Un diplomate parmi les guerriers
La carrière de Robert Murphy l’a conduit à des postes d’où il a pu observer les événements les plus notables de notre époque et agir personnellement sur le cours des événements, notamment en ce qui concerne une des parties les plus confuses et les plus agitées de notre histoire récente. Débutant à Munich, il a assisté aux premiers pas de Hitler. Pendant les dix années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, à Paris, il a vu de près les affaires françaises et européennes, jusqu’à l’effondrement de juin 1940. Puis il s’est trouvé en Afrique du Nord, et son rôle dans la préparation et l’exécution du débarquement anglo-américain de 1942 est assez connu pour qu’un lecteur français attende avec intérêt ce qu’il en dit lui-même. Il a servi comme adjoint à Eisenhower, d’Italie en Allemagne. Il s’est trouvé mêlé au pont aérien de Berlin, à l’affaire de Corée, à celle de Suez, à celle du Liban, et a occupé enfin, dans les dernières années de sa carrière, à Washington, le poste de Secrétaire général adjoint des Affaires étrangères, la plus haute fonction que puisse occuper aux États-Unis un diplomate de carrière.
Ses mémoires relatent donc la plupart des grands événements qui ont agité et bouleversé le monde de 1930 à 1960.
Il les écrit avec une bonne humeur et un humour grâce auxquels la gravité des sujets qu’il traite s’éclaire d’épisodes et d’anecdotes très divertissantes. Animé par un patriotisme de haute qualité, qui n’exclut pas de sévères critiques des méthodes et de la politique américaines, il juge avec objectivité les hommes et les événements. Cette objectivité pourra sembler à certains un parti pris, car elle bouscule certaines idées admises, dans les domaines où les passions sont encore loin d’être éteintes. Dans les querelles intestines des Français, des Allemands, des Italiens, Robert Murphy était un spectateur chargé des intérêts américains et un acteur agissant en conséquence : mais cela ne l’empêchait pas de juger impartialement de la qualité et des motivations des hommes auxquels il s’adressait : il est vraiment exceptionnel qu’il porte sur eux un jugement sévère, d’une seule pièce. Tout au contraire, il y apporte des nuances et un effort de compréhension particulièrement notables.
C’est évidemment sur les commentaires que fait l’auteur des affaires françaises auxquelles il a été mêlé que se portera au premier chef l’intérêt du lecteur français. Il serait trop long de les résumer ici, car il faudrait pratiquement reprendre toute l’histoire de notre pays pendant une trentaine d’années. On notera seulement que ce sens de l’humain – dont Robert Murphy fait si largement preuve lorsqu’il parle du temps où il occupait des postes relativement subalternes, où il avait avec ses interlocuteurs un contact plus personnel, moins officiel – semble s’émousser un peu, sans toutefois jamais disparaître, lorsqu’il s’est élevé dans la hiérarchie. De ce point de vue, la première partie de ce livre si riche nous semble plus intéressante que la seconde ; elle est davantage le fait d’un témoin de première main, qui rend compte d’une situation multiple et complexe dans laquelle il se trouve personnellement impliqué. En d’autres termes, ce que dit Robert Murphy de la période algérienne de sa carrière paraît beaucoup plus exact et porte beaucoup plus que ce qu’il raconte de ses missions après l’incident de Sakiet et la crise de Suez.
Dans l’énorme amas d’ouvrages écrits sur cette période troublée, ce livre reste l’un des plus accessibles et des plus prenants. On peut dès maintenant, semble-t-il, souhaiter qu’il soit l’un de ceux auxquels se référeront le plus volontiers les historiens de l’avenir. ♦