Correspondance - À propos du grand tournant de la guerre 1939-1945
Monsieur le Directeur, je viens de prendre connaissance avec intérêt, dans le numéro de novembre 1967, de l’article du Général Vernoux sur « le grand tournant de la guerre 1939-1945 », c’est-à-dire sur le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 en Afrique française du Nord. Dans cet article, l’auteur assure que « à Vichy comme à Berlin, le débarquement était attendu, sinon précisé, depuis quarante-huit heures, du moins dans les sphères gouvernementales ».
J’ignore ce qui se passait à Berlin. Mais, pour ce qui est de Vichy, secrétaire d’État à la Marine à cette époque et premier concerné par l’opération, j’estime que cette affirmation dépasse de beaucoup la vérité. Sans doute un grand état-major voit chaque jour tomber dans son deuxième bureau une multitude de renseignements parmi lesquels il y a toutes les chances pour qu’il y ait le bon. Mais c’est seulement après qu’on le voit.
L’auteur me paraît oublier, quand il parle des trois cents navires de l’opération « Torch », que, faute d’essence pour accomplir régulièrement des reconnaissances aériennes, nous n’avons jamais soupçonné le convoi américain qui s’approchait, avec ses canons de 406, des côtes marocaines, ce qui nous eût peut-être éclairés. Seuls ont été repérés les convois méditerranéens dont la destination n’était pas évidente. Ce n’est qu’après coup, pour ceux qui l’écrivent, que l’histoire paraît évidente.
Le passage de ces convois à Gibraltar nous avait été signalé en même temps qu’aux Allemands. Ce n’était pas tout à fait, comme on l’a parfois supposé et comme l’auteur lui-même paraît le croire, en utilisant les services du même agent. La vérité est beaucoup plus savoureuse : c’était tout simplement en décryptant les messages qu’un observateur posté à Algésiras envoyait aux Allemands par radio et que nous arrivions à décoder assez vite pour les leur présenter convenablement maquillés, comme s’il s’agissait d’un recoupement. À l’époque je connaissais cette bonne manière dont nous tirions bénéfice – on le savait bien à Wiesbaden – mais je n’étais pas moi-même au courant du procédé, les services secrets devant rester à juste titre muets sur leurs moyens, même pour leurs chefs dans la hiérarchie.
Dans le tableau qu’il brosse de la situation de la Méditerranée à cette époque, l’auteur a une phrase elliptique concernant « une trentaine de bateaux étrangers réquisitionnés par la France en 1939 et immobilisés dans l’étang de Berre ».
Il s’agit sans doute des cent cinquante mille tonneaux de navires, grecs, danois, norvégiens, affrétés en 1939 pour la durée de la guerre et angariés après l’armistice en compensation partielle du tonnage français retenu en Angleterre. Quelques navires seulement étaient immobilisés à Berre. D’autres se trouvaient à Casablanca et à Dakar. D’autres encore naviguaient sous pavillon français pour notre propre compte. En raison de l’occupation par l’Allemagne des pays où ils étaient immatriculés, c’était un tour de force de les conserver. Mais il ne me semble pas que cette affaire ait eu un rapport quelconque avec le débarquement de novembre 1942.
Pour en revenir à l’affirmation de l’auteur que le gouvernement de Vichy était au courant de ce débarquement quarante-huit heures avant qu’il se produise, nous avions, dans nos inquiétudes ou nos hypothèses, un argument de poids à opposer au flot hétéroclite de renseignements de valeur incertaine qui nous parvenaient. C’était l’assurance que m’avait donnée quelques semaines plus tôt le chargé d’affaires américain à Vichy, le sympathique Pickney Tuck, que « tant que nous n’aurions pas laissé les Allemands s’infiltrer en Afrique, les Américains n’avaient aucune raison de venir nous y attaquer ». Jusqu’à la veille au soir, cette déclaration nous empêchait de croire à certaines informations trop imprécises pour qu’on puisse, si tardivement, en faire usage.
Il me semble abusif d’écrire l’histoire en négligeant cette déclaration diplomatique, enregistrée dans les archives officielles, et en laissant croire que le gouvernement français d’alors savait de source certaine des choses dont il n’aurait pas prévenu ses grands subordonnés, ce qui eût été bien coupable.
L’article s’achève par un point d’interrogation relatif à Darlan : « D’autres (témoins) ont volontairement omis ou déformé (dans l’un ou l’autre sens) les événements qu’ils ont vécus… Il manque encore quelques clartés… Darlan est-il bien parti le 5 novembre à Alger pour la seule santé de son fils ? »
Je ne veux pas chercher à savoir quels seraient les témoins qui auraient « volontairement omis ou déformé les événements », puisque l’auteur ne cite dans sa bibliographie, parmi la centaine d’ouvrages qui ont traité de la question, que deux travaux tombés de la plume d’écrivains qui n’avaient pas été des « témoins », en plus de l’excellent exposé qu’il a lui-même publié sur sa vie à Wiesbaden… Mais toutes les données de l’histoire ne sont pas passées par la Délégation française auprès de la Commission allemande d’Armistice.
Je me borne à répéter ici, au cas où vous jugeriez intéressant de le porter à la connaissance de vos lecteurs, ce que j’ai déjà bien souvent raconté.
Rentré depuis quelques jours d’Alger, où il avait laissé Madame Darlan au chevet de leur fils unique, l’Amiral de la Flotte, sans foyer à Vichy, me paraissait si triste que, pour le remonter, je l’invitai à dîner chez moi en famille le 4 novembre au soir. Par hasard il y avait ce soir-là à notre table deux de nos amis communs de passage dans la capitale provisoire : Yves Bouthillier, ministre des Finances du Maréchal Pétain de 1940 jusqu’au retour de Laval en 1942, et Robert Cayrol, ancien officier de marine de la promotion de Darlan devenu un des magnats de l’industrie pétrolière. C’étaient des témoins de poids avec lesquels j’ai rafraîchi plus tard mes propres souvenirs.
Très détendu dans ce petit cercle, Darlan parla abondamment et en confiance du voyage qu’il venait de faire en Afrique du Nord, de ses projets, de ses vues d’avenir. Il pensait (comme moi) que le « grand tournant » se situerait au printemps de l’année 1943 et qu’il faudrait trouver au cours de l’hiver un moyen de le prendre. Rien, quand nous nous sommes séparés, ne pouvait laisser supposer qu’il recevrait dans la nuit des nouvelles alarmantes sur la santé d’Alain et qu’il s’envolerait dès l’aube avant même que j’arrive à temps sur le terrain pour lui serrer la main.
On peut imaginer que le télégramme d’Alger aurait été volontairement assombri pour attirer Darlan là-bas. C’est possible. Mais tout historien doit s’appuyer sur un texte ou un témoignage. Or, pour l’instant, il n’y a de preuves qu’en sens contraire puisque Darlan aussitôt arrivé commença à envoyer à son cabinet resté à Vichy des instructions pour les obsèques éventuelles de son fils. Ce qui est certain c’est que, dans la nuit du 4 au 5 novembre, rien ne lui laissait supposer un débarquement imminent et que son départ n’a pas eu le caractère ambigu que l’interrogation lancée par le Général Vernoux pourrait laisser supposer.
Veuillez agréer… ♦