Si la guerre économique ne s’est pas retrouvée au coeur des opérations de l’Otan, c’est à la fois parce que l’économie est le dernier bastion de la souveraineté des États et qu’aucune réflexion doctrinale n’en a structuré la nécessité. Mais le concept de « défense intelligente » développé au Sommet de Chicago pourrait combler partiellement cette lacune.
Alliance militaire et guerre économique : le cas de l’Otan
Rarement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le concept de guerre économique n’aura connu un tel engouement. Alors même que la réalité de la guerre économique était il y a peu totalement niée ou présentée comme le rêve illusoire et dangereux d’universitaires en mal d’aventures, elle connaît une certaine réhabilitation depuis la fin du tabou qui entourait l’affrontement américano-chinois pour la suprématie mondiale de puissance. La vigueur de la Chine, État ayant construit sa puissance presque exclusivement sur l’économie, l’agressivité de la Russie matérialisée par les guerres gazières et plus largement la réhabilitation des « États-nations économiques » ont fait éclater au grand jour cette simple réalité : les nouveaux affrontements entre puissances ne sont plus exclusivement de nature militaire mais également économique (1).
Il n’existe en fait pas une, mais deux formes de guerre économique. La guerre économique militaire, celle à laquelle nous nous intéressons ici, est en réalité l’utilisation à des fins offensives de l’outil économique dans la stratégie militaire tourné directement contre l’économie adverse – souvent son principal centre de gravité – et indirectement contre ses forces. Il existe aussi une guerre économique dite « civile » ou « du temps de paix » qui voit, hors de tout conflit cinétique, s’opposer les États par l’intermédiaire des entreprises et des structures économiques à des fins d’accroissement de puissance (2).
Dans ce nouveau paradigme, il paraît important de s’interroger sur le rôle des acteurs que constituent les grandes alliances militaires comme l’Otan, garantes de la stabilité et de la sécurité de vastes ensembles parfois transcontinentaux. La guerre économique étant une forme d’affrontement, moins directement meurtrière certes mais tout aussi dommageable sur le long terme, il semblerait normal que les alliances militaires y jouent un rôle tant pour la protection de leurs membres que pour les opérations offensives, au même titre que celles vécues militairement au Kosovo ou en Libye. L’Otan, principale alliance militaire mondiale, semble, par son manque de doctrine ou d’organisme dédié, curieusement absente des débats sur la guerre économique, alors même que cette dernière a été, depuis les débuts de l’Alliance, présente chez ses membres fondateurs. Ce paradoxe structurel de l’Alliance amène ainsi à s’interroger sur la place de l’économie au sein des alliances militaires et surtout sur le transfert de souveraineté qu’entraînerait une intégration poussée de l’économie au sein d’une alliance militaire.
Doctrine et organismes : un grand vide ?
La première chose qui frappe lorsqu’on s’intéresse à la guerre économique au sein de l’Otan, c’est l’absence de toute doctrine ou de tout organisme dédié. En effet, là où l’on trouve des éléments d’articulation entre les domaines économique et militaire, la guerre économique en elle-même apparaît comme la grande absente.
Si les actions civilo-militaires (ACM) font depuis les années 1990 partie du répertoire traditionnel de l’Otan, au point que l’on imagine maintenant difficilement un engagement terrestre sans elles, le concept d’utilisation offensive de l’économie dans le cadre même de l’appui à une action militaire reste, visiblement, au sein de l’Alliance atlantique une inconnue. En effet, si la maîtrise de l’action sur l’économie est a posteriori parfaitement intégrée (les nombreux cas de lobbying post-conflit pour obtenir les contrats de reconstruction en témoignent), la conception de l’économie comme une arme pré ou intra-conflit semble hors de la matrice de pensée officielle de l’Otan. De même « l’Approche Globale » qui a succédé aux ACM – et qui ne fait pas l’unanimité parmi les États-membres (3) – ne considère pas, y compris dans les doctrines les plus récentes (dont la prospective AJP-3.4.9), les acteurs économiques comme des contributeurs primordiaux aux opérations de ce type ; alors même que la mondialisation – globalization en VO – est bien identifiée comme le nouvel environnement stratégique mondial dans l’AJP-3.4.9 (4). L’économie n’y est ainsi désignée que comme l’un des facteurs de compréhension de l’environnement des opérations au même titre que les facteurs environnementaux, sociaux ou culturels, et comme un facteur de stabilisation et de reconstruction ; jamais comme un potentiel soutien offensif.
Le concept de guerre économique fait pourtant écho à de nombreux sujets d’intérêt critique au sein de l’Otan. Au-delà même de la simple sécurité du développement des matériels militaires (NIAG) (5), de la logistique (NAMSA) (6) ou des approvisionnements pétroliers (7) qui furent le pilier logistique principal des opérations de l’Alliance pendant la guerre froide, notamment avec le NATO Pipeline System (NPS) ; le problème des global commons (8) introduit une nouvelle dimension. En englobant le cyberespace et donc les cyberconflits potentiels, il pose aussi la question de la sécurité économique des pays impactés par ces nouvelles formes d’attaques sur les « biens communs ». Le concept très français de « défense économique » résume bien cet enjeu de « protéger et défendre l’économie et les entreprises des atteintes de toute nature et, d’autre part, pour subvenir aux besoins de la défense nationale » (9). Il s’agit là d’une vraie volonté, dont on doute parfois de l’application, d’englober dans la sécurité nationale l’économie elle-même, du moins sa partie considérée comme stratégique.
Toutefois, le nouveau concept stratégique de l’Otan de 2010, évite soigneusement la mention de l’économie puisqu’il ne traite que de « l’ensemble des moyens politiques et militaires » comme garantie de la sécurité de ses membres (10). De même, au sein de la partie « environnement de sécurité » du concept, les nouvelles menaces évoquées ne le sont qu’en moyens (cyberattaques, destruction des moyens de communication, terrorisme conventionnel ou non) et pas en objectifs stratégiques visés, même si à la fin de ce chapitre une brève allusion est faite aux « contraintes majeures en termes de […] ressources » (11). Certes, le concept de guerre économique apparaît comme éloigné des préoccupations directes de ce qui reste avant tout une alliance militaire classique ; toutefois ne fait-il pas partie de ces « défis sécuritaires » mentionnés au paragraphe 19 de ce même concept stratégique ?
Il paraît ainsi nécessaire de se poser la question de la prise en compte d’une menace stratégique, aussi diffuse et insaisissable que peut l’être la menace terroriste dans son ensemble mais qui s’applique différemment à chacun des membres de l’Alliance. En effet l’objet économique n’est pas le même, loin s’en faut, chez tous les membres. Certains États connaissant une économie de type réel (Allemagne, Europe du Nord), d’autres une économie largement dématérialisée (Royaume-Uni, Irlande), certaines fondées sur les matières premières (Canada, Norvège) ou plus équilibrées (France, États-Unis), etc.
Il semble donc complexe à une alliance, surtout si elle regroupe autant de membres que l’Otan, d’intégrer ce concept qui, s’il paraît commun à tous, diffère dans ses enjeux selon chaque choix économique national. Il ne serait pas étonnant, à défaut d’être pertinent, de voir l’Alliance atlantique esquiver cette question pour se concentrer uniquement sur des thèmes touchant directement à la sphère militaire (12). Un pas en avant a été fait avec le concept de Smart Defence ; toutefois, ce dernier se cantonne encore à des aspects ayant un impact direct sur la sphère militaire sans prendre en compte la globalité économique. Ainsi, si le concept de defense economics apparaît tout à fait intégré à la matrice otanienne (13), celui d’economic warfare en est absent.
Or, les concepts mêmes de guerre économique apparaissent pourtant inscrits – le plus souvent en négatif – dans le passé de l’Otan, et ce, dès le Traité de l’Atlantique Nord qui prévoit déjà une convergence des économies des membres (14) afin de mettre fin à toute velléité d’affrontement économique entre les parties. C’est dire si l’Alliance avait déjà entériné le danger que pouvaient représenter pour sa propre survie de telles oppositions. En effet, même en l’absence de ce concept au sein de l’Alliance, les États-membres ont su se servir de la guerre économique dans les différents affrontements qu’ils ont eus à mener au cours du demi-siècle d’existence de l’Otan.
Toutefois, la guerre économique est présente au sein même de l’Otan
Que dire de la guerre froide, si ce n’est que ce fut avant tout une guerre économique de l’Otan contre l’URSS et que la victoire finale fut d’ailleurs obtenue par l’effondrement d’abord économique puis politique de cette dernière ? Néanmoins, ce type de lutte économique ne peut être envisagé que contre des adversaires disposant d’un certain niveau de développement économique.
En effet, les premières interventions officielles de l’Otan dans le cadre des guerres d’ex-Yougoslavie (Bosnie, Kosovo), n’ont pas vu la mise en œuvre de stratégies de guerre économique à proprement parler. Toutefois, la campagne Allied Force menée en 1999 contre la Serbie et voulue par les tenants de l’Air power s’est apparentée à une guerre à l’économie – et non une guerre économique – suivant en cela les théories de Douhet (15). Cette campagne aérienne de bombardements, loin de se limiter au complexe militaro-industriel proprement dit, a bel et bien visé l’ensemble des structures économiques de la Serbie afin d’anéantir la puissance et la résistance du régime de Milosevic. Près de 9 000 (16) missions offensives ont eu pour effet de détruire la quasi-totalité des structures économiques de la Serbie.
Le changement s’est opéré lors de la récente guerre de Libye où, loin d’em ployer les mêmes méthodes qu’au Kosovo – dont on mesure aujourd’hui les conséquences à long terme – l’Alliance atlantique a choisi de n’effectuer d’action offensive destructrice que sur les objectifs d’intérêt militaire. La lutte contre le centre de gravité libyen, à savoir sa production pétrolière, s’est ainsi effectuée sous une autre forme afin de poursuivre un double objectif : une remise sur pied rapide de l’économie libyenne une fois le conflit terminé et un impact le plus léger possible au niveau des populations pour éviter un « effet Irak » (17).
Le choix a donc été fait, non au niveau de l’Alliance atlantique mais à celui des participants à l’opération Unified Protector de mener des opérations offensives de guerre économique pure destinées à affecter profondément la rentabilité du pétrole libyen sans endommager les structures physiques de ce dernier. Le Royaume-Uni, un des principaux membres de l’Otan et le plus important architecte de la relation Alliance atlantique-Union européenne, a ainsi choisi de développer un groupe secret sous le patronage direct du Premier ministre dont le but, maintenant avoué, était de couper l’approvisionnement des forces libyennes et de faire s’effondrer les actifs pétroliers du régime (18). Placée sous le commandement du ministre du Développement international, Alan Duncan, lui-même ancien trader pétrolier, cette cellule outre son rôle dans la neutralisation de l’approvisionnement des forces de Kadhafi aurait aussi aidé à l’organisation des forces du Conseil national de transition (CNT) et de leur approvisionnement grâce à l’intervention de la Lloyds et de Vitol (19). Elle poursuivrait encore l’objectif de promouvoir efficacement les intérêts britanniques dans la redistribution des actifs pétroliers du pays (20).
Contrairement au Kosovo et même à l’Afghanistan, la Libye se prête particulièrement à ce type d’opérations étant donné sa forte exposition à un marché mondialisé. De plus la guerre économique, notamment dans ce cas, impressionne par son efficacité et sa « propreté » puisque contrairement aux conflits d’ex-Yougoslavie et d’Afghanistan, l’usage de l’Air power y a été raisonné et limité, évitant les « dommages collatéraux » (21). La guerre économique offensive représente donc un appui intéressant aux opérations classiques par la destruction, non physique la plupart du temps, des sources de richesse de l’adversaire et de ses capacités d’alimentation d’un outil militaire qui tend, partout sur la planète, à se complexifier et à se renchérir. Toutefois, il paraît étonnant que ces stratégies ne soient pas mises directement en œuvre par une alliance comme l’Otan mais restent l’apanage des pays-membres. La guerre économique, si elle est loin d’être absente des réflexions et des pratiques des principaux membres de l’Alliance atlantique est rejetée par cette dernière. La raison pourrait nous pousser à chercher dans le concept même d’alliance militaire et dans la dichotomie très prononcée qui peut exister entre alliance militaire et alliance économique.
Toutefois, il existe une autre explication qui appartient au non-dit des relations internationales : cette forme d’alliance militaire ne peut toucher de trop près à l’objet économique. Ce dernier reste trop disparate entre les différents États et touche de trop près à la souveraineté nationale pour être, en sus de l’objet militaire – lui-même instrument de souveraineté – intégré dans une même alliance.
La non-intégration de la guerre économique de type militaire offensive au sein de l’Otan relève ainsi de la limite structurelle de l’Alliance atlantique, celle de l’intégration des États. En effet, même si le Plan Marshall et dans une certaine mesure l’Union européenne peuvent être vus comme des pendants économiques de l’Otan, l’intégration étatique totale n’a jamais, contrairement à l’expérience soviétique, été à l’ordre du jour de l’Alliance atlantique, la privant de facto de certains instruments de plus en plus nécessaires aux conflits actuels.
* * *
Loin d’un néo-douhetisme qui verrait dans l’affaiblissement ou l’anéantissement de l’économie adverse une fin en soi, la guerre économique comme appui ou préparation des opérations militaires se révèle une option de la palette des décideurs militaires comme civils et une arme utile lorsqu’on se penche sur les centres de gravité réels des adversaires. Le cas libyen montre bien comment l’utilisation intelligente de l’arme économique peut amener à la paralysie des forces adverses tout en épargnant les structures physiques qui seront nécessaires à la reconstruction du pays.
Dans un environnement stratégique où la question principale n’est plus comment entrer en conflit mais comment en sortir, les problématiques de reconstruction et de redémarrage des États à la suite d’affrontements prennent tout leur sens. La guerre au Kosovo de 1999 a laissé des traces profondes dans le tissu économique serbe qui n’est, plus de dix ans après la fin de la guerre, pas entièrement remis des destructions occasionnées par l’opération Allied Force. Néanmoins cette conception de la guerre économique comme appui à la guerre « physique » se heurte dans le cas des alliances à une réalité pragmatique qui fait qu’une alliance militaire ne peut que très difficilement se confondre avec une alliance économique.
Comme au sein de l’Union européenne où les questions touchant à l’harmonisation économique – du moins fiscale – entraînent des réactions épidermiques, il semble que l’économie soit devenue, peut-être même plus que la défense, le dernier grand bastion de souveraineté, celui dont on ne peut se défaire sans tomber sous le joug d’une autre puissance.
(1) Nicolas Mazzucchi : « Mutations de l’économie, formes de la guerre » in Olivier Kempf (dir.), Guerre et économie, de l’économie de guerre à la guerre économique ; L’Harmattan, 2012 (à paraître à l’automne 2012).
(2) Nicolas Mazzucchi : « Les stratégies d’accroissement de puissance des États » in Christian Harbulot (dir.) : Manuel d’intelligence économique ; Puf, 2012 ; p. 19-37.
(3) Cécile Wendling : L’approche globale dans la gestion civilo-militaire des crises, analyse critique et prospective du concept, Paris, Irsem, 2010, p. 51.
(4) NATO, AJP-3.4.9, Chap. 1-1, 2011.
(5) NATO Industrial Advisory Group.
(6) NATO Maintenance and Supply Agency.
(7) Au sein de l’Otan, le concept de sécurité énergétique apparaît comme immédiat et prenant en compte plus les problématiques de flux et de rupture de ceux-ci que la pérennisation long terme de la production d’énergie.
(8) Ressources naturelles qui ne sont pas possédées directement par un État comme les océans, le cyberespace, l’espace.
(9) Circulaire du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie du 14 février 2002.
(10) « Concept stratégique pour la défense et la sécurité des membres de l’Otan », publication électronique, 2010, p. 7.
(11) Ibidem, p. 14.
(12) Si tant est que la sécurité des approvisionnements énergétiques puisse être considérée comme un enjeu purement militaire.
(13) Olivier Kempf : L’Otan au XXIe siècle : la transformation d’un héritage, Paris, Artège, 2010.
(14) Article 2.
(15) Giulio Douhet : La maîtrise de l’air, Paris, Économica, 2007 pour l’édition française.
(16) Xavier de Villepin : Rapport d’information n° 464 du Sénat au nom de la Commission des Affaires étrangères, 30 juin 1999.
(17) La campagne menée en Irak en 2003 par les États-Unis, loin de rallier la population irakienne à l’idée d’une intervention visant à les libérer du joug d’un dictateur a entraîné l’effet inverse après une utilisation non-discriminée de la force.
(18) Florentin Collomp : « Comment Londres a mené la guerre secrète du pétrole ? », Le Figaro.fr du 1er septembre 2011 (www.lefigaro.fr/).
(19) Société suisse, numéro un mondial du trading de produits pétroliers.
(20) Polly Curtis et Terry McAllister : « Government admits Alan Duncan’s links to company in ‘Libyan oil cell’ », Guardian.co.uk du 1er septembre 2011 (www.guardian.co.uk/).
(21) Outre son coût médiatique souvent exorbitant, l’Air power a aussi un coût financier non négligeable ; voir M. Goya, « Dix millions de dollars le milicien. La crise du modèle occidental de guerre limitée de haute technologie », Politique étrangère n° 1/2007, printemps 2007, p. 191-202.