De l’accord de Nassau à l’échec de Bruxelles
Alors que certains s’imaginaient que l’offre de fusées Polaris à la France, qui complétait et élargissait l’accord anglo-américain de Nassau, allait ouvrir une série de négociations limitées à la réorganisation du potentiel nucléaire de l’Alliacée atlantique, le problème a pris très rapidement des dimensions bien plus amples. Certes, toute discussion sur le réaménagement de l’arsenal nucléaire occidental comporte des éléments politiques, ne serait-ce qu’en raison de ce que signifie chacune des deux solutions extrêmes : force collective intégrée ou forces nationales juxtaposées, et indépendamment même de l’importance du facteur politique dans ce que le général Gallois a défini comme la « logique nucléaire ». Mais cet élément politique a pris la première place, surtout depuis la conférence de presse du général de Gaulle du 14 janvier. En provoquant l’ajournement sine die des négociations relatives à l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché Commun, le général de Gaulle a mis en question la nature même de l’Europe en gestation, c’est-à-dire à la fois ses structures et ses liaisons avec le complexe anglo-saxon (donc sa place et son rôle dans le monde). Il n’est donc pas sans intérêt d’analyser l’évolution des idées exprimées et des positions adoptées depuis l’accord anglo-américain des Bahamas — cet accord qui a posé plus de problèmes qu’il n’en a résolus.
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Un chapitre de l’histoire anglo-américaine venait de se clore, celui des « liens spéciaux » que la guerre avait tissés entre Roosevelt et Churchill — et dans son retentissant discours du 5 décembre, M. Dean Acheson avait exprimé publiquement un sentiment que beaucoup éprouvent. Selon M. Raymond Aron, « la Grande-Bretagne a été victime de sa victoire de 1945, comme la France a été, entre les deux guerres, victime de sa victoire de 1918, car ces deux victoires avaient un trait commun : elles étaient militaires et non politiques, illusoires et non authentiques. Dans le monde qu’avaient forgé cinq années de combats et d’horreurs, la Grande-Bretagne ne pouvait plus avoir la place qu’elle occupait naguère. Les dirigeants de Londres ne l’ont pas ignoré, mais ils n’ont pas non plus saisi pleinement la portée de la révolution… Avec la formule des trois cercles — alliance américaine, Commonwealth, coopération européenne — ils crurent longtemps avoir accompli la conversion nécessaire. La turbulence française, la bonhomie du président Eisenhower, qui ne pouvait pas oublier la Grande-Bretagne de 1940 (pas plus que le général Pershing n’avait oublié la grande France de 1918) prolongèrent le temps non du sommeil, mais de la somnolence. Grâce à la brutalité du président Kennedy, grâce à l’intransigeance du général de Gaulle, le défi, cette fois, ne peut plus être ignoré » (1).
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