De Nietzsche à Lénine
Il peut paraître étrangement paradoxal de rattacher Frédéric Nietzsche à Vladimir Oulianov, dit Lénine. Dans la mémoire des hommes, le premier évoque en effet le maître à penser des nationaux-socialistes allemands, le chantre du surhomme, l’auteur des orgueilleux versets de Zarathoustra, tandis que le second est le fils spirituel de Karl Marx, l’apôtre du communisme, le fondateur de la Russie des Soviets. Or, les deux grands successeurs de nos héros devaient s’affronter pendant quatre années au cours d’une des plus terribles guerres qui aient jamais ensanglanté notre vieux globe, essayant chacun de faire triompher leur vision du monde : visions qui, a priori, semblent n’avoir rien de commun. Cependant, comme le dit la sagesse des nations, « les extrêmes se touchent », et en essayant de comparer les théories de deux géants qui, à des titres divers, influencèrent si profondément d’énormes masses humaines, nous verrons, si nous allons au fond des choses, sans nous laisser prendre à la magie souvent fausse des mots et des slogans, qu’il y a beaucoup de ressemblances entre les vaticinations du pèlerin halluciné de Sils Maria et les constructions à allure scientifique de l’exilé de la rue Marie-Rose !
L’athéisme
Tout d’abord, ils sont tous deux athées, et athées acharnés. Mais leurs deux athéismes sont complètement différents. Nietzsche est un athée qui souffre de son incroyance, tandis que Lénine s’y meut sans la moindre gêne.
Nietzsche fut toute sa vie « un homme déchiré ». Profondément chrétien dans sa jeunesse, issu d’un milieu luthérien traditionaliste, patriote allemand, enthousiaste de Wagner, il devint, à la suite de conflits de conscience, où, croyons-nous, son orgueil insensé joua un grand rôle, exactement le contraire de ce que sa pente naturelle le portait à être : de chrétien, il devint athée ; de patriote allemand, terriblement antiallemand ; de disciple de Wagner, un antiwagnérien acharné. Chacun de ces changements amena dans son esprit des conflits, terribles et fut à l’origine de traumatismes profonds qu’il ne put surmonter que par un effort terrible de sa volonté et de son orgueil qui lui affirmaient : « Tu ne peux pas te tromper ». Mais le jour où, sous l’influence de la maladie et aussi sous celle de l’échec total de ses livres, il se mit à douter de lui, l’équilibre péniblement maintenu pendant des années se rompit soudain et Nietzsche sombra dans la folie. Cette explication est d’ailleurs générale : un homme sain et équilibré est celui dont les tendances biologiques profondes s’accordent avec les idées. Quoi qu’on puisse faire, on est toujours, plus ou moins, l’esclave de son ascendance, de son milieu familial, de son éducation. Si on est amené à rompre subitement avec toutes ses idées de base, si on fait exactement le contraire de ce que, normalement, on « devrait » faire, seule la certitude d’avoir raison peut vous conserver l’équilibre mental. Car les tensions psychiques existent, quoi qu’on en ait, et sont de plus en plus douloureusement supportées. Si la volonté baisse, si la santé devient mauvaise, si le succès ne vient plus donner « la preuve » (fausse preuve, d’ailleurs, on le sait bien) qu’on a eu raison de trancher tous les liens anciens et de s’élancer sur une route nouvelle, alors l’équilibre fragile disparaît et la fin normale est l’asile d’aliénés, ou, comme pour le pauvre Nietzsche, la nuit sans étoiles de Weimar ! Ainsi que le dit Daniel Halevy, « Nietzsche, comme Faust, s’était livré au Diable ! » Il ne faut jamais se livrer au diable quand on a connu Dieu ! Il ne faut pas se trahir soi-même : le châtiment est d’autant plus dur.
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