Extraits d'une conférence fait par l'ambassadeur Georges Picot à l'Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN) le 20 février 1964, à la suite de sa mission en Chine (septembre-octobre 1963) à la tête d'une délégation du Conseil national du patronat français.
Aspects de la Chine d’aujourd’hui
On a justifié l’établissement des relations diplomatiques avec la Chine par le fait que la France ne pouvait pas ignorer plus longtemps un pays de 650 millions d’habitants. Cet argument n’est pas un des meilleurs qui aient été invoqués. La France, avant d’établir avec la Chine des relations diplomatiques, n’ignorait pas en effet ce pays qui était son meilleur client parmi les États d’Orient et d’Extrême-Orient. Elle lui vendait plus qu’au Japon, à l’Inde et au Vietnam. En outre, de nombreuses missions techniques chinoises étaient venues en France l’année dernière tandis que des missions françaises s’étaient rendues en Chine, missions d’industriels, missions économiques, mission du Conseil National du Patronat Français dirigée par M. l’Ambassadeur Georges Picot et qui faisait suite, d’ailleurs à deux missions que M. Rochereau avait présidées en 1956 et 1957.
Pour commercer avec la Chine, il n’est donc pas indispensable d’avoir des relations diplomatiques avec elle.
On a dit que la Chine n’avait pas de moyens de paiement suffisants. Or, elle nous achète trois fois plus que nous ne lui achetons ; par conséquent, là encore, le problème ne se pose pas. Où se procure-t-elle les moyens de paiement nécessaires ? Par ses exportations qui lui laissent un solde créditeur d’environ 800 millions de dollars par an, et par les remises des Chinois d’outre-mer à leur famille sur le continent (environ 100 millions de dollars), de sorte qu’elle dispose, pour financer ses achats à l’étranger, d’une masse de manœuvre relativement importante.
Nos exportations vers la Chine, quoique plus élevées que vers aucun autre pays d’Orient ou d’Extrême-Orient, représentaient néanmoins en 1962 un chiffre relativement réduit, de l’ordre de 40 à 45 millions de dollars par an. Nous pouvons probablement le doubler dans les années qui viennent et l’augmenter encore au fur et à mesure du développement de l’économie chinoise.
Il y a lieu de noter toutefois qu’une augmentation de 100 % de nos exportations en Chine correspondrait à une augmentation de 5 % de nos exportations en Allemagne. Par conséquent, les possibilités de développer nos relations économiques avec la Chine, quoique très intéressantes, sont actuellement relativement limitées en valeur absolue.
La mission de M. Georges Picot a trouvé les Chinois disposés à développer leurs relations économiques et culturelles avec la France, en partie en raison de leurs difficultés avec l’URSS ; jusqu’à ces dernières années leur commerce était surtout orienté vers l’URSS et les pays du bloc communiste. Mais les importations chinoises en provenance du bloc communiste seraient tombées de 62,5 % du total de leurs importations en 1960 à 27,9 % de ce total en 1962.
En ce qui concerne les exportations chinoises vers les pays du bloc communiste, elles seraient tombées de 59,8 % à 47,4 % du total de leurs exportations. Les exportations sont demeurées plus élevées que les importations, près du double, avec 540 millions de dollars d’exportations contre 284 millions de dollars d’importation, la Chine continuant de payer sa dette vis-à-vis de l’URSS : dette commerciale et dette contractée au moment de la guerre de Corée. Les Chinois affirment qu’ils peuvent rembourser entièrement cette dette dans le cours de l’année actuelle. Par conséquent, il existe des perspectives relativement larges d’augmentation du commerce vers les pays d’Occident, à condition que ces pays puissent importer ce que les Russes importaient.
Mais, pouvons-nous absorber toutes les marchandises que les Russes achetaient à la Chine ? Certes, il y a des possibilités nouvelles, notamment en ce qui concerne les métaux semi-rares comme le molybdène, le tungstène, le magnésium, le mercure, etc.
Les Chinois n’ont pas posé de conditions d’équilibre de leur commerce avec la France. Après les premières missions Rochereau, les biens d’équipement et les produits industriels représentaient à peu près 75 % de leurs achats. À la suite de la crise agricole des années 1960, 1961, 1962, la Chine a acheté surtout des céréales et la proportion s’est trouvée inversée : au lieu d’acheter 75 % de produits industriels et de biens d’équipements, elle a acheté 25 % de ces produits et 75 % de céréales. Ces proportions devraient se retourner car la France n’a plus d’excédents importants de céréales à exporter et la Chine n’a plus de besoins aussi pressants. Cependant elle continuera à importer du blé, même si les récoltes de riz sont bonnes ; car le riz a une plus grande valeur que le blé et la Chine cherche à amener une partie de la population à consommer du blé, ce qui lui permettra d’exporter du riz.
Le déséquilibre de nos échanges avec la Chine à l’heure actuelle n’est pas, par conséquent, un handicap sérieux au développement de nos relations économiques. D’ailleurs une boutade circule à ce sujet : la Chine nous achète trois fois plus que nous ne lui achetons, mais néanmoins chaque Français achète quatre fois plus de produits chinois que les Chinois n’achètent de produits français. Chaque Français achète pour deux francs de produits chinois tandis que chaque Chinois n’achète que pour 50 centimes de produits français. Les Chinois n’ont pas, non plus, posé de conditions de crédits pour développer leurs achats en France ; ils ont simplement demandé à être traités comme nous traitons nos autres clients, ajoutant cependant : « Si vous voulez nous donner un traitement préférentiel nous ne le refuserons pas, mais nous ne le demandons pas ».
On a prétendu que M. Georges Picot avait eu de longues conversations avec M. Chou En-Lai, Premier Ministre chinois, au sujet de la vente de pétrole algérien à la Chine. C’est une question qui ne s’est pas posée. L’Algérie n’a pas de pétrole brut à vendre actuellement ; elle en aura peut-être, si elle obtient, comme elle le demande, que les royalties soient payées en nature. D’ailleurs, il semble que le pétrole méditerranéen ne sera jamais très avantageux pour la Chine : elle aurait à payer les droits de passage du canal de Suez, et elle ne pourrait utiliser que des pétroliers de dimensions moyennes, c’est-à-dire de 60.000 tonnes, alors qu’en provenance du Golfe Persique elle peut utiliser des pétroliers de 120.000 tonnes.
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L’opinion française et mondiale est intriguée par la Chine ; mais elle est mal et généralement peu informée, parce que la Chine est loin, parce que la Chine est grande, non seulement par ses dimensions, par son étendue géographique, mais aussi par sa population et son potentiel économique, par son long passé de plusieurs millénaires. Cette longue expérience accumulée conditionne en grande partie les réflexes du peuple chinois. Mais l’ensemble de ces données confère aux problèmes qui se posent en Chine une dimension hors série. Il est très difficile pour l’observateur étranger de systématiser ses impressions ; ce qui est vrai à un endroit en Chine peut parfaitement ne pas l’être à un autre ; ce qui est vrai un jour ne l’est pas toujours le lendemain. On est parfois obligé de conclure quand on a des décisions à prendre, mais alors, dans ce cas, les coefficients d’incertitude peuvent être plus grands que dans d’autres pays.
M. Georges Picot précise que, revenant en Chine pour la sixième fois après un intervalle de 19 ans, c’est-à-dire pour la première fois depuis l’établissement de la République Populaire de Chine — puisqu’elle a fêté en octobre dernier son 14e anniversaire — il a été moins frappé par les différences entre la Chine d’autrefois et la Chine d’aujourd’hui que par les constantes de certaines traditions chinoises : traditions politiques, traditions de pensées, traditions philosophiques, traditions d’hospitalité. Ce qui l’a frappé en second lieu, c’est une morale civique analogue au mouvement de la vie nouvelle lancé jadis à l’instigation des missionnaires méthodistes américains, mouvement fondé sur l’austérité, la probité, la discipline individuelle. Mais, autrefois, il s’agissait de l’initiative d’une minorité chinoise convertie par les missions protestantes américaines, groupe qui a gouverné à un moment la Chine ; aujourd’hui cette politique est devenue celle du gouvernement, une politique nationale ; et il est assez curieux de voir, qu’au fond, les Chinois d’aujourd’hui sont, à certains égards, les disciples des missionnaires américains protestants de l’époque précédente, mais des disciples athées que l’Amérique ne veut pas reconnaître. Ce n’est pas un des moindres paradoxes du monde actuel.
Ce qui a frappé M. Georges Picot en troisième lieu c’est l’esprit d’organisation. Il a pu constater — aussi bien en ce qui concerne l’organisation du voyage que le séjour et les rendez-vous de sa mission — les bons contacts et les bonnes liaisons entre les diverses administrations chinoises avec lesquelles la mission a été en contact. Cette bonne organisation s’est manifestée également au grand banquet offert par Chou En-Lai, le 30 septembre, la veille du quatorzième anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine, banquet auquel participaient 4.000 personnes, dont 1.800 étrangers appartenant à 80 missions différentes.
Le lendemain, la mission française a assisté au défilé devant la porte Tien-an-Men, à l’entrée de la cité impériale, auquel participaient 500.000 personnes. Ce fut un spectacle très réussi, une sorte de grand ballet populaire qui n’avait aucunement le caractère d’un défilé militaire. La plupart des participants tenaient à la main des fleurs en papier, et l’on voyait ainsi se déplacer de grandes masses de couleur rouge, verte, bleue ou rose. Tout cela était non seulement très bien planifié, mais chaque exécutant savait exactement ce qu’il avait à faire et faisait ce qu’on lui avait dit de faire, ce qui paraît nouveau en Chine et surprend parfois les observateurs étrangers qui ont connu la Chine d’autrefois.
Mais les communistes chinois considèrent qu’ils ont ramené leurs concitoyens à leurs traditions anciennes, alors que les colonialistes étrangers avaient corrompu la Chine et développé chez les Chinois les penchants les plus mauvais. Il est toujours possible en Chine, étant donné que ce pays a connu toutes les situations au cours de plusieurs millénaires, de rattacher les situations présentes à des précédents ou à des traditions passées.
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Évidemment, le communisme a marqué en partie la Chine, mais il semble que le communisme ait moins marqué la philosophie chinoise, que la philosophie n’ait transformé le communisme.
Le communisme chinois continue à obéir à la philosophie du Tao, ce principe de la fusion et de l’harmonisation des contraires, symbolisé par des demi-cercles accolés qui représentent les contradictions constamment harmonisées et synthétisées dans la nature. Pour les Chinois, les contraires ne s’excluent pas : ils doivent s’assimiler ; les oppositions ne se liquident pas physiquement comme en Russie ; on cherche à les fondre et, dans une unité reconstituée, à refaire une étape dans une direction peut-être légèrement modifiée.
Les différences entre le communisme russe et le communisme chinois peuvent se constater sur d’autres points. Le communisme russe a été surtout à base ouvrière et intellectuelle. Au contraire, le communisme chinois est avant tout à base paysanne. Son grand chef, son premier inspirateur, Mao Tsé-Toung, est un paysan. Donc, en dehors de ce principe évolutif qui résulte de la philosophie du Tao, il y a une différence dans l’origine des communismes et dans les priorités économiques qui existent actuellement en URSS et en Chine. Les Chinois mettent l’accent sur l’agriculture et sur l’industrie légère, dans la mesure où elle sert l’agriculture, puis sur l’industrie lourde dans la mesure où elle travaille pour l’agriculture, c’est-à-dire où elle permet de créer des fabriques d’engrais, de machines agricoles, de pompes nécessaires à l’irrigation et au drainage. C’est une priorité inverse de celle qui est appliquée en URSS.
Les Chinois ne cachent pas que les relations avec la Russie se sont détériorées, que les Russes ont mal agi à l’égard de la Chine en rappelant brusquement les 1.300 techniciens russes qui sont partis en emportant tous leurs plans et tous leurs documents. De sorte que les Chinois se sont trouvés en présence d’usines à moitié terminées. Mais ils ajoutent : cela nous a causé certainement de grands dommages, cependant nous sommes très reconnaissants aux Russes de ce qu’ils ont fait, car ils nous ont montré qu’il ne fallait compter que sur nous-mêmes, et nous avons pu constater que nous pouvions résoudre nous-mêmes certains problèmes que nous croyions insolubles.
D’autre part, nous étions — disent-ils — en train de retomber sous la tutelle d’un pays, et nous ne nous sommes pas débarrassés des tutelles française, anglaise, américaine et japonaise pour tomber sous la tutelle russe ; aujourd’hui nous sommes entièrement indépendants. Et, en effet, la Chine, pour la première fois depuis un siècle, apparaît affranchie de toute tutelle extérieure. Elle en tire un grand parti vis-à-vis de tous les nationalistes et des patriotes chinois.
Les Américains ont souvent déclaré qu’ils combattirent en Chine une prolongation ou une expression de l’URSS. Tchang Kai-Chek s’est longtemps présenté comme le seul représentant d’une Chine indépendante, arguant que la Chine continentale était sous la botte russe. Aujourd’hui, la Chine continentale apparaît bien comme indépendante, tandis que Tchang Kai-Chek reste sous la protection des États-Unis et de la flotte américaine.
Pour ces raisons, certains observateurs prétendent que Russes et Chinois ont tendance à exagérer leur conflit parce qu’ils en tirent parti, les uns et les autres. Khrouchtchev est attaqué dans son propre pays et il a tendance, quand il sent que sa position interne est discutée, à jouer la carte du conflit avec la Chine qui provoque en URSS un réflexe nationaliste et ramène à lui ses critiques. D’autre part, il s’est rendu compte que les attaques chinoises facilitent beaucoup un rapprochement avec les États-Unis. La Chine, elle, tire parti du conflit avec l’URSS sur le plan national.
À l’actif de la République Populaire qui gouverne la Chine depuis quatorze années, on peut mettre une certaine unification administrative. Il semble qu’il n’y ait plus, aujourd’hui, de grands chefs féodaux, de grands chefs militaires dissidents. D’autre part, le gouvernement a créé et maintenu une monnaie stable, dans la mesure où la monnaie joue un rôle en économie socialiste. Il a établi plus de justice sociale dans ce sens qu’il n’y a plus autant de misère sordide et que les grandes fortunes ont disparu. Lorsqu’il y a des crises agricoles, comme il y en a eu récemment, tout le monde en souffre ; le rationnement s’étend à toute la population, mais le cours du riz reste stable et il n’y a plus de spéculateurs qui s’enrichissent pendant que d’autres personnes meurent de faim.
Dans le domaine économique, il semble que les Chinois, au cours des dix premières années de la République Populaire de Chine, ont construit 20.000 kilomètres de chemin de fer et 288.000 kilomètres de route. Ils ont accompli des travaux de terrassements considérables pour corriger l’érosion des sols, le régime des fleuves, voire même le climat par un reboisement intensif. C’est une des choses qui frappent tous les voyageurs arrivant en Chine.
Évidemment, depuis la crise agricole, le développement économique et le développement industriel se sont trouvés ralentis ; les Chinois ont été obligés de mettre l’accent sur la production agricole. Aujourd’hui, ils hésitent à donner des statistiques parce qu’ils se rendent compte qu’elles ont été mal faites dans le passé ; ils ont été, dans une certaine mesure, trompés par leurs statisticiens et ils sont en train de compléter leur formation et de réorganiser les services statistiques. En attendant, ils se bornent à indiquer des tendances : nous savons, disent-ils, qu’en 1968 la situation est meilleure qu’en 1962 et qu’en 1962 elle était meilleure qu’en 1961. Mais ils hésitent à citer des chiffres. Cependant, dans le domaine de la production sidérurgique par exemple, la production d’acier des grandes usines paraît être d’environ 5 millions 1/2 de tonnes, ce qui est peu de chose en regard de la population chinoise, mais ce qui représente tout de même un développement important si l’on se souvient que la production d’acier de la Chine au moment de la création de la République Populaire atteignait à peine un million de tonnes, dont les 4/5e étaient produits par les aciéries japonaises de Mandchourie. En ajoutant la fonte et la production des petites aciéries, le total doit dépasser 10 millions de tonnes. Dans le domaine de l’industrie textile, le développement est également important mais il s’est trouvé freiné par la crise cotonnière et les mauvaises récoltes de coton dues aux catastrophes naturelles de 1960 et 1961.
En ce qui concerne les communes populaires, on a dit que c’était un échec ; c’est exact, et les Chinois le reconnaissent eux-mêmes, mais dans la proportion de 75 à 80 % seulement ; ce fut donc un succès dans la proportion de 20 à 25 %. En fait, il y a eu des communes où les cadres étaient capables, connaissaient bien les problèmes à résoudre et ont évité les erreurs commises dans les autres communes. La Chine n’a pas renoncé à cette organisation et elle utilise les cadres qui ont réussi pour mettre au point l’organisation là où elle a été mal faite, et pour compléter la formation des cadres qui se sont révélés au-dessous de leur tâche.
Cette image de la Chine actuelle est souvent déformée par les renseignements donnés par les Chinois émigrés aux États-Unis, à Formose, à Hong-Kong ou ailleurs, et aussi par ce que l’on pourrait appeler l’émigration de l’intérieur. Comme dans tous les pays, il existe en Chine des groupes d’anarchistes qui sont opposés à toute forme de gouvernement. Il y a aussi des Chinois opposés au gouvernement pour des raisons de doctrine ou de tradition. Ces groupes d’opposants irréductibles, qui se refusent à participer à la construction du socialisme, sont traités très durement et sont très malheureux. C’est surtout avec eux que les émissaires de Formose sont en contact. Ceux d’entre eux qui, par hasard, sortent de Chine donnent évidemment une image de leur pays conforme à ce qu’ils ont connu, eux, mais qui ne correspond pas exactement à celle de l’ensemble du pays.
Cette déformation ne se produit pas seulement dans un sens, c’est-à-dire de la Chine vers l’étranger ; il y a également une déformation dans l’esprit des dirigeants chinois en ce qui concerne la façon dont ils se représentent les problèmes qui se posent aux gouvernements étrangers dans leurs rapports avec la Chine. Cela tient à ce que les missions diplomatiques, les ambassades actuellement en Chine viennent surtout des pays communistes ou d’États nouveaux qui n’ont jamais eu de relations traditionnelles avec la Chine. L’ambassadeur du Mali a déclaré, par exemple, au cours d’une réception au mois de septembre dernier, qu’il ne comprenait pas comment le problème des deux Chines pouvait se poser à un pays, car pour lui il n’existait pas et il n’arrivait même pas à le concevoir. Cela est normal parce que le Mali n’a jamais connu sur le continent chinois d’autre gouvernement chinois que la République Populaire de Chine. Mais il ne se rend pas compte que, pour des pays qui ont été traditionnellement en relations avec la Chine, comme la France et l’Angleterre par exemple, 95 % des Chinois qu’ils connaissent sont à Formose, à Hong-Kong, émigrés aux États-Unis ou dans d’autres pays. C’est une situation qui changera petit à petit avec la disparition de ces Chinois, avec celle des Français et des Anglais qui les ont connus, avec les amitiés nouvelles qui se multiplient à la faveur du développement des relations avec la Chine continentale. Un équilibre nouveau s’établira en faveur de la Chine continentale lorsque les vieux pays compteront plus d’amis chinois sur le continent qu’à l’extérieur. Cela peut aller plus vite qu’on ne le pense car la Chine a toujours les mêmes traditions d’hospitalité et les Chinois d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, savent se faire des amis.
D’ailleurs, cette image des deux Chines n’est qu’une façon étrangère de voir le problème. Aussi bien pour Tchang Kai-Chek que pour les Chinois communistes, il n’y a qu’une seule Chine, ou plutôt deux fois une seule Chine. Quelle est donc l’attitude à prendre à ce sujet ? M. Georges Picot évoque à ce propos une expérience personnelle. En 1943, au moment où il était conseiller politique d’une mission militaire envoyée d’Alger à Washington pour obtenir le réarmement des divisions françaises en Afrique du Nord, il reçut une lettre des autorités d’Alger lui disant qu’il était question de l’envoyer en mission en Chine. Il demanda alors à un ami chinois qui occupait un poste important s’il serait possible à son avis de faire un travail utile en Chine comme représentant des autorités françaises d’Alger. Il lui fut répondu : « Vous savez très bien que vous serez admirablement reçu parce que vous êtes un ami et que, d’ailleurs, les Chinois aiment beaucoup les Français. Ils recevront toujours très bien tous les Français, d’où qu’ils viennent, que ce soit de Londres, de Vichy, ou d’Alger. Les divergences qu’il y a entre eux sont des affaires de famille qui ne concernent qu’eux, des affaires intérieures françaises, et nous sommes certains qu’ils les régleront entre eux parfaitement, et d’autant mieux que personne n’interviendra de l’extérieur ».
M. Georges Picot conclut que mutatis mutandis on pourrait dire la même chose en ce qui concerne les relations entre les Chinois de Pékin et les Chinois de Formose. Ce sont là affaires intérieures chinoises. ♦