Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) par le Chef d'état-major de la Marine (CEMM).
L’évolution de la marine française
Deux mois se sont écoulés depuis le vote de la Loi de Programme Militaire 1965-1970. Bien que le contenu et les conséquences de cette loi aient été longuement exposés et discutés devant les Assemblées et dans la presse, je crois nécessaire de vous la commenter quelque peu en la plaçant dans le cadre du Plan à long terme qui l’a motivée.
Tableau I
Le plan 1965-1970
Faisant suite, comme vous le savez, à la première Loi de Programme 1960-1964 votée en décembre 1960, la deuxième loi fixe non seulement le programme des fabrications militaires pour six ans, mais détermine également la politique militaire du pays pour cette période et au-delà.
Je vous parlerai d’abord du contenu non seulement de cette Loi de Programme pour ce qui intéresse la Marine, mais aussi du Plan à long terme dont la Loi de Programme, comme vous le savez, ne couvre qu’une partie.
Je vous ferai ensuite un bref historique de la Marine de 1945 à 1964.
Je vous dirai quelle sera son évolution de 1965 à 1970, sa composition à cette date et quelles sont les missions sur lesquelles, à mon sens, il convient de mettre l’accent. Enfin j’anticiperai brièvement sur la période post 1980.
Le plan à long terme 1965-1970 de la Marine
Vous connaissez le montant des autorisations de programme et des crédits de paiement que le pays compte consacrer jusqu’en 1970 aux fabrications d’armement incluses dans la Loi de Programme.
En ce qui concerne la Marine l’enveloppe globale peut être estimée à une somme voisine de 10 milliards de francs pour le titre V, Loi-Programme et hors Loi-Programme. Je vous rappelle que cette enveloppe était de 2,9 milliards pour le premier plan 1960-1964.
Si l’on rapproche ce chiffre très important de la liste des constructions qui apparaissent sur le tableau n° 1, on est frappé par la disproportion entre les crédits alloués et les réalisations envisagées.
C’est par l’examen de cette disproportion que je voudrais commencer mon exposé.
On accuse souvent la réalisation de la Force Nucléaire Stratégique d’engloutir des sommes considérables. Certes, elles sont loin d’être négligeables mais ne représentent cependant que 20 % des dépenses totales que le pays compte consacrer à ses Armées, ainsi que l’a fait ressortir à la tribune de l’Assemblée Nationale le Rapporteur de la Commission de la Défense Nationale.
Les raisons des difficultés
Les véritables raisons de la disproportion entre les dépenses prévues et les réalisations escomptées me semblent plutôt être les suivantes :
1° La cessation en 1963 de l’aide alliée ; nous verrons tout à l’heure quelle fut l’importance considérable de cette aide.
Je puis vous indiquer dès maintenant, à titre d’exemple, que jusqu’à l’apparition des Alizé et des Étendard, la presque totalité de notre Aéronautique Navale a été financée par les alliés. Nous devons, depuis deux ans, subvenir seuls à nos besoins.
2° Les prix sans cesse croissants des matériels modernes.
Avant 1939, le prix du kilogramme de navire était le même que celui du beurre. Il est maintenant 5 à 6 fois supérieur. C’est ainsi que les quatre derniers croiseurs de 7 500 tonnes du type « Georges Leygues » sont revenus avant-guerre à 1 milliard d’anciens francs pour les quatre. Actuellement, une frégate de 4 700 tonnes coûte, sans les engins, 850 millions de francs lourds, soit 35 milliards d’anciens francs.
Tableau II
Le Plan 1960-1964
En anciens francs, le prix du kilogramme de bâtiment de guerre qui était de 83 AF dans les années 1935, est passé à 7 500 AF. Il sera d’au moins 8 500 pour les S.N.L.E. (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) sans les engins et de 100 000 pour les Super-Frelon.
3° Le coût très élevé des recherches et des études qui doivent être d’autant plus poussées que le développement des techniques offre davantage de possibilités dans des directions différentes.
Le choix de celles qui sont susceptibles d’applications militaires est donc d’autant plus difficile et ne peut être fait qu’après l’exploitation complète des développements possibles.
4° La nécessité pour le pays de consacrer aux investissements le maximum de ses possibilités financières dans le double but de répondre aux conséquences de son expansion démographique et ne pas perdre son indépendance économique. Cette nécessité conduit le Gouvernement à ne consacrer aux dépenses militaires que 4,8 % du produit national brut.
5° Les revalorisations indispensables des soldes.
6° Un reliquat très important d’évaluations financières insuffisantes du premier plan.
Par ailleurs, ainsi que le montre le calque n° 2, le premier plan déborde très largement sur le second.
Messieurs, je crois que cette introduction était nécessaire pour bien montrer quelles sont nos difficultés.
D’une part, pour que le prix de revient unitaire d’un matériel ne soit pas trop considérable, il faut le lancer en série. Mais d’autre part l’enveloppe financière possible pour ce matériel ne permet d’en construire parfois que deux ou trois exemplaires.
C’est ainsi que de 6, le nombre des frégates est tombé à 2, que de 120 pour la Marine le nombre des Super-Frelon n’est plus que de 28.
Il n’y a qu’une solution possible et c’est celle que nous nous efforçons d’adopter : grouper les commandes de plusieurs pays pour le même matériel ; ce n’est pas toujours réalisable et nous nous heurtons à la redoutable concurrence des États-Unis. Cependant, l’opération est en cours avec cinq pays pour les Breguet Atlantic. Également des études de nouveaux systèmes d’armes sont menées en commun avec d’autres nations amies.
Il est bien certain que les difficultés financières ont dominé l’élaboration du Plan à long terme des Armées.
Établissement du Plan à long terme (P.L.T.)
Je ne rappellerai pas les buts et le contenu du plan 1960-1964, que vous connaissez, et qui apparaissent schématiquement sur le calque n° 2 en ce qui concerne la Marine.
Dès le début de 1961 fut commencée l’élaboration du plan 1965-1970. Je vous ferai grâce des étapes successives : le plan rouge, le plan bleu, les cinq niveaux du plan, le plan jaune, les conséquences sur ce deuxième plan des évaluations financières insuffisantes du premier et des dépenses des opérations d’Algérie. Il y eut des choix difficiles pour le Ministre et les Chefs d’État-Major et des abandons douloureux. Je vous rappellerai l’importance des décisions gouvernementales prises en 1968. La formule du Général de Gaulle en 1958 « Frapper, Intervenir, Survivre » est alors devenue « Dissuader, Intervenir, Défendre ».
La Force Nucléaire Stratégique a été définie. Vous la connaissez.
Décembre 1964 a vu l’adoption de la Loi de Programme 1965-1970 et par voie de conséquence l’approbation du deuxième Plan à long terme ou plutôt de la deuxième partie du P.L.T. car il est difficile de distinguer un premier et un deuxième plans. Ils sont en réalité étroitement imbriqués.
Cette deuxième partie du Plan à long terme comporte pour la Marine, ainsi que je l’ai déjà mentionné, environ 10 milliards d’autorisations de programme dont 5,6 se trouvent dans la Loi-Programme et permettront la construction des bâtiments ou aéronefs qui apparaissent sur le tableau n° 1.
Ce programme est modeste et, par rapport aux projets primitifs de 1960, les pertes sont sévères.
Pour compenser en partie ces abandons et pour éviter que la plupart de nos bâtiments ne soient périmés en 1970, l’accent a été mis sur le programme de refonte, de modernisation et de mise à jour technique des bâtiments actuellement en service, en particulier dans le domaine électronique où la durée des équipements est courte. C’est ainsi que les 6 sous-marins « Narval » et 5 escorteurs d’Escadre seront refondus et que les autres escorteurs seront modernisés. Nos 36 escorteurs actuellement en service pourront ainsi être prolongés jusque vers 1974 pour les plus anciens et 1978 pour les plus récents.
Il ne faut pas se dissimuler que cet ensemble de constructions et de modernisations est insuffisant pour permettre à la Marine de remplir toutes ses missions. Encore n’ai-je pas mentionné les opérations d’infrastructure qui subissent, chaque année, des amputations pour satisfaire aux exigences du plan de stabilisation.
La Marine n’est ni mieux ni plus mal partagée que les deux autres Armes. Son tonnage est sensiblement constant depuis vingt ans et le restera encore pendant une dizaine d’années.
À ce sujet, je voudrais faire remarquer incidemment que l’évaluation de la puissance d’une marine par le chiffre de son tonnage semble une mesure périmée, mais il est bien difficile de lui en substituer une autre. L’évaluation en valeur est envisagée mais demande à être constamment modifiée pour tenir compte de la dévaluation de la monnaie, de l’amortissement de la valeur des bâtiments en fonction de leur âge, des refontes éventuelles en laissant de côté le prix des carénages et de l’entretien annuel.
Historique 1945-1964
Pour en revenir au tonnage, il était, à la fin de la guerre, en 1945, de 850 000 tonnes, la moitié de celui de 1939. Les éléments de cette Flotte, âgés pour la plupart, étaient d’origines diverses : française, allemande, italienne, britannique et américaine. Leur entretien et leur mise en œuvre posaient, pour cette raison, des problèmes difficiles.
Une période très critique pour la Marine était prévisible à ce moment-là pour les années 1950, compte tenu des possibilités financières fort réduites du pays, cependant que la charge des opérations d’Indochine allait s’ajouter à toutes celles qui découlaient de la guerre 1939-1945.
L’aide alliée
L’aide alliée vint heureusement nous permettre de passer ces années difficiles et de maintenir le tonnage de la Flotte aux environs de 800 000 tonnes alors que, sans cette aide, il serait tombé en 1952 à 150 000 tonnes. Cette aide fut, pour la plus grande part, d’origine américaine, mais aussi d’origine britannique et canadienne. Elle revêtit plusieurs aspects : cession gratuite, aide à la construction, aide mutuelle, contrats off-shore, cession onéreuse mais à un prix très faible, prêts. Elle intéressa, dans une proportion plus ou moins grande, leur prix de revient, atteignant parfois la totalité du coût :
— 4 porte-avions : le « La Fayette », le « Bois Belleau », le « Dixmude », « l’Arromanches » ;
— 17 escorteurs d’Escadre neufs ;
— 1 croiseur ;
— 15 escorteurs rapides neufs ;
— 16 escorteurs anciens ;
— 6 frégates anciennes ;
— presque cent dragueurs ;
— des sous-marins ;
— 800 avions de chasse embarquée ;
— 400 avions A.S.M. ;
— 180 avions divers ;
soit la presque totalité de notre aéronavale de combat jusqu’à la construction des Aquilon, des Alizé et des Étendard.
Pour la période 1950-1968 le total de l’aide américaine s’est élevé à 4 milliards de francs lourds alors que la Marine consacrait de son côté 6,2 milliards à ses constructions neuves.
Tableau III
Constructions lancées ou acquistions avant 1960
Cette aide fut donc considérable et il serait injuste de la passer sous silence.
Cependant, dès 1945 la Marine faisait des projets de constructions neuves, car si les plans à long terme des Armées n’ont été envisagés qu’en 1958, la Marine depuis longtemps pensait fort à l’avance ses programmes navals, l’Histoire lui ayant appris de façon parfois cuisante la nécessité des prévisions et de la continuité.
— La première tranche du nouveau programme naval fut lancée en 1949. Elle comportait un escorteur d’Escadre, 2 escorteurs rapides, 2 sous-marins, au total 7 600 tonnes.
— La seconde tranche en 1950 fut de 8 000 tonnes.
— De 1951 à 1957 la moyenne des tranches annuelles fut de 27 000 tonnes, nous permettant, avec l’aide alliée, de nous reconstituer une Flotte aéronavale dont la composition actuelle apparaît sur le tableau n° 3.
En 1952, le Chef d’État-Major Général de la Marine estimait que le tonnage total de la Flotte nécessaire à ses missions dans le cadre national était de 360 000 tonnes. Ce chiffre avait été évalué en fonction des missions suivantes :
— protection des communications maritimes,
— affirmation de la présence française et maintien de l’ordre dans nos possessions outre-mer,
— appui de la politique du gouvernement,
— en cas de guerre, attaque des communications, des forces navales, des côtes de l’ennemi.
À côté de ces missions nationales, les obligations découlant de notre participation au Pacte Atlantique avaient été chiffrées à la conférence de Lisbonne à 400 000 tonnes de bâtiments de combat. Heureusement ces deux évaluations de besoins : 360 000 tonnes d’une part et 400 000 tonnes d’autre part ne s’ajoutaient pas l’une à l’autre. Compte tenu de la polyvalence des bâtiments et d’une partie commune des missions, l’État-Major de la Marine avait estimé que 540 000 tonnes de navires de guerre permettraient de faire face à l’ensemble des besoins nationaux et OTAN. Cette évaluation est connue sous le nom de Statut des Forces Navales.
Un Statut de l’Aéronautique Navale, établi en même temps, estimait nos besoins à 20 flottilles d’avions.
En adoptant 18 ans comme durée de vie d’un bâtiment, le niveau de 540 000 tonnes impliquait des tranches annuelles de construction navale de 30 000 tonnes.
Si ce chiffre avait été tenu, la Flotte aurait été entièrement rajeunie en 1964 au niveau de 860 000 tonnes et en 1970 au niveau du Statut.
Mais ce plan — car il s’agissait bien déjà d’un plan — ne fut consacré par aucune loi de programme et ne fut tenu au niveau annuel de 27 000 tonnes que durant sept ans.
En 1958, la tranche tomba à 3 600 tonnes et en 1959 à 2 200.
Il convient cependant de reconnaître que l’abandon de la réalisation du niveau des forces fixé par le Statut naval n’a pas eu comme seules raisons les difficultés de vote du budget annuel.
L’évolution des politiques nationale et internationale, celle des techniques ont conduit le gouvernement à revoir les missions des Armées.
Au cours de la période 1949-1958, la guerre d’Indochine et les opérations d’Algérie ont été au premier plan des préoccupations gouvernementales et ont influé fortement sur les priorités d’emploi des crédits militaires.
En 1958, le monde prend conscience que seules sont écoutées les puissances qui disposent de l’arme thermonucléaire comme appui de leur politique. L’affaire de Suez l’avait déjà prouvé deux ans avant. La France voit la possibilité technique de se doter d’armes atomiques dans un avenir assez proche.
Ces constatations amènent le gouvernement à reconsidérer sa politique militaire.
En octobre 1958, le Général de Gaulle définit en trois mots les objectifs de cette politique :
« Frapper - Intervenir - Survivre. »
Nécessité d'un P.L.T.
Mais si les objectifs pouvaient se définir en une formule aussi brève, l’effort d’armement et d’équipement correspondant était tel qu’il se révéla nécessaire de le répartir sur plusieurs années pour des raisons financières et techniques. Comme la continuité dans cet effort était non moins indispensable, il fallait absolument éviter que le programme établi ne puisse être remis en cause lors du vote des Lois de Finances annuelles. En effet, les cycles d’études et de fabrication exigent des investissements considérables sur de longues périodes. Les industries et les arsenaux doivent s’équiper en matériel comme en personnel.
Cet ensemble de mesures requiert une planification couvrant une période suffisamment longue pour lui assurer de la souplesse, suffisamment précise pour s’imposer comme programme.
C’est ainsi qu’apparut la nécessité d’un plan à long terme, sanctionné par un vote du Parlement lui conférant force de loi.
Évolution 1965-1970
Après ce bref historique, je vous dirai quelques mots de l’évolution de la Marine jusqu’en 1970 puis de sa composition à la fin de la deuxième loi-programme, telle que je l’envisage.
Les bâtiments qui composent la Flotte actuelle, n’ayant pas en moyenne dix ans d’âge, resteront en service jusqu’aux environs de 1975. Ils proviennent, pour la plupart, des mises en chantiers de 1949 à 1957. Certains d’entre eux sont déjà en cours de modernisation, tels les 4 escorteurs d’Escadre refondus « Tartar » dont deux sont opérationnels après des essais pleinement satisfaisants et deux seront prochainement achevés. La refonte ASM de 5 autres escorteurs d’Escadre suivra ainsi que la refonte de 6 sous-marins « Narval », je vous l’ai déjà indiqué.
L’année 1965 verra l’entrée en service des intercepteurs « Crusader » à bord du « Foch », des sous-marins « Junon » et « Vénus », portant à 9 le nombre des sous-marins chasseurs du type « Daphné », des premiers patrouilleurs Breguet-Atlantic, du sous-marin expérimental « Gymnote » et du transport de chalands de débarquement « Ouragan », impatiemment attendu dans le Pacifique.
En 1966 l’« Acheron », transport de munitions et le dernier bâtiment de soutien logistique « Loire » renforceront notre train d’Escadre.
En 1967, ce sera le tour de la première frégate lance-engins « Suffren » ainsi que celui des Super-Frelon.
Enfin en 1969 la deuxième frégate lance-engins « Duquesne », les deux derniers sous-marins du type « Daphné » et, si tout va bien, le premier sous-marin atomique lance-engins entreront en service.
Pendant cette période 1965-1970 peu de retraits du service actif sont prévus puisque nous n’avons plus guère de bâtiments anciens : il convient toutefois de mentionner l’« Arromanches » et le « Gustave Zede ».
Vous voyez donc que la physionomie de la Flotte variera peu jusqu’en 1970 avec cependant une modernisation progressive due aux refontes et à l’entrée en service des frégates lance-engins et des aéronefs modernes, une augmentation de la portée des armes anti-sous-marines avec le Malafon, une amélioration considérable des possibilités de la défense anti-aérienne avec d’une part l’entrée en service des Crusader et des engins et d’autre part l’installation, à bord des bâtiments nouveaux et de certains bâtiments refondus, du SENIT (Système d’Exploitation Naval de l’Information Tactique).
Je voudrais m’attarder quelques instants sur ce système.
L’amélioration des performances des objectifs aériens, de surface et sous-marins impose une amélioration parallèle des sources d’information, en particulier détections radar et sonar. Mais les progrès techniques dans ces deux domaines ne sont pas suivis par les possibilités humaines d’enregistrement et d’exploitation de ces renseignements. Il faut donc, avant de les soumettre au jugement de l’homme, les recueillir, les analyser, les traiter, les sélectionner et les présenter. Pour ce faire on a recours à des calculateurs électroniques.
La présentation des éléments de décision a lieu dans un centre nerveux, entouré d’éléments fonctionnels ou « modules ».
L’homme peut même demander à la machine de lui présenter des solutions avant de décider : par exemple, l’officier d’interception peut demander à sa console les différents types d’interceptions possibles correspondant à une situation instantanée. Après avoir choisi celle qu’il estime la meilleure, il lui demande les éléments d’interception à transmettre à l’avion.
Le système de manipulation des données est complété par un système de transmission automatique permettant l’échange de renseignements entre bâtiments.
Ces calculateurs électroniques sont d’ailleurs très proches de ceux qui sont utilisés dans les entreprises industrielles et dans les banques.
Je vous disais que, malgré ces modernisations importantes, la physionomie de la Flotte varierait peu ; par contre des changements importants sont à prévoir dans la répartition et l’articulation des forces en fonction des exigences du Centre d’Expérimentation du Pacifique (C.E.P.).
Je n’insisterai pas maintenant sur ces derniers besoins car vous avez eu une conférence sur le C.E.P. (1) mais je compte aborder succinctement la participation de la Marine à cette grande entreprise dans quelques instants lorsque je parlerai des missions de la Marine.
La situation en 1970
Les tableaux nos 4 et 5 vous montrent l’ensemble des Forces Navales et Aéronavales dont nous disposerons en 1970 ainsi que les bâtiments qui entreront normalement en service d’ici 1975. Cette Flotte sera-t-elle capable de faire face aux missions qui pourront lui être demandées ? Je pense pouvoir répondre par l’affirmative avec cependant la restriction que cela ne pourra être que pour peu de temps. Les trois quarts de nos escorteurs auront en effet de 13 à 15 ans d’âge, c’est-à-dire qu’il faudrait que leurs remplaçants commencent à entrer en service entre 1975 et 1978. De même, tous les aéronefs, à l’exception des Breguet Atlantic et des Super Frelon, seront périmés ou en fin de service à partir de 1972.
Cette relève va constituer pour la Marine le problème majeur du 8e Plan à long terme, celui qui commencera en 1970, car il faut prévoir six ans entre la « définition » d’un bâtiment ou d’un avion et son admission au service actif.
Or, avant de définir un bâtiment, il faut être sûr de pouvoir disposer à temps des systèmes d’armes qu’il portera car de plus en plus les navires de guerre sont construits en fonction de ces systèmes d’armes.
Tableau IV
Forces navales en 1970
(1) Non compris le « De Grasse » mis à la disposition de la DIRCEN et sans valeur militaire en raison de ses transformations.
Tableau V
Aéronavale
(en tenant compte d’un taux normal d’attrition)
Il faut compter 7 à 8 ans pour mettre au point un nouveau système d’armes. C’est donc maintenant — et c’est bien ce que nous faisons — qu’il faut penser les systèmes d’armes que nous mettrons sur les unités dont la construction sera entreprise à partir de 1970.
La menace
Enfin, pour penser les systèmes d’armes maintenant, il faut avoir évalué la menace que l’adversaire pourrait faire peser durant la décennie 1970-1980.
L’adversaire principal éventuel est de taille et le développement de sa Marine est impressionnant.
Tout d’abord sa force de sous-marins de haute mer, déjà de loin la première du monde, croîtra en qualité et en puissance, sinon en nombre.
Ensuite, il est bien probable que sa Flotte de surface, déjà redoutable, se manifestera en outre en haute mer, comme elle a commencé à le faire depuis quelques mois. Cette Flotte possède des frégates dont les missiles à longue portée n’ont pas d’équivalent dans les autres Marines. Elle développe aussi ses moyens logistiques et amphibies.
Il s’agit là d’un changement d’orientation considérable de la politique navale de l’U.R.S.S. dont nous devons tenir compte.
Déjà son aviation navale a la possibilité d’opérer très loin de ses bases tant pour la reconnaissance en haute mer que pour l’attaque à grande portée par missiles.
La Marine de commerce de cette puissance sera la 8e du monde en 1970, et peut-être la 1re en 1980, si le rythme actuel d’accroissement se poursuit. Enfin sa Flotte de pêche, la 1re du monde, lui donne des possibilités de surveillance considérable qui sont exploitées au mieux.
Il est préoccupant de voir l’importance de l’assistance venue de la mer que cette puissance apporte à des pays tels que Cuba, la R.A.U., l’Indonésie qui — est-ce l’effet du hasard ? — sont situés au voisinage de grandes focales maritimes mondiales.
En cas de troubles ou de conflits limités intéressant des pays satellites ou amis, une intervention de la Marine soviétique est non seulement possible, mais probable et cela avec efficacité.
Elle peut être discrète, par exemple au moyen de bâtiments armés par des volontaires ou de sous-marins non identifiables, ou au contraire ostensibles à l’occasion d’un blocus, le danger d’escalade étant certainement moins grand sur mer que sur terre.
Les missions du temps de guerre
Il n’entre pas dans le cadre de cette conférence de vous exposer les études en cours des systèmes d’armes, mais j’ai cru bon de vous donner un aperçu de la menace d’où découlent les missions de lutte anti-sous-marine, de lutte anti-aérienne et anti-missiles, de lutte anti-mines, de contre-mesures.
Ce ne sont pas, vous le savez, les seules missions de la Marine en temps de guerre, il s’y ajoute celles de dissuasion, de participation à la Défense du Territoire, incluant la défense des lignes de communication maritime, et d’intervention outre-mer.
Le Gouvernement a donné la priorité à la mission de dissuasion et la Marine sera chargée de la Force Stratégique de deuxième génération sous la forme des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Je ne m’étendrai pas sur les raisons de ce choix, sujet bien connu, je vous dirai simplement que ce choix conduit naturellement à donner la priorité aux études et recherches relatives à la mise au point de ces sous-marins ainsi qu’aux forces et systèmes d’armes nécessaires pour assurer leur liberté au voisinage de leurs bases, forces et systèmes qui d’ailleurs ne sont pas différents de ceux que nous devons constituer pour les luttes anti-sous-marine, anti-aérienne et anti-mines déjà évoquées, grâce à la polyvalence des navires de guerre. Ce point est essentiel.
Enfin, la mission d’intervention est au fond, depuis des siècles, l’apanage de la Marine en temps de guerre, de tension ou lors de situations complexes qui ne sont ni la paix, ni la guerre, situations qui, contrairement à ce que l’on pense parfois, ont toujours existé, par exemple lorsqu’une escadre était envoyée outre-mer pour appuyer l’action diplomatique des Ambassadeurs ou Ministres de France et je pense à la démonstration de l’Amiral Baudin en novembre 1838 devant la forteresse de St-Jean d’Ulloa au Mexique.
« Montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir », cet adage est toujours valable. Il faut proportionner la force de la démonstration à la valeur du but à atteindre.
On ne peut pas brandir la menace des représailles atomiques quand l’enjeu n’est pas la Patrie elle-même. Il faut avoir autre chose.
Les missions du temps de paix
Pour appuyer sa politique extérieure, le gouvernement a besoin d’un appui souple. La Marine est en mesure, de par sa nature même, de remplir ce rôle, qu’elle a maintes fois assumé dans le passé.
Nous sommes à une époque où l’occupation de bases est de plus en plus difficilement acceptée par les États, sensibilisés à toute ingérence étrangère sur leur territoire. Nous sommes donc conduits à replier progressivement sur la Métropole nos Forces terrestres et aériennes. Les bâtiments de guerre constituent le seul moyen de rendre notre présence tangible à nos amis comme à ceux qui le sont moins. Ils ont l’avantage d’être visibles ou au contraire discrets, suivant la signification qu’on veut donner à leur présence. Les États-Unis et la Grande-Bretagne consacrent à cette mission des forces considérables. Il a même été envisagé, il n’y a pas si longtemps, la création d’une Flotte de paix de l’O.N.U. destinée à « éteindre les feux de brousse » suivant l’expression de M. Wilson, l’actuel Premier Ministre de Grande-Bretagne.
Pour notre pays, qui entend conserver son rang de puissance mondiale, l’utilité du rôle de la Marine en ce domaine est incontestable.
Il est bien probable que les porte-avions constitueront encore pendant longtemps l’ossature indispensable des forces d’intervention aussi bien pour des raisons de technique militaire que de psychologie internationale et que des moyens de portage amphibie et par hélicoptères en resteront le complément nécessaire.
Parmi les autres missions du temps de paix de la Marine, je citerai la recherche en mer, le sauvetage, l’hydrographie, tâches traditionnelles et bien connues, l’aide aux pays de l’ex-communauté, tâche pour laquelle nous n’arrivons pas à faire face à la demande faute d’un nombre suffisant de petits bâtiments.
D’autres missions du temps de paix du domaine scientifique sont vraisemblablement appelées à prendre un développement considérable : la participation aux recherches et aux expériences balistiques et spatiales, soit qu’elles doivent être effectuées à partir de bâtiments, soit qu’elles impliquent le concours de ceux-ci pour le repérage en l’air ou sur l’eau des engins, l’océanographie, à laquelle notre pays ne peut encore consacrer les sommes nécessaires, mais à laquelle certains pays attachent, à juste titre, un intérêt croissant.
Il convient de mentionner également certaines missions de représentation indispensables, tel le récent voyage du Président de la République en Amérique du Sud.
Le Centre d'expérimentations du Pacifique et le Centre d'essais des Landes
Enfin la mise sur pied du Centre d’Expérimentations du Pacifique (C.E.P.) a et aura de plus en plus des répercussions considérables sur l’activité de la Marine, répercussions dans les domaines opérationnel, logistique, personnel et financier.
Durant toute la durée de ce Centre, la Marine arme ou armera, dans le Pacifique ou pour les rotations vers la Métropole, plus de 60 000 tonnes de bâtiments (le cinquième de son tonnage total), soit 30 bâtiments sans compter les L.C.M. (2), L.C.V.P. (3), remorqueurs, vedettes, bâtiments portuaires et gabares.
À ces chiffres, il convient d’ajouter, pendant les périodes des essais : 1 porte-avions avec ses aéronefs, 1 croiseur, 3 escorteurs d’escadre, 5 avisos escorteurs, 2 pétroliers, 1 B.S.L. (4), soit près de 60 000 tonnes, au total donc 120 000 tonnes, 40 % de la Flotte en tonnage.
Compte tenu des bâtiments en refonte et en carénage, il ne restera que très peu de bâtiments disponibles dans les eaux métropolitaines.
Je n’insisterai pas sur l’effort logistique que nécessite le support d’une telle force, à 17 000 km de la Métropole par avion, mais à 9 100 milles marins par Panama et à 15 800 par Le Cap.
Quant aux effectifs de la Marine sur place au C.E.P., qu’on s’efforce de réduire au minimum pour des raisons financières, ils seront d’environ 2 500 hommes en phase construction et dépasseront les 7 000 en phase expérimentation.
De plus, la Marine est chargée d’assurer le Commandement et l’Administration du C.E.P. dans son ensemble, le Commandement des sites de tir. Elle est maître d’œuvre pour les divers ouvrages d’infrastructure maritime à réaliser dont sont chargés les Travaux Maritimes.
En ce qui concerne le Centre d’Essais des Landes (C.E.L.), la participation de la Marine n’est pas encore suffisamment précisée pour que je puisse m’y attarder mais elle comportera le concours de bâtiments de télémesures et de police du champ de tir, l’armement du bâtiment réceptacle « Henri Poincaré ».
Missions du temps de paix ou missions du temps de guerre, notre priorité est la dissuasion, dont le CE.P. et le C.E.L. ne sont que des étapes indispensables à sa réalisation.
Je n’insisterai pas davantage sur ce point capital, dont vous avez déjà abondamment été entretenu et auquel vous avez certainement consacré de longues réflexions, mais je me dois de mentionner, sur cette voie très importante des réalisations, les brillants essais du prototype à terre du sous-marin atomique, à Cadarache, qui nous laissent bien présager de l’avenir.
Pour confirmer la foi que j’ai dans l’avenir de la Marine, qui sera de plus en plus nucléaire et sous-marine, je vous dirai que le planning de réalisation des multiples composantes du sous-marin atomique lanceur d’engins est, à ce jour, tenu.
Je voudrais attirer aussi votre attention sur le sous-marin à hautes performances qui est mentionné sur le tableau du P.L.T. : il devra, à notre sens, être nucléaire, peut-être plus tard muni de piles à combustibles et être non seulement un instrument de combat mais servir à l’entraînement et au perfectionnement de la Force Navale de dissuasion tout en étant l’amorce d’une Marine qui naviguera de plus en plus sous la surface des mers.
Sans vouloir me lancer dans une évaluation prospective trop hardie de ce que pourrait être la Marine de 1980 et au-delà, je crois pouvoir vous faire part des réflexions suivantes :
À moins qu’une nouvelle force de dissuasion, dite de troisième génération et encore assez nébuleuse, ne puisse prendre forme rapidement, ce dont il est permis de douter pour des raisons techniques et financières, je pense que le nombre de S.N.L.E. devra être augmenté pour améliorer le taux de dissuasion. Parallèlement et comme je l’ai déjà indiqué, les sous-marins classiques seront remplacés par des sous-marins à propulsion moderne. Leur pourcentage par rapport à l’ensemble des bâtiments de la Flotte sera en augmentation.
La Flotte de surface subsistera cependant, car les sous-marins ne paraissent pas devoir être en mesure avant longtemps de prendre entièrement à leur compte les missions de sûreté des S.N.L.E. aux approches de leurs bases, non plus que la lutte contre les sous-marins adverses et la protection du trafic commercial. En réservant le cas des porte-avions et porte-hélicoptères, qui seront encore irremplaçables pendant de nombreuses années pour les missions d’intervention, les forces de surface se composeront surtout d’escorteurs, corvettes et frégates, à vocations polyvalentes, qui seront probablement des bâtiments de 3 000 à 10 000 tonnes, munis d’armes anti-sous-marines à très grande portée, et aussi d’engins anti-missiles, au moins pour leur auto-défense, lesquels utiliseront peut-être l’effet laser, phénomène miracle par excellence. Ils manieront peut-être également des drones téléguidés, propulsés par voilures tournantes ou par hélices carénées, porteuses elles-mêmes d’équipements de détection et d’armes à hautes performances ou de leurres. Ils seront capables de très grandes vitesses, au moins pendant de courtes périodes, par l’adjonction de turbines à gaz par exemple.
Mais il sera possible aussi, probablement, d’atteindre des vitesses considérables, même sur des bâtiments d’un tonnage assez important, en utilisant la technique des ailes portantes ou celle des coussins d’air avec jupe rétractable, ce qui ferait évoluer sensiblement les tactiques. Enfin, les bâtiments de surface joueront sans doute un rôle important dans tout ce qui touche au domaine spatial (tracking par exemple) ; quant aux satellites eux-mêmes, ils ouvrent à la Marine un chapitre nouveau dans bien des domaines.
Cet aperçu est bien incomplet, mais vous comprendrez que le secret des études d’une part, le degré d’incertitude de certaines évaluations d’autre part, ne me permettent guère d’en dire davantage.
Conclusion
Messieurs, si au cours de cet exposé, j’ai mis l’accent sur les missions du temps de paix de la Marine, peut-être plus encore que sur celles du temps de guerre, c’est parce que celles-ci sont mieux connues mais aussi parce que celles-là me semblent devoir prendre de plus en plus d’importance. En effet, si le premier devoir des militaires est toujours de préparer la guerre pour n’avoir pas à la faire, est-ce que la probabilité d’un conflit généralisé ne semble pas diminuer ?
Les conséquences difficilement imaginables d’une conflagration mondiale nucléaire ne sont-elles pas de nature à rendre les gouvernements plus prudents et plus raisonnables qu’ils ne l’ont été au cours de l’histoire ?
Si cette raison et cette prudence ne sont pas encore des sentiments suffisamment sûrs pour qu’on puisse envisager avant longtemps un désarmement, peut-être peut-on espérer que l’absence de guerre se prolongera et que la situation actuelle — certes bien précaire et instable — se stabilisera lentement.
N’est-il pas raisonnable, dans cette hypothèse, sans relâcher notre vigilance et à l’abri de la dissuasion nucléaire nationale, d’avoir des moyens de démonstration graduée au service de la politique, pour étouffer les « feux de brousse » qui couvent encore, et de profiter de la souplesse et de la polyvalence de nos moyens navals pour les utiliser à ces fins, comme à des fins pacifiques et scientifiques ?
Telles sont, Messieurs, les missions de la Marine sur lesquelles je voulais insister, car elles ont toujours été, par la diversité de leurs aspects et la variété des connaissances qu’elles impliquent, la fierté des marins et l’intérêt de leur métier. ♦
(1) N.D.L.R. — Se reporter à notre livraison de août-septembre 1964 : « Les expérimentations nucléaires françaises au Pacifique », par le Capitaine de Corvette Chauvois.
(2) L.C.M. - Landing Craft Material.
(3) L.C.V.P. = Landing Craft Victual and Personal.
(4) B.S.L. = Bâtiment de soutien logistique.