Le soldat et la technique
La guerre, a observé un jour le comte Maurice de Saxe, est une science enveloppée de ténèbres dans lesquelles il est quasi impossible d’accomplir un seul pas sûr. Pour Scharnhorst (1) également, l’armée n’était pas une organisation technique à considérer sous l’unique angle de sa fonction mécanique. L’art de la guerre réside dans le pouvoir de combiner des éléments très divers, souvent contradictoires et pourtant étroitement emmêlés, de s’adapter aux nécessités physiques et psychologiques du moment, dont il est le plus souvent difficile de saisir l’enchaînement. Ce qu’on qualifie de « fortune des armes » vient encore compliquer le tout. Bien des chefs militaires auraient conduit autrement leurs batailles perdues, s’ils avaient su ce qu’ils apprirent par la suite — connu ce qui se trouvait « de l’autre côté de la colline » comme disait Wellington — c’est-à-dire les dispositions et les intentions de l’ennemi. À la guerre, comme dans la vie, le hasard joue un grand rôle. « Est-il heureux ? » s’informait toujours Napoléon.
Dans le domaine des mathématiques, les calculs effectués avec les mêmes éléments aboutissent infailliblement au même résultat, mais, en stratégie, il est bien rare que deux et deux fassent quatre. Méfions-nous donc du militaire « moderne » qui cherche trop exclusivement à résoudre les problèmes si complexes de la stratégie avec des moyens qui manquent trop de souplesse — en dépit de leur puissance, de leur portée, de leur vitesse, ou justement à cause d’elles — pour s’adapter aux situations si diverses et si changeantes de la guerre. Le désir de porter les armées au dernier niveau de la technique aboutit à des formules mécaniques mortes, de plus en plus discutables pour la conduite pratique des opérations et encore plus pour appuyer une politique au sens international du mot. On s’efforce d’établir des règles fermes pour des conditions incertaines, et de renfermer la liberté d’action entre les limites de « normes ». Cela conduit à dresser des plans qui peuvent paraître rationnels au premier abord, mais qui, au second, contredisent des milliers d’expériences. Ce « primitivisme compliqué » atteint aujourd’hui, même les cerveaux militaires les plus sains d’Europe, comme une épidémie.
L’Homo technicus semble ne pas saisir que la technique n’est pas un but en soi, mais un moyen pour atteindre une fin. Tout compte fait, l’emploi correct d’une machine dépend d’une conception raisonnable du monde. Quoi qu’il en soit, les valeurs matérielles ont pris une importance décisive pour tous ceux dont la pensée s’exerce dans le domaine technique. Ils s’efforcent de riposter aux bombes possédant une grande puissance de destruction par d’autres encore plus puissantes, aux avions rapides par d’autres encore plus rapides, aux engins téléguidés par d’autres capables de franchir au moins quelques centaines de kilomètres de plus, oubliant que « l’homme est la mesure de toute chose ». Il leur échappe que la plupart des conflits se déclenchent indépendamment de la technique et ne peuvent donc se résoudre uniquement par les moyens que procure celle-ci. Ainsi s’est créé, au cours des dernières années, un large fossé entre les développements politiques futurs et les armes avec lesquelles l’Ouest essaie d’appuyer sa diplomatie — fossé ou vide qui offre à l’Est la possibilité de s’infiltrer profondément. Notre système de défense est peu à peu devenu inopérant du point de vue politique et ne conserve sa valeur que dans un seul cas, celui où l’Ouest serait attaqué directement. Mais les Russes ne pensent pas franchir l’Elbe de force et ils se garderont de déclencher un « Pearl Harbour » atomique. Pourquoi agiraient-ils à la légère en exposant à des risques de destruction « les conquêtes colossales de leur révolution socialiste » ? Ils considèrent plutôt leurs forces armées comme un moyen de pression politique, ce sont des troupes qui demeurent « l’arme au pied », tandis que, sous la protection de leurs baïonnettes, le combat révolutionnaire se poursuit avec efficacité — particulièrement en dehors de l’Europe. D’ailleurs, l’Occident se laisse trop impressionner par cette « diplomatie des Spoutniks ». Comment ces missiles peuvent-ils contribuer à la solution des problèmes qui agitent le monde d’aujourd’hui : réunification de l’Allemagne, de la Corée, de l’Indochine, tension révolutionnaire au Proche-Orient et en Amérique Latine, insurrection au Laos, en Afrique Noire et en Afrique du Nord.
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