Cité par Henry Marchat dans l’article éponyme auquel il répond, l’auteur nous éclaire sur les jeux de pouvoirs qui ont eu lieu dans la zone de Tanger, au sujet de la radiodiffusion. On découvre ici, comment la France a bradé ses droits au profit des les États-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que les conséquences néfastes notamment pendant la guerre d’Algérie.
Correspondance - Épilogue au Statut de Tanger
Au cours de son article « Épilogue au Statut de Tanger », publié dans le numéro de novembre 1960 de la Revue de Défense Nationale, M. Henry Marchat m’a mis en cause : sous mon inspiration, selon lui, la station Radio-Impérial aurait porté atteinte au prétendu monopole de l’Office Chérifien des PTT, ce qui aurait incité le gouvernement du Protectorat à intervenir pour défendre ledit monopole.
Or il résulte d’une lettre de M. Le Fur, Administrateur de la Zone, du 14 juillet 1936, et d’une consultation établie le 20 mai 1938 par les plus éminentes personnalités du Droit International de l’époque (1), qu’il n’existait alors aucune réglementation, ni, a fortiori, aucun monopole en matière de radiodiffusion, dans la Zone de Tanger, et qu’en conséquence le régime en vigueur était celui de la liberté absolue. Ainsi n’y a-t-il eu de la part de Radio-Impérial (qui s’appelait alors Radio-Tanger) ni emprise, ni voie de fait à l’encontre d’un ordre établi.
La preuve péremptoire de la parfaite licéité de l’installation de la station de Radio-Tanger réside dans le fait que la réaction des opposants — de puissants intérêts concurrents qui parvinrent à provoquer l’intervention de la Puissance Publique, — consista en une loi instituée le 2 novembre 1938 par l’Assemblée législative internationale et prohibant désormais dans la Zone de Tanger toute station d’émission de radiodiffusion.
On prétendit ensuite faire application rétroactive de ce texte à Radio-Tanger ; la juridiction internationale refusa de se prêter à cet expédient ; l’arrêt auquel M. Marchat fait allusion sous une forme elliptique — « à la faveur de cet arrêt, les postes étrangers avaient proliféré une fois le statut rétabli en 1945 » — n’est autre que la décision rendue en appel par la juridiction internationale de Tanger, le 10 mars 1939, déclarant inapplicable à Radio-Tanger, compte tenu des droits acquis antérieurement par cette station, la loi de prohibition. Ladite loi — s’opposant à l’avenir à toute nouvelle implantation de station de radiodiffusion, et réservant les seuls droits antérieurement acquis par Radio-Tanger — conférait à cette station un véritable monopole dans la Zone de Tanger, dont l’intérêt géographique, politique et stratégique, à la veille de la dernière guerre, n’est pas à démontrer en ces lignes.
C’est cet instrument de premier ordre dont le « certain M. Michelson » allait faire, le 11 novembre 1939, donation pure et simple à la France en guerre. Cette donation fut acceptée par décret du 30 novembre suivant du Président de la République, contresigné par le Président du Conseil, Ministre de la Défense Nationale et Ministre des Affaires Étrangères. C’est le gouvernement français qui, le 24 avril 1940, donna à la station la dénomination de Radio-Impérial.
À la lumière de ce contexte, on voit combien il est inexact de prétendre que c’est « à la faveur de cet arrêt » (du 10 mars 1939), que les postes étrangers ont, après la guerre, « proliféré » dans la Zone de Tanger. Cette décision de justice n’avait réservé que les seuls droits acquis par Radio-Tanger, dont j’avais fait, un an plus tard, donation à la France. Mais la loi de prohibition du 2 novembre 1938 était, en 1945, toujours en vigueur. Pour préserver le véritable monopole institué à son profit, il suffisait au gouvernement français de tenir la main, tant directement que par le canal des services de la Résidence Générale de France au Maroc, dont faisait précisément partie M. Henry Marchat, à la stricte application de ladite loi, à l’encontre de toutes nouvelles entreprises concurrentes, dont l’implantation était ipso facto illégale.
Seul, par contre, Radio-Impérial disposait d’un statut légal et M. Marchat serait mal venu d’en disconvenir, qui écrivait le 22 avril 1947 à M. Henry Frenay, ancien ministre, Président de la Société gestionnaire de Radio-Impérial :
« J’ai l’honneur de vous faire parvenir sous ce pli copie de la lettre par laquelle, conformément aux instructions du Ministère des Affaires Étrangères, le Directeur de l’Office Chérifien des PTT a notifié au Directeur du Bureau de l’Union Internationale des Télécommunications (Département Radio) à Berne, les fréquences assignées à la station de la Société tangéroise de radiodiffusion. »
Poursuivre cette mise au point historique serait faire l’étalage de la pusillanimité de certains services de l’époque, qui ne surent, ou ne voulurent, défendre l’actif inestimable que constituait pour la France ce monopole des ondes dans la Zone de Tanger. Ils préférèrent laisser s’implanter, les unes après les autres, en fraude de la législation en vigueur et des droits acquis par la France, de puissantes stations, notamment américaines. Ainsi, lorsque M. Marchat se réfère aux compagnies américaines qui « auraient ouvert des guichets de transmission de télégrammes privés » à Tanger, il ne saurait, en raison de ses anciennes fonctions, ignorer la réalité des faits, singulièrement différente :
Le 18 février 1946, le Résident Général de France à Rabat, en réponse à une demande du 8 janvier précédent, écrivait au Représentant des USA à Tanger, pour autoriser l’installation sur le territoire de la Zone de Tanger, de stations américaines de TSF, dont l’activité serait limitée aux relais de messages, principalement gouvernementaux, entre les États-Unis d’une part, l’URSS, et éventuellement certains points du Moyen-Orient et du Proche-Orient d’autre part. Le 15 octobre 1946, M. Edmond Michelet, Ministre de la Défense Nationale, écrivait à M. André Maroselli, Président de la Commission de la Défense Nationale à l’Assemblée Nationale : « Je suis en mesure de vous préciser que l’installation de Mackay-Radio a été réalisée à l’insu de l’administration internationale… Le gouvernement chérifien avait cependant obtenu du représentant des États-Unis à Tanger, l’assurance que les stations en cours d’installation étaient uniquement destinées à servir de relais automatiques pour les liaisons entre les USA d’une part, l’Europe Orientale, l’URSS et le Moyen-Orient d’autre part. Les nouvelles prétentions américaines, résultant de l’installation d’un service commercial par la Mackay Radio, font l’objet de conversations actives entre le Ministère des Affaires Étrangères et le State Department. »
Quelques mois plus tard, ces installations américaines, illégales, étaient grossies de nouveaux et puissants émetteurs de radiodiffusion, destinés cette fois à la « Voix de l’Amérique », les émetteurs américains, gouvernementaux et privés violant délibérément la réglementation interne, les conventions internationales et le monopole acquis à la France, au résultat de ma donation, comme la note du Quai d’Orsay du 14 novembre 1940 l’établit.
C’est parce que je m’étais opposé de toutes mes forces au bradage de l’actif commun, que des membres du gouvernement de l’époque se résolurent, en juillet 1947, pour avoir les mains libres, à faire acheter par l’État français les droits dont je disposais, notamment dans la société gestionnaire de Radio-Impérial.
Je devais avoir, par la suite, l’explication de la hâte avec laquelle l’opération considérée fut menée, lorsque j’appris que les services du Quai d’Orsay avaient disposé, au profit des États-Unis d’Amérique, des droits de la France et des miens, avant même que ces derniers me fussent rachetés.
Est-il besoin d’ajouter que les responsables de cette opération firent un marché de dupes, et que l’abandon des droits de la France fut consenti unilatéralement, et sans aucune contrepartie effective. Les « tranches horaires » qui devaient, selon M. Marchat, être mises par le « puissant relais de la Voix de l’Amérique » (dont l’implantation à Tanger remonte à 1946, et non à 1949), à la disposition de Radio-Maroc ne le furent, en réalité, à aucun moment, et restèrent lettre morte. Ainsi se trouva consommé, début 1948, le sacrifice des intérêts français dans la Zone de Tanger.
On voit ainsi pourquoi et à la suite de quelles carences les émetteurs américains corsaires ont pu être maintenus en opération à Tanger, en fraude des droits de la France, constitués par la donation Michelson, pour devenir successivement, en 1960 d’abord pour celles de faible puissance, et en 1963 ensuite pour celles de la Voix de l’Amérique, la propriété du gouvernement chérifien. Ces stations corsaires, dont on avait le moyen d’éviter l’implantation à Tanger, n’ont d’ailleurs pas attendu de tomber sous l’emprise de l’Administration chérifienne pour entreprendre une active propagande contre la France. Qu’il me soit permis de citer, en guise de conclusion, la question écrite de M. Jacques Soustelle, reproduite au Journal Officiel du 27 novembre 1957, page 4971, sous le n° 6166 :
« M. Soustelle expose à M. le Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères que la Radio de Rabat ne cesse d’exalter “la lutte sacrée” des rebelles algériens, que celles de Tanger et de Tétouan font de même, et qu’une station privée située à Tanger, dirigée par un Français, accuse la France de commettre en Algérie les crimes les plus atroces, et lui demande quelles démarches il a faites ou entend faire auprès du gouvernement marocain pour qu’il soit mis fin à cette intolérable campagne. »
La simple confrontation du point de départ : monopole absolu des émissions sur la Zone de Tanger résultant de ma donation à la France du 11 novembre 1939, et de l’aboutissement désastreux, dix ans après le bradage des droits de la France, est suffisamment éloquente pour me dispenser de tout commentaire. ♦
(1) MM. Nicolas Politis, Basedevant, Gidel, Fachiri, Sir William Fischer, Limburg, Brierley, Henri Rolin.