Politique et diplomatie - De Séoul à Ankara
Tandis que s’élabore ainsi parmi les Occidentaux une doctrine de la détente et que l’on cherche à définir les principes d’une coexistence pacifique qui ne soit pas une duperie pour l’un des partenaires, une évolution politique aux conséquences encore imprévisibles se dessine en Extrême et au Proche-Orient.
À la fin du mois d’avril, des manifestations d’étudiants qui dégénérèrent vite en émeutes se produisaient en Corée du Sud. Elles étaient dirigées contre le régime dictatorial et policier auquel aurait été soumis le pays par les dirigeants du parti libéral sous la présidence autoritaire de M. Syngman Rhee.
Le grief principal des manifestants était que les résultats des élections qui avaient eu lieu en Corée du Sud, au mois de mars, auraient été falsifiés. Il semble donc que les troubles s’expliquent par des causes d’ordre intérieur et non par des raisons de politique étrangère. En effet, les manifestants ne s’attaquèrent jamais aux symboles de la présence américaine en Corée. De son côté, le gouvernement des États-Unis prit soin d’éviter tout ce qui aurait pu apparaître comme un appui, même indirect, au régime de M. Syngman Rhee. Les États-Unis firent même, semble-t-il, en privé, des remontrances au gouvernement de Séoul contre l’excessive vigueur des réactions policières et le Secrétaire d’État révéla que le gouvernement américain considérait comme bien fondées certaines des réclamations des manifestants.
Le résultat de la détermination des étudiants, de la modération du gouvernement des États-Unis et de la neutralité que tint à observer l’armée coréenne fut l’élimination forcée du Président Syngman Rhee et l’ouverture d’une période de réorganisation politique en Corée du Sud.
À l’heure où j’écris, tout ce que l’on peut dire, est que s’ouvre pour la Corée du Sud une nouvelle phase caractérisée par l’aspiration à une formule démocratique compatible avec la situation de ce pays divisé et menacé, et par l’entrée sur la scène politique des représentants des nouvelles générations, étudiants ou militaires. Sept ans après l’armistice qui mit fin aux hostilités dont la Corée fut la victime, une volonté de renouvellement et de progrès semble s’être cristallisée parmi les jeunes cadres de Corée du Sud.
Il est peu douteux que les événements de Séoul ont eu des répercussions sur les événements qui se produisirent peu après en d’autres pays. Alors que les émeutes de Séoul duraient encore, les étudiants manifestaient à Tokyo contre le traité d’alliance sino-américain et la censure interdisait au Sud-Vietnam la publication des nouvelles de Corée, de crainte que l’exemple n’en soit contagieux pour une opposition latente.
Mais c’est en Turquie que la situation semblait devenue la plus sérieuse. En effet, le gouvernement turc, issu des élections d’octobre 1957 qui ont donné une majorité confortable au Parti démocrate, gouverne le pays sans ménager l’opposition. Celle-ci est constituée par le Parti républicain du peuple, qui n’obtint que 178 sièges contre 424 aux démocrates, mais qui, comme en Corée, avait immédiatement contesté les résultats des élections. Depuis lors, l’opposition reproche à M. Menderes et au Parti démocrate de compenser le déclin de leur popularité par un étouffement progressif des libertés politiques. Le Parti républicain, dirigé par le Général Ismet Inonu, ancien compagnon de Kemal Ataturk, a ainsi multiplié les protestations tandis que le Parti démocrate majoritaire réagissait en obtenant l’expulsion de M. Ismet Inonu du Parlement, et la création de commissions parlementaires aux pouvoirs exceptionnels chargés d’enquêter sur les activités de l’opposition.
C’est dans ces conditions que les étudiants d’Istambul, d’Ankara, de Smyrne, ont provoqué des manifestations dont l’ampleur a nécessité la proclamation de la loi martiale et l’appel du gouvernement aux forces armées. Celles-ci, en Turquie comme en Corée, sont ainsi devenues l’arbitre d’une situation politique confuse. Remarquons qu’en Turquie comme en Corée, les troubles ont pour origine des dissensions purement intérieures et que le gouvernement américain, conscient des risques qu’il pouvait courir en intervenant dans ces querelles internes ait soigneusement évité de donner ouvertement son appui au parti de M. Menderes.
Le Parti républicain du Général Ismet Inonu comme le Parti démocrate de M. Menderes sont également partisans, en politique extérieure, d’une étroite entente avec les Occidentaux. Pour les unes comme pour les autres, la présence de l’U.R.S.S. aux frontières nord du pays impose de rechercher l’appui occidental. Il se peut cependant qu’en Turquie, comme en Corée méridionale, la participation plus active à la vie publique de nouvelles générations et le climat de détente qui, jusqu’au 1er mai, paraissait s’établir entre l’U.R.S.S. et l’Occident impose plus de souplesse au comportement de la Turquie en matière extérieure. C’est sans doute pour répondre à des préoccupations de politique intérieure comme pour s’adapter à l’évolution des relations internationales que M. Menderes avait, au début d’avril, bien avant les manifestations d’étudiants, décidé de se rendre en visite officielle à Moscou dans le courant de l’été.
Cependant l’incident américano-soviétique du 1er mai ne sera peut-être pas sans répercussions sur l’évolution des esprits qui, en Turquie, au Japon, ou ailleurs s’intéressent à la politique extérieure. On peut en effet se demander si les gouvernements des pays sur le territoire desquels se trouvent des bases américaines ne demanderont pas à être avertis, et éventuellement consultés, avant que des missions, comportant des risques de complication internationale, soient entreprises à partir de ces bases par des avions américains. Or, il paraît difficile que les États-Unis puissent accéder à une requête de ce genre si elle était présentée. ♦