L’Europe et l’Atlantique
VOICI quelques semaines, un projet fut soumis au Conseil de l’Europe, tendant à confier à cet organisme, et à lui seul, toutes les activités culturelles extra-nationales des pays membres. Lorsqu’on tient compte des raisons non avouées de ce projet, on peut se demander pourquoi certains souhaitent interdire à l’OTAN (car c’est elle qui est visée) toute activité culturelle, et de proche en proche à la réduire à une alliance strictement militaire, donc à lui fermer l’accès des domaines non militaires, c’est-à-dire à considérer comme une simple clause de style l’article 2 (pourtant fondamental) du Traité de Washington. Plus récemment l’annonce de consultations périodiques entre les ministres des Affaires étrangères des « Six » a été interprétée et présentée par certains milieux comme le signe que l’Europe allait se constituer en entité distincte, et ne serait plus unie aux membres non européens de l’OTAN que par des liens assez lâches. Début décembre la session de l’U.E.O. a donné l’occasion à quelques commentateurs d’annoncer une revitalisation de cet organisme — et les déclarations de M. John Profumo, adjoint de M. Selwyn Lloyd, ont peut-être marqué un moment important, sinon quant aux faits, du moins quant aux principes, dans l’histoire des relations entre la Grande-Bretagne et l’Europe.
Ce n’est pas la première fois que les bases et les objectifs non militaires de l’OTAN sont, sinon méconnus, du moins niés. Ce n’est pas la première fois non plus que l’unification de l’Europe est considérée comme une fin en soi. Quant aux rapports entre la Grande-Bretagne et l’Europe, ils appartiennent toujours à la géographie — et Michelet les a bien définis lorsqu’il a dit : « l’Angleterre est un bateau ancré dans les eaux européennes ». La mise en route d’une Europe fonctionnelle (la C.E.C.A., le Marché Commun, l’Euratom), les perspectives institutionnelles qui restent ouvertes en dépit des principes anti-intégrationnistes de la diplomatie française, la création d’une zone de libre-échange, ont introduit des données nouvelles dans les problèmes. Mais ceux-ci demeurent, et doivent être étudiés. On pourrait se demander s’il s’agit d’une certaine conception des rapports entre l’Europe et l’Amérique du Nord, d’une défiance à l’égard de nos alliés américains, de l’aspiration à un isolationnisme ou à un neutralisme européen, etc… Ces questions se rejoignent toutes pour justifier l’examen d’un problème extrêmement important, à savoir la place de l’Europe dans l’OTAN, c’est-à-dire les rapports entre les solidarités « régionales » européennes et les solidarités « globales » atlantiques.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale (exactement depuis la jonction sur l’Elbe des armées américaines et russes) l’Europe était un no man’s land que convoitait chacun des deux Grands. Leurs raisons étaient différentes : l’U.R.S.S. entendait le conquérir, les États-Unis rejetaient l’idée même de cette conquête. Il était évident que l’échelle de la puissance venait de se modifier, qu’une nation « grande » dans le cadre européen pouvait n’être que « petite » dans le cadre mondial, parce que la force militaire se trouvait monopolisée par les États-Unis et l’Union Soviétique. La structure des relations internationales venait de se modifier fondamentalement : d’une part le progrès des techniques et l’établissement d’une solidarité politico-militaire pour chaque unité territoriale aboutissaient à une unification du champ diplomatique, d’autre part la puissance se trouvait concentrée entre deux États situés à la périphérie de la civilisation occidentale, cependant que les équilibres partiels hérités du xixe siècle étaient détruits, et que l’opposition U.S.A.-U.R.S.S. donnait naissance à une diplomatie totale, au sens philosophique du mot totalité. Il devenait dès lors inévitable que les pays situés entre les deux Grands fissent figure de territoires contestés, risquassent de glisser dans un camp ou dans l’autre, ce qui eût modifié l’équilibre mondial. Les deux Grands ne se heurtaient pas directement : si les États-Unis, par exemple, ne songeaient pas à annexer l’Allemagne, ils exigeaient que celle-ci ne fût pas annexée par l’U.R.S.S. Le monde n’avait pas retrouvé la paix, il n’avait pas pour autant sombré à nouveau dans la guerre : il s’était installé dans une absence de paix qui n’était pas la guerre, et la guerre apparaissait aussi improbable que la paix s’avérait impossible.
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