Institutions internationales - Anniversaires européens - Le vingtième anniversaire du Plan Marshall - Efforts et limites du Conseil de sécurité
Certains des événements qui se sont déroulés à partir de la fin de mai (1967) ont, une nouvelle fois, mis en évidence ce fait qui, pour fondamental qu’il soit, est parfois négligé, à savoir que les institutions internationales subissent plus qu’elles ne dirigent les politiques nationales. Aussi longtemps que ces institutions ne disposeront pas de pouvoirs supranationaux – et l’on voit mal comment de tels pouvoirs pourraient leur être attribués dans l’état présent des esprits – il ne peut en être autrement. Aussi bien l’activité de ces institutions internationales complète-t-elle celle des organismes nationaux, sans se substituer à elle. L’accord américano-soviétique sur le conflit israélo-arabe au Conseil de sécurité n’infirme pas cette constatation, bien au contraire, le Conseil de sécurité n’ayant été que le creuset dans lequel les deux puissances thermonucléaires ont pu donner une forme concrète à leur commun souci de ne pas permettre à un conflit régional de s’amplifier en conflit général.
Anniversaires européens.
Le 10e anniversaire du Traité de Rome, qui créa la Communauté économique européenne (CEE), fut le prétexte d’une réunion qui, à Rome, rassembla les responsables des « Six ». On n’attendait pas grand-chose de cette réunion. Trois sujets principaux ont été discutés : candidature de la Grande-Bretagne, fusion des exécutifs des trois Communautés et nomination du successeur de M. Walter Hallstein, perspective d’une relance des négociations suspendues en avril 1962 en vue de jeter les bases d’une coopération dans le domaine politique.
Sur le premier point, l’attitude française a été en tout point conforme à ce qu’annonçait la dernière conférence de presse du général de Gaulle. Aucune décision n’a été prise sur l’ouverture des négociations. Celles-ci n’ont pas été écartées, mais elles ne s’engageront pas avant que la Communauté ait examiné elle-même où la candidature britannique peut la conduire. Cette décision d’ajournement n’a pas surpris, et les partenaires de la France s’y sont d’autant mieux ralliés qu’il était entendu que le général de Gaulle devait rencontrer M. Harold Wilson.
Sur le deuxième point – fusion des exécutifs – la date du 1er juillet a été confirmée pour la mise en place de la Commission unique, et M. Jean Rey (Belgique) a été désigné pour succéder à Walter Hallstein.
Sur le troisième point, l’affrontement a été dur entre la France et certains de ses partenaires. Il a porté sur l’opportunité d’échanges réguliers en matière de politique extérieure, et aussi sur l’éventuelle participation de la Grande-Bretagne à des consultations politiques régulières organisées à l’échelon des ministres des Affaires étrangères, proposée par les Hollandais et rejetée par les Français. On s’est tiré de l’impasse en décidant qu’une nouvelle conférence « au sommet » se réunirait avant la fin de l’année pour discuter de ce problème. Problème qui, au demeurant, débouche dans deux domaines différents mais complémentaires : éventuelle adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, nature de l’Europe politique que les actuels membres de la Communauté souhaitent sans pour autant être d’accord sur ses formes.
Si, par ailleurs, l’on considère que le marché commun des céréales entre en vigueur le 1er juillet 1967, on se rend compte que l’Europe en est à ce qu’un quotidien du soir définissait comme « l’heure des gestionnaires ». Une étape vient d’être franchie sur la voie de l’unification des marchés agricoles des six pays. La prochaine commencera bientôt, en juillet peut-être, avec les discussions sur les prix applicables à ces marchés à partir du 1er juillet 1968. Ainsi donc, la Politique agricole commune (PAC) est maintenant entrée dans une phase de gestion : il s’agit moins de défendre les producteurs allemands ou italiens contre la concurrence française ou néerlandaise que d’organiser un marché communautaire sur des bases aussi raisonnables que possible. En l’occurrence, l’habileté des experts prend le pas sur la diplomatie, le souci fonctionnel l’emporte sur le souci institutionnel. Les textes adoptés permettront aux échanges de se développer librement, car les derniers cloisonnements tarifaires seront supprimés dès le 1er juillet 1967 pour le tiers des produits agricoles français. Au lendemain du « sommet » de Rome, il y a là un élément important de renforcement de la cohésion des « Six ». Mais qu’en ce domaine le souci fonctionnel l’emporte sur le souci institutionnel n’empêche point une équivoque de subsister : le fonctionnel ne peut pas, de lui-même, aboutir à l’institutionnel, et les « Six » ne sont pas d’accord sur les principes de cet institutionnel qu’ils souhaitent. La France rejette toute idée de supranationalité, et si certains de ses partenaires ont compris le caractère mythique de l’intégration politique qu’ils prônaient, ils souhaiteraient ne pas s’en tenir à une simple formule d’association de souverainetés nationales. Comme par ailleurs les organismes communautaires n’ont pas qualité pour définir eux-mêmes le sens de leur orientation politique, c’est aux gouvernements à le préciser. À cet égard, il est à prévoir que l’Exécutif commun qui va être mis en place se verra fixer des attributions très limitées, d’ordre purement technique, afin que l’on ne risque pas de se trouver devant une situation comparable à celle créée par la Commission de la CEE lorsque celle-ci, par le biais du financement de la PAC, avait élaboré un projet à objectifs supranationaux.
Par ailleurs, le problème des relations entre la CEE et les États-Unis soulèvera encore bien des discussions, et il est à noter, par exemple, que dans le discours qu’il a prononcé lors de la réunion de Rome, M. Sarragat s’est montré plus « atlantique » que certains ne l’eussent souhaité. Toutefois, ces discussions seront peut-être moins sévères qu’on ne pourrait le craindre, car l’un des résultats les plus marquants du « Kennedy Round » aura été incontestablement de forger la personnalité de la CEE qui a dû mener ces derniers mois des négociations très serrées avec les États-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et les autres pays de l’Europe Occidentale. Les « Six » ont pu ainsi mesurer sur le terrain la force qu’ils tiraient de leur unité de représentation et d’initiative. Le rôle qu’a joué M. Jean Rey n’est certainement pas étranger à sa nomination à la présidence de l’Exécutif commun.
Dans l’immédiat, les « Six » vont avoir à donner suite aux projets d’association de l’Espagne et d’Israël à la CEE. Mais, là encore, le problème est politique bien plus que technique – comme l’est d’ailleurs celui posé par la candidature britannique.
Le 20e anniversaire du Plan Marshall
Le 5 juin 1947, à l’Université Harvard, le général George C. Marshall, alors Secrétaire d’État des États-Unis, lançait son célèbre appel. On a retenu surtout l’offre d’aide des États-Unis à l’Europe souffrante, appauvrie, désorganisée d’après-guerre. Mais l’idée d’une assistance n’était pas nouvelle. Ce qui l’était bien davantage figurait dans la proposition suivante du général Marshall : « (…) Les Nations du vieux continent doivent se mettre d’accord sur leurs besoins et la part que chacune d’entre elles peut prendre à la mise en œuvre efficace de toute action qui pourrait être entreprise par le gouvernement américain ». Ainsi donc, l’appel du général Marshall contenait deux éléments : une promesse – celle d’aider au relèvement de l’Europe – et une condition – que les Européens coopèrent entre eux. Le thème de la coopération économique européenne était lancé, ce qui devait donner naissance à l’OECE (« Organisation européenne de coopération économique »), puis à l’OCDE, (« Organisation de coopération et de développement économique »). C’est en regardant ensemble leurs plaies, après la Seconde Guerre mondiale, que les Européens prirent conscience de leur solidarité. Les 16 pays qui décidèrent, le 15 juillet 1947, de créer un Comité de coopération économique pour répondre à l’offre du général Marshall le reconnurent. Le 16 avril 1948 était signée à Paris la Convention de coopération économique européenne, qui créait l’OECE. Il est à remarquer qu’un mois auparavant cinq pays européens (France, Grande-Bretagne, Bénélux) avaient signé à Bruxelles un traité qui, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, établissait dès le temps de paix un système structuré de défense collective, et que, l’année suivante était signé le Traité de Washington, qui créait l’Otan et qu’était mis en place le Conseil de l’Europe. Ainsi donc, soucis de défense et soucis d’organisation allaient de pair, donnant naissance à des institutions.
Depuis, la situation internationale a beaucoup évolué. Les problèmes de défense ne se présentent plus dans les mêmes perspectives – ce qui contribue notamment à expliquer la crise de l’Otan – mais les problèmes d’organisation de l’Europe, eux, demeurent au premier plan des préoccupations des gouvernements. Certes, l’activité du Conseil de l’Europe paraît souvent essentiellement verbale, ce que l’on ne peut que regretter, et ce qui ne peut que conduire à souhaiter une réforme de cette institution. Mais l’activité de l’OCDE n’a été qu’en s’intensifiant.
L’OECE fut bâtie pour répondre aux exigences de l’« aide Marshall ». À la base de la création de l’OCDE on trouve une décision des chefs d’État et de Gouvernement de la France, des États-Unis, de la République fédérale d’Allemagne (RFA) et du Royaume-Uni, exprimée dans un communiqué du 21 décembre 1959. Ce texte constate que les pays industrialisés de l’Occident peuvent consacrer leurs énergies à deux séries de tâches : favoriser le développement des pays moins développés, accroître les relations commerciales internationales. Réuni à Paris en janvier 1960, un Comité groupant 13 membres de l’OECE décide la réforme de cette organisation et désigne un groupe de travail. Les 13-14 décembre 1960, la Convention de l’OCDE est signée à Paris. La nouvelle organisation entre en activité le 30 septembre 1961. Son titre caractérise non seulement l’orientation nouvelle, mais il marque aussi que l’Organisation n’est plus strictement européenne : elle comprend outre les 18 membres de l’ancienne OECE, les États-Unis et le Canada (qui, au sein de l’OECE, n’étaient qu’« observateurs »).
Au cours des dernières semaines, l’OCDE a publié un important rapport sur le rôle des engrais dans la lutte contre la faim, une étude sur les politiques agricoles des pays membres en 1966, elle a organisé une conférence internationale sur la production thermo-iodique d’énergie électrique, son Conseil a décidé d’accorder à la Turquie des facilités de crédit équivalant à 25 millions de dollars, il a organisé un colloque sur le financement du développement industriel, un séminaire sur les systèmes contractuels d’épargne ouvrière, publié un rapport sur la sécurité automobile, etc. cependant que le Japon décidait de participer au programme de recherches 1967-1968 du projet de réacteur à eau lourde bouillante de l’Agence européenne pour l’énergie nucléaire de l’OCDE, située à Halden, en Norvège. Ce projet de Halden est depuis le 1er juillet 1958 l’une des entreprises communes de l’Agence européenne pour l’Énergie nucléaire, et comme tel il est patronné et financé sur une base internationale. La participation du Japon fera passer le budget du programme actuel de 3 ans de 4,9 à 5,8 millions de dollars.
Certes, les activités de l’OCDE souffrent, du moins aux yeux de l’opinion, de se limiter aux domaines économique, financier, technique, de ne pas bénéficier de cet attrait que confère parfois la passion politique. Il serait grave de les négliger pour autant, car elles sont parmi les plus sérieuses de celles de toutes les institutions internationales. Vingt ans après l’appel du général Marshall, il convenait, nous semble-t-il, que cette vérité fût rappelée.
Efforts et limites du Conseil de sécurité
Cela ne signifie pas que l’OCDE puisse ne pas tenir compte des tensions politiques, cela signifie que son activité n’est pas conditionnée par elles. Elle n’est pas une tour d’ivoire. À l’inverse, le Conseil de Sécurité des Nations unies ne joue un rôle actif que lorsque ces tensions politiques paraissent de nature à devenir un danger pour la paix. Mais quelles sont alors ses possibilités ?
À partir du déclenchement de la guerre israélo-arabe, le Conseil de sécurité a siégé pratiquement en permanence, ses membres étant convoqués à intervalles très réduits par le Secrétaire général de l’ONU, M. Thant. Celui-ci, le 18 mai, a pris une décision que beaucoup d’observateurs ont jugée peu raisonnable : accédant à la requête de la République arabe unie, il accepta de retirer les « Casques bleus » de la frontière israélo-égyptienne alors que, selon les juristes, seule l’Assemblée générale de l’ONU était qualifiée pour décider si la force des Nations unies (5 000 hommes) devait ou non rester à Gaza et à Charm el-Chekh, sur le golfe d’Akaba. S’étant soumis à une revendication de la RAU, M. Thant se trouvait dès lors privé de certains moyens d’action dès l’instant où se développaient les conséquences prévisibles de sa décision. En acceptant de retirer les « Casques bleus » de la frontière israélo-égyptienne, M. Thant acceptait de laisser face à face les troupes israéliennes et les troupes égyptiennes, alors qu’il ne pouvait ignorer que les unes et les autres attendaient le moment où elles pourraient s’affronter. Dès ce moment-là, si l’on pouvait même supposer qu’aucune étincelle ne mettrait le feu aux poudres, le retrait des forces de l’ONU modifiait profondément la situation. Depuis la fin de la campagne de Suez en 1956, les « Casques bleus » constituaient un écran efficace entre les deux pays : le passage des fedayins, recrutés parmi les réfugiés de Gaza, avait cessé et les bateaux israéliens pouvaient se rendre en toute quiétude en Extrême-Orient grâce à la force internationale installée à Charm el-Chekh. Il semble ainsi que le Secrétaire général de l’ONU ait pris une décision qui était de la compétence sinon peut-être du Conseil de Sécurité, du moins de l’Assemblée générale. M. Thant ne se faisait toutefois pas d’illusions sur la portée de son geste, puisqu’il devait très vite saisir le Conseil de sécurité d’une situation qui lui paraissait « plus menaçante qu’elle ne l’a jamais été depuis l’automne de 1956 ». Mais le fonctionnement du Conseil de sécurité se trouvait dès ce moment-là freiné par l’appui que l’Union soviétique apportait aux pays arabes et par le souci des États-Unis de ne rien faire qui puisse donner l’impression qu’ils intervenaient dans le différend. Dès lors, le Conseil de sécurité ne pouvait s’entendre sur rien pour résoudre cette nouvelle crise du Moyen-Orient. On retrouvait alors l’une des caractéristiques des Nations unies : elles reflètent plus qu’elles ne dirigent les tensions internationales. Si les grandes puissances sont d’accord, le Conseil de Sécurité peut agir, si elles ne le sont pas, le Conseil de sécurité est paralysé. Cette évidence devait apparaître à partir du déclenchement de la guerre.
Tenant compte de cette situation, la France proposa une réunion des quatre grandes puissances, retrouvant ainsi, par ailleurs, l’esprit qui avait présidé à la création du Conseil de sécurité en 1945 – l’on se souvient en effet que le Conseil de Sécurité devait reposer sur l’accord des « Grands ». Si l’on s’en était tenu aux apparences, cette proposition française eût été considérée comme une tentative de dessaisissement du Conseil de Sécurité ; en fait elle constituait un « retour aux sources ». Pourquoi les États-Unis et l’Union soviétique n’acceptèrent-ils pas cette proposition ? Simplement parce que les deux « Grands » entendent être les maîtres de la guerre et de la paix, et qu’apparaissent ainsi trois « étages » dans les relations internationales : les relations intergouvernementales, les institutions internationales et la « grande alliance » entre les États-Unis et l’Union soviétique. Ce propos n’est pas hors du cadre de cette chronique : il aide en effet à comprendre les limites à l’intérieur desquelles peut se développer l’action du Conseil de sécurité : ces limites sont en quelque sorte tracées par l’opposition entre la position d’Israël, qui paraît souhaiter des négociations strictement israélo-arabes, et la position russo-américaine, qui paraît souhaiter que les « petites puissances » se soumettent à l’accord des deux « Grands ».
Le Conseil de sécurité n’en a pas moins joué un rôle utile dans cette crise. Au point de départ, Américains et Russes paraissaient devoir s’opposer, puis, à la différence de ce qui s’était passé lors de la crise de Cuba, leur affrontement s’est effectué essentiellement à l’intérieur du Conseil de sécurité, ce qui permit aux uns et aux autres, et notamment aux Soviétiques, de manœuvrer en retrait de leurs positions initiales sans pour autant « perdre la face ». Par ailleurs les uns et les autres ont pu, grâce à leur commune présence au Conseil de sécurité, réclamer un cessez-le-feu sans paraître renoncer aux sympathies qu’ils avaient affichées – plus ouvertement en faveur des Arabes dans le cas de l’Union soviétique qu’en faveur d’Israël de la part des États-Unis. Certes, il était peu vraisemblable que l’URSS prît en faveur de Nasser des risques que jusqu’à présent elle s’est refusé à prendre en faveur d’Ho Chi Minh. Mais le risque n’en existait pas moins, et c’est dans une large mesure grâce au Conseil de sécurité que ce risque s’est éloigné.
Les Nations unies peuvent-elles jouer un rôle dans le rétablissement de la paix au Moyen-Orient ? Cette paix paraît à certains supposer quelques réorganisations. Or l’on sait que les Nations unies ne disposent d’aucun pouvoir, ni de décision réelle, ni de coercition : leurs initiatives restent donc conditionnées par l’accord des puissances intéressées. Cela nous semble particulièrement vrai dans le cas des réfugiés palestiniens. M. Thierry Maulnier souhaitait que « l’Europe » intervînt dans ce douloureux problème. Mais cette intervention de l’Europe supposerait une politique étrangère coordonnée de la part des États européens : c’est l’un des objectifs de la politique européenne de la France, c’est en même temps l’une des conditions majeures qui sous-tendent toute intervention de l’Europe en tant que telle dans les affaires mondiales. Ainsi donc, qu’il s’agisse de l’Europe « en soi » ou de l’Europe dans le monde, on retrouve la nécessité d’une coordination politique. Les institutions actuelles la permettent-elles ? Il est évident que la réponse à cette question ne peut être que négative, puisque ces institutions ne sont pas à vocation politique et que l’Exécutif commun des trois Communautés ne se verra certainement pas attribuer des responsabilités politiques. On se trouve ainsi, une nouvelle fois, devant la nécessité d’une consultation plus étroite, surtout plus organique, entre les gouvernements européens. C’est l’une des pièces maîtresses de la politique française, qui, loin de saper les institutions internationales, aboutit au contraire à les renforcer, en les dégageant des mythes dans lesquels elles œuvrent parfois.
Le monde n’est pas mûr pour des institutions internationales disposant de pouvoirs de décision. Mais le temps des simples souverainetés nationales est « dépassé ». L’heure est à la coopération intergouvernementale.