Aéronautique - Est-ce la fin du Concorde ?
Le 26 octobre, dans son Livre blanc sur la situation économique de la Grande-Bretagne, le nouveau gouvernement travailliste recommandait la réduction des dépenses de prestige et précisait que le Gouvernement français avait été informé du désir anglais de voir réexaminé d'urgence le projet Concorde.
Le 29 octobre, M. Roy Jenkins, nouveau ministre de l'Aviation, venait exposer au Ministre français des Transports les intentions britanniques.
Plus d'un mois après, le gouvernement anglais, peut-être embarrassé par l'attitude ferme du partenaire français et aussi troublé par les réactions des constructeurs et surtout des syndicalistes, n'a pas encore fait connaître ses décisions sur un problème qu'il entendait régler « d’urgence ».
Combien doivent paraître ironiques au porte-parole de la commission parlementaire de contrôle des dépenses les paroles qu'il prononçait en décembre 1963 au sujet du programme Concorde : « Nous mettons en doute la sagesse de se lancer dans une telle entreprise en l'absence de toute donnée financière plus précise sur le coût probable du projet et d'entreprendre avec une autre nation, certes amie, une collaboration dans laquelle aucune disposition n'est prise au sujet de l'abandon de l'un ou l'autre des signataires… il est clair que si le gouvernement français, pour une raison ou une autre, abandonnait le projet, toute la contribution financière britannique aurait été dépensée en pure perte ».
M. Julian Amaury, ministre de l'Aviation de l'ancien gouvernement conservateur, répondit qu'habituellement on n'inscrit pas les clauses de divorce dans les contrats de mariage.
Le Concorde s'annonce certes comme une réussite et un exemple dans le domaine de la coopération internationale mais, comme son nom même l'indique, il est un symbole et nombre de Britanniques, même dans les rangs de l'actuelle majorité, ont conscience que la rupture unilatérale de l'accord signé avec la France porterait un préjudice moral grave à leur pays et justifierait tous les doutes et toutes les méfiances quant au désir réel de coopération de la Grande-Bretagne avec ses voisins européens.
Arrêtons là toutes considérations sur les aspects politiques, moraux et psychologiques de l'« affaire » ; mais, comme il est naturel de prendre conscience de tous les mérites de quelque chose que l'on risque de perdre, il paraît intéressant de faire le point des informations connues sur le projet Concorde.
Des études concernant le transport commercial supersonique menées depuis une dizaine d'années par Sud-Aviation et la British Aircraft Corporation (BAC) avaient abouti à des projets français et anglais comportant de nombreux points communs. La réputation de Sud-Aviation par le succès mondial de sa Caravelle, la suprématie reconnue des Anglais dans le domaine des turboréacteurs à grande puissance, les risques techniques et les charges financières attaches à la réalisation du premier avion de transport supersonique conduisirent la France et la Grande-Bretagne à unir leurs moyens et les connaissances acquises en signant le 29 novembre 1962 les accords relatifs à l'Opération « Concorde ».
Des deux côtés, les constructeurs collaborent étroitement sous le contrôle de leurs gouvernements qui assurent à parts égales le financement, estimé à 1,85 milliard de francs (150 millions de livres sterling) lors de la signature de l'accord ; le montant en a presque doublé depuis (3,4 Mds F, soit 250 M £).
Le programme de vente devra également être réparti entre les constructeurs des deux pays. Sud-Aviation et la British Aircraft Corporation construiront respectivement 60 % et 40 % des éléments de la cellule. Pour les propulseurs, les proportions seront inversées : 60 % par Bristol Siddeley, 40 % par la SNECMA (Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation).
Chaque nation est chargée de réaliser un prototype, long courrier pour la Grande-Bretagne, moyen courrier pour la France, d'en assurer les essais et d'obtenir les certificats de navigabilité.
Les sous-ensembles identiques de chaque appareil seront fabriqués par le même constructeur, les gabarits et les outillages n'existeront qu'en un seul exemplaire ; il s'établira donc un double courant d'éléments constitutifs entre les industriels et les chaînes d'assemblage final de chaque pays.
Il convient de souligner au passage l'importance capitale de cette disposition : en cas d'abandon de l'un des partenaires, elle interdit pratiquement à l'autre de poursuivre, seul, la réalisation du programme, sauf à consentir sur le calendrier initial des retards considérables qui priveraient ce projet de son intérêt principal : son avance de plusieurs années sur le transport américain à Mach 3.
Sud-Aviation est responsable de la réalisation de la section centrale du fuselage, de la voilure des élevons et des puits du train d'atterrissage. BAC est chargée de la construction de la partie avant du fuselage, des nacelles et des entrées d'air des réacteurs, de la partie arrière du fuselage et de l'empennage vertical.
Bristol Siddeley est chargé de la mise au point et de la fabrication de la partie principale du réacteur tandis que la SNECMA a la responsabilité du développement du canal arrière comprenant également le système de postcombustion, les tuyères, le silencieux et l'inverseur de poussée.
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Quelles sont les caractéristiques principales du projet Concorde ?
Choix du nombre de Mach
Un certain nombre de coïncidences, souvent fortuites mais toujours heureuses, avaient, dès avant la signature du traité, conduit les constructeurs français et anglais à arrêter leur choix à des nombres de Mach compris entre 2 et 2,2 :
– Le facteur déterminant a été celui de réchauffement dû à la vitesse. À Mach 2,2 la température moyenne de la structure est d'environ 120 °C, sa valeur extrême atteint 155 °C à la pointe avant du fuselage. Par contre à Mach 3 elle dépasse 275 °C et pose alors de nombreux problèmes dont les solutions sont technologiquement plus compliquées et plus coûteuses : d'une part, l'isolement thermique de la cabine, des réservoirs de carburant (température d'inflammation spontanée des carburants classiques voisine de 250°) et, d'autre part, le recours pour la construction de la structure et du revêtement à des matériaux résistant aux températures élevées, c'est-à-dire à l'acier et au titane, matériaux lourds. L'augmentation de poids déclenche une réaction en chaîne : nécessité d'installer des réacteurs plus puissants, de monter plus haut pour la mise en régime supersonique (intensité du « bang » liée au poids de l'avion), etc. Tandis qu'à Mach 2,2 les problèmes de matériaux de structure, des matières transparentes, d'étanchéité des systèmes hydrauliques restent dans des domaines technologiques classiques, notamment celui de l'emploi des alliages d'aluminium.
– Le rendement global de l'avion qui passe par un minimum pour les vitesses transsoniques croît à nouveau rapidement jusqu'aux environs de Mach 2,2 et ne continue à augmenter que très lentement au-delà.
– L’étude des performances et des qualités de vol a montré que le nombre de Mach 2,2 conduisait à un très bon compromis entre l'aérodynamique à basse vitesse et l'aérodynamique à la vitesse supersonique de croisière.
– Sur les distances de vol envisagées (6 000 km), le gain de temps apporté par l'avion Mach 3 par rapport à l'avion Mach 2,2 est relativement faible (moins de 30 minutes sur le trajet Paris-New York) en raison de la nécessité de gagner à régime subsonique des altitudes plus élevées (l'intensité du « bang » croît avec le poids et la vitesse, ses effets au sol décroissant avec l'altitude de vol) avant d'effectuer la transition à la vitesse de croisière.
– Enfin, il était évident que les deux pays, grâce à leurs programmes militaires en cours ou en projet, disposeraient avant la construction du Concorde d'une vaste expérience dans le domaine de vol choisi.
Choix de la forme de voilure
Après l'élimination de la formule de voilure delta avec plan canard à l'avant, un grand nombre de maquettes d'ailes en delta furent expérimentées avant d'aboutir à la forme, maintenant célèbre, de la voilure delta à flèche évolutive dite aile « gothique ». Elle a reçu une cambrure et un vrillage appropriés destinés à résoudre certains problèmes aérodynamiques particuliers.
Cette aile possède des qualités aérodynamiques exceptionnelles dont nous ne citerons que les deux plus remarquables :
– à basse vitesse, aux incidences d'atterrissage, un écoulement d'un type particulier, appelé tourbillon d'apex, crée une hyper-sustentation qui augmente d'environ 30 % la portance prévue en écoulement normal. En outre, au moment du toucher des roues, un effet de sol extrêmement favorable augmente encore la portance de 60 %.
— en vol de croisière subsonique, la voilure retrouve une finesse du même ordre de grandeur que celle des quadriréacteurs subsoniques. De ce fait, la consommation kilométrique du Concorde ne sera pas plus élevée en régime subsonique qu'en régime supersonique. Cette qualité présente des avantages considérables aussi bien sur le plan de la sécurité que sur celui de la rentabilité commerciale.
Le fuselage
Il est très fin : sa longueur totale est de 56,1 m tandis que les dimensions intérieures de la cabine passagers – 2,63 m de largeur et 1,95 m de hauteur au centre du couloir – ne permettent l'installation, côte à côte, que de trois ou quatre sièges selon la classe, contre cinq ou six dans les quadriréacteurs actuels.
La cabine, éclairée par 42 hublots de chaque côté, est envisagée actuellement avec deux aménagements types : 96 ou 118 passagers.
Le poste de pilotage est conçu pour un équipage de quatre hommes.
L'atmosphère de la cabine est évidemment conditionnée en pression (altitude cabine 2 000 m pour une altitude de vol de 20 000 m) et en température (24 °C).
Le nez est à géométrie variable : la position relevée diminue la traînée en croisière supersonique tandis que la position abaissée rétablit une bonne visibilité en vol à grande incidence, notamment pendant les phases d'approche et d'atterrissage.
Les commandes de vol comprennent trois élevons de chaque côté de la voilure et un gouvernail de direction classique.
Matériaux de structure
Le Concorde sera construit avec un alliage d'aluminium à basse teneur en cuivre, manganèse, nickel, fer, appelé AU 2 GN, qui présente une excellente tenue aux contraintes mécaniques sous des températures ne dépassant pas 150 °C.
Les nacelles de réacteurs soumises à des températures plus élevées nécessiteront l'emploi de tôle d'acier inoxydable ou de titane.
Des essais de fatigue accélérée sont conduits en vue de garantir une utilisation d'au moins 30 000 heures de vol.
Les réacteurs
En version définitive l'avion supersonique franco-britannique sera équipé de quatre réacteurs Olympus 593 avec postcombustion développant environ 16 tonnes de poussée chacun, soit une augmentation de 1,5 tonne sur la version initialement envisagée.
Les moteurs Olympus sont déjà éprouvés dans de nombreuses versions depuis de longues années, notamment sur les Vulcan et Camberra de la Royal Air Force (RAF) ; l'Olympus 593 est la version civile du réacteur Olympus ALK 320 équipant le BAC TRS-2 et mis au point pour le vol à des vitesses supérieures à Mach 2.
Les réacteurs sont installés sous l'aile pour bénéficier d'une suralimentation naturelle et pour accroître la portance de la voilure grâce au système d'ondes de choc des entrées d'air.
Les entrées et les sorties des réacteurs sont à géométrie variable pour obtenir un rendement optimum adapté à toutes les vitesses de la plage d'utilisation.
Le système de postcombustion, mis au point par la SNECMA sur les turboréacteurs ATAR 9 équipant les Mirage, sera utilisé au cours de la phase d'accélération, pour franchir rapidement la zone des vitesses transsoniques dans laquelle le rendement est le plus faible. L'inverseur de poussée assure une poussée inverse d'environ 40 % de la poussée normale.
Les réacteurs seront alimentés en JP 1, carburéacteur classique.
Caractéristiques et performances
Lors de la réunion du comité de l'IATA (Association Internationale du Transport Aérien) tenue à Beyrouth en mai dernier, les constructeurs du Concorde ont annoncé que l'augmentation de la poussée des réacteurs permettait des modifications du projet initial se traduisant par des progrès substantiels sur la charge marchande et le rayon d'action. Ces progrès résultent essentiellement de l'augmentation de 15,5 % de la surface de la voilure et d'un léger allongement du fuselage.
Le tableau ci-dessous donne les caractéristiques comparées des versions ancienne et modifiée du long courrier :
Caractéristiques |
Ancienne version |
Nouvelle version |
Longueur hors tout |
51,82 m |
56,13 m |
Envergure |
23,47 m |
25,55 m |
Poids maximum au décollage |
130 000 kg |
148 000 kg |
Poids sans carburant |
68 000 kg |
75 000 kg |
Poids maximum à l'atterrissage |
79 000 kg |
91 000 kg |
Charge marchande maximum |
9 070 kg |
11 800 kg |
Nombre maximum de passagers |
100 |
118 |
La distance franchissable peut rester fixée à 6 000 km, mais dans la dernière version la réserve de carburant à l'arrivée sera nettement accrue. D'autre part on peut raisonnablement penser qu'au moment de la mise en service du Concorde, les procédures de contrôle aérien, bénéficiant de techniques nouvelles, auront été améliorées et entraîneront un accroissement réel des rayons d'action.
Il est évident que dans une certaine mesure cette évolution du Concorde justifie la réévaluation du coût du programme, mais par contre les constructeurs ont affirmé que ces derniers développements ne modifieraient pas le dernier calendrier fixé à savoir : premier vol du premier prototype en 1967 et mise en service en 1971.
Il est vraisemblable que si le programme survit à la menace qui pèse actuellement sur lui, les caractéristiques améliorées du Concorde inciteront de nouvelles compagnies à se joindre à celles déjà nombreuses qui ont signé des contrats d'achat.
Lorsque ces lignes paraîtront, les incertitudes relatives au projet de transport supersonique franco-britannique auront sans doute été levées, aussi serait-il imprudent de se livrer au jeu des pronostics.
Cependant une remarque s'impose : en raison du coût global du programme, de la manière dont les tâches ont été réparties, du potentiel de moyens d'études et de production mis en jeu, il est impossible à l'un des partenaires, en cas de défection de l'autre, de poursuivre seul l'entreprise, sans que soit irrémédiablement compromise la grande chance du Concorde d'être le premier transport supersonique commercialisé sur le marché mondial. ♦