître ; les dossiers dans lesquels puiseront les historiens futurs s’accumulent. L’un des plus importants témoignages sur les problèmes militaires sera sans doute cet ouvrage du Maréchal von Manstein, mélancoliquement intitulé : Victoires perdues.
Nul n’ignore le rôle du Maréchal, ni les hauts commandements qu’il exerça pendant la guerre. On sait peut-être moins, dans le grand public, qu’il est l’auteur du plan de campagne allemand contre la France, ce plan qui provoqua si rapidement l’effondrement des forces françaises en mai et juin 1940. Aussi, le lecteur français aura-t-il l’attention tout d’abord attirée par le récit de l’élaboration de ce plan. Cela ne l’empêchera pas de prendre le plus vif intérêt aux campagnes de Russie.
Cet ouvrage est un véritable cours de stratégie. L’auteur, en exposant une manœuvre, en analyse minutieusement les avantages et les inconvénients, dans des démonstrations quelquefois un peu longues, même pesantes, mais toujours remarquablement claires ; rien n’est laissé dans l’ombre, tous les points litigieux sont discutés en détail. En somme, une École de Guerre y trouverait de nombreux modèles à proposer à ses élèves.
Mais il ne s’agit pas de théories vides, de simples kriegspiels. Il s’agit bien de la guerre réelle : lorsqu’il fallait conquérir, puis garder la Crimée, lorsqu’il était urgent de dégager Stalingrad, on ne pouvait se borner à des exercices d’école. Aussi, l’œuvre du Maréchal von Manstein a-t-elle une valeur de tout premier plan.
L’homme s’y présente comme un soldat, volontairement éloigné de toute politique. Le lecteur appréciera sans doute, comme autant de témoignages vivants, le récit des multiples contacts que l’auteur eut avec Hitler, dont la figure s’éclaire d’un nouveau jour.
Ouvrage de grande classe, dont la lecture est indispensable à qui veut pouvoir parler de la stratégie pendant la Seconde Guerre mondiale, Victoires perdues présente une thèse : si Hitler et le Haut Commandement allemand avaient voulu ou daigné écouter les conseils et les objurgations de ceux qui, comme Manstein, étaient à la fois, de par leurs fonctions, des dirigeants et des exécutants, le destin aurait suivi un tout autre sort, et l’Allemagne n’aurait pas connu la défaite. En pareille matière, nulle démonstration ne peut être rigoureuse ; celle de Manstein n’emporte donc pas la conviction, mais elle montre, tout au moins, différentes hypothèses d’exploitation des possibilités allemandes, même au moment où le sort des armes devenait contraire au Reich. C’est cette leçon d’opiniâtreté dans l’action et dans l’adversité qui, semble-t-il, reste la leçon supérieure de ce grand livre. ♦