La crise militaire française 1945-1962. Aspects sociologiques et idéologiques
Trois auteurs ont écrit, ensemble ou séparément, les différents chapitres de cette étude. Raoul Girardet a pris la plus grosse part, en rédigeant l’introduction, en traitant des problèmes idéologiques et moraux, et en apportant une conclusion, sous forme d’un « essai d’interprétation ». Il a collaboré de plus à l’étude des problèmes de recrutement, avec Jean-Pierre Thomas, lequel s’est penché aussi sur les problèmes de structure et de mode de vie, avec Paul M. Boujou. En fait, on pourrait distinguer deux études distinctes et successives : la première, portant sur des données généralement mesurables, a pour objet l’état de l’officier dans l’Armée de terre ; la seconde est une analyse et une explication du comportement de l’ensemble du corps des officiers de cette même armée au cours des années qui ont suivi la guerre, plus particulièrement au cours du conflit algérien.
Dans l’une et l’autre, apparaît une constatation qui remet au point les simplifications excessives auxquelles ont donné lieu les innombrables commentaires sur « le malaise de l’armée » ; c’est que les officiers, loin de former un corps homogène, un bloc, sont au contraire issus de milieux divers, sollicités par des préoccupations différentes, expriment ou professent des idées peu comparables entre elles. « L’Armée » des journalistes ou des écrivains de toute nature, qui la considèrent de l’extérieur, est beaucoup plus complexe qu’ils ne le croient ou feignent de le croire. Si elle a affirmé des tendances – qui ont été surtout le fait de minorités intellectuelles ou agissantes – à partir desquelles on a pu croire à l’unité de sa doctrine et de son comportement, elle a été divisée devant les événements auxquels elle prenait une part souvent prépondérante. Mais cette division résultait-elle des conditions propres à l’armée française ? N’était-elle pas plutôt la marque, à l’intérieur d’un corps relativement peu nombreux et relativement isolé, d’une évolution beaucoup plus générale ? La guerre fractionnée qu’elle a dû mener sur les différents fronts d’outre-mer n’a-t-elle pas été la cause de son fractionnement, et toute armée qui se serait trouvée placée dans des circonstances semblables n’aurait-elle pas subi les mêmes effets et les mêmes conséquences ?
Voilà, nous semble-t-il, comment on peut résumer l’impression dominante que le lecteur retire de la lecture de ce livre, écrit avec un faible recul par rapport aux événements auxquels il se réfère, mais un recul suffisant cependant pour qu’une tentative de jugement objectif ne soit pas vouée à un total échec.
Dans la première partie de l’ouvrage, sont examinés les problèmes de recrutement des officiers. On y trouvera une étude fort complète et fort documentée – la première, à notre connaissance, qui ait paru en librairie – sur la répartition des officiers par âge, par origine, par grade, par arme, par groupe social de provenance. Bien qu’un pourcentage important des candidats à l’épaulette soit fourni par des fils de militaires, la diversité du recrutement doit faire éliminer toute idée de « caste » ; c’est un recrutement démocratique, surtout si on le compare au recrutement des autres grands corps de l’État.
La deuxième partie traite des problèmes de structure et de genre de vie. On y retrouve le même souci que dans la partie précédente, de serrer avec des chiffres et des statistiques, et du plus près ou du moins loin qu’il est possible, une réalité qui échappe souvent à une classification rigide. Il est certain que les officiers eux-mêmes trouveront ici des indications qu’ils ne connaissent généralement pas sur les âges moyens d’accession aux différents grades, suivant l’origine et l’arme, sur la comparaison de la carrière militaire et des carrières civiles de fonctionnaires, sur les disparités de l’avancement, sur les goulots d’étranglement, sur le système des rémunérations et le déclassement de la situation matérielle de l’officier depuis la fin du siècle dernier, sur les modes de vie, les fréquences des séparations d’avec la famille. En bref, sur tout ce qui fait l’existence quotidienne et la carrière, et ce qui touche par conséquent l’officier dans ses intérêts personnels les plus immédiats. Toutes ces indications viennent corroborer, et parfois infirmer, l’opinion courante en la matière ; elles sont, pour nombre d’entre elles, discutables par nature ; mais la donnée de base est établie de façon fort objective, et les commentaires qui l’accompagnent sont fort mesurés.
La troisième partie était plus difficile à traiter. Raoul Girardet l’a écrite en essayant de demeurer objectif. Nous pensons qu’il donne du comportement de l’ensemble du corps des officiers une vue exacte dans les grandes lignes, en indiquant pourquoi il a cru trouver, dans le conflit algérien, une mission adaptée à son époque et à ses moyens, en expliquant pourquoi il s’est trouvé à la fois déçu du résultat final et divisé dans l’opinion qu’il avait de l’évolution des événements. Peut-être eut-il convenu de faire plus souvent mention des conclusions tirées des deux premières parties, car si les officiers étaient préoccupés de la nature de leur mission et du sens à donner à leurs sacrifices, ils l’étaient aussi des conditions de vie et de carrière ; leur comportement se ressentait à la fois de questions d’une haute portée nationale et d’intérêt individuel normalement mis en cause.
Cette longue étude ne peut être analysée. Il suffit sans doute de la présenter dans son esprit et dans sa matière. C’est certainement un livre à lire et à méditer. ♦