Réflexions sur la guerre
Depuis 1945, de nombreux volumes se sont donnés pour objet d’adapter la pensée de Clausewitz aux conditionnements imposés à la guerre et à la paix par l’arme nucléaire. La première réaction fut assez simpliste : elle consista à rejeter le principe fondamental « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » car aucun enjeu ne paraissait pouvoir être un jour à la mesure des destructions que causerait un conflit dans lequel seraient utilisées les nouvelles armes de destruction massive. Puis, peu à peu, des analyses plus complexes sont apparues. Pour les uns, un espoir de paix pouvait être raisonnablement fondé sur la crainte de la guerre : la « paix par neutralisation mutuelle » (dans une conjoncture de guerre froide ou dans une conjoncture de coexistence pacifique) n’exclut pas la possibilité de guerres limitées, mais, disent par exemple bon nombre d’Américains aujourd’hui, la maîtrise des armements (arms control) et la stabilité de la dissuasion (si chacun des Grands sait que l’autre possède des moyens de représailles invulnérables, il s’abstiendra d’utiliser ses propres armes thermonucléaires) peuvent sauvegarder cette paix. Après la « paix par la foi » et la « paix par la force » du Moyen-Âge, puis la « paix par la loi » dont avaient rêvé certains philosophes et les promoteurs de la Société des Nations et des Nations-Unies, le monde connaîtrait la « paix par la peur ». Pour les autres, il ne s’agit pas de limiter la guerre par la menace du recours à l’arsenal thermonucléaire, mais d’empêcher toutes les guerres en créant, à chaque occasion, le risque de ce que Clausewitz appelait « l’ascension aux extrêmes » : si les chefs d’État sont résolus à ne pas déclencher de guerre nucléaire, et si toute guerre risque de devenir nucléaire (par le jeu de ce que les Américains appellent « l’escalade ») la paix peut se généraliser en même temps que la peur.
Trois séries de considérations ont suscité des controverses : — la théorie de l’irrationalité de la guerre nucléaire n’est pas nécessairement vraie (elle suppose que le pays victime d’une agression conserve des moyens de représailles suffisants pour frapper durement son agresseur) puisque rien ne prouve qu’il n’y ait pas une énorme disproportion entre les destructions qu’infligerait l’agresseur et celles qu’il subirait ; — la stratégie de dissuasion comporte des risques, en raison des possibilités de malentendus, de la hantise de l’attaque-surprise (un « Pearl Harbour atomique ») et des difficultés mutuelles d’appréciation des intentions ; — enfin la dissuasion est difficile à stabiliser en raison de la course (plus qualitative que quantitative) aux armements.
C’est à ce point de la discussion que se situait le livre célèbre de Herman Kahn, qui, l’année dernière, rejetait l’idée selon laquelle une guerre nucléaire serait, au-delà même d’un suicide commun des deux adversaires, la fin de l’espèce humaine ; il étudiait ce qui pourrait se passer en diverses éventualités de guerre thermonucléaire. Selon lui, il pourrait y avoir un vainqueur et un vaincu. La victoire se définirait, selon la formule de Clausewitz, par le désarmement de l’adversaire : toutefois — et c’est là que résiderait la nouveauté — ce désarmement exigerait l’élimination non de toutes les armes, mais seulement des moyens de représailles.
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