Aéronautique - Pont aérien géant sur le Vietnam - Efforts américains pour diminuer les pertes d'avion et de pilotes au Vietnam - Réactions américaines après les discours de M. Wilson et du président Johnson
Pont aérien géant sur le Vietnam
Le Commandement du transport aérien militaire américain (Military Airlift Command, MAC) a assuré pendant trois semaines, de la fin novembre à la mi-décembre, un pont aérien entre la base de Fort Campbell, dans le Kentucky, et le Vietnam, qui est décrit comme le plus important, pour la charge transportée et la distance parcourue, dans les annales de l’aviation américaine. Près de 10 000 hommes et plus de 5 000 tonnes de fret ont été ainsi acheminés sur les bases de Bien Hoa, au Nord de Saïgon, et de Saïgon même. Il s’agissait de deux brigades et des éléments organiques de la 101e Division aéroportée, dont l’effectif porte à 475 000 hommes le corps expéditionnaire américain au Vietnam.
Selon les porte-parole officiels, l’opération avait simplement pour but d’accélérer l’arrivée des renforts, la situation militaire n’exigeant pas un transport d’urgence. Aussi la préparation du pont aérien a-t-elle pu être étalée sur un mois. Le nom conventionnel de Eagle Thrust lui a été donné.
Il a fallu 867 rotations de Lockheed C-141 Starliflter, chargés les uns de 94 h, les autres de 14 h et 19 tonnes de fret, et 22 rotations de Douglas C-133 Cargomaster, emportant le matériel de grand gabarit, pour mener à bien cette opération. Pour illustrer notre chronique précédente, notons qu’un transport identique ne nécessitera avec les C-5A Galaxy que 110 rotations environ, à condition d’y ajouter une douzaine de rotations de C-141 (car le C-5A est avant tout un avion de fret). D’où la possibilité de réduire d’un tiers environ la durée du pont aérien.
Deux routes aériennes avaient été choisies pour les C-141, l’une passant par l’île de Wake (au nord de l’archipel des Marshall) et les Philippines, l’autre comportant des escales en Alaska et au Japon, ce qui donne environ sur chaque route un avion toutes les deux ou trois heures. Pour ne pas encombrer la base de Bien Hoa, centre logistique important, et limiter les effets d’une attaque vietcong toujours possible, chaque avion ne restait au sol pour le déchargement que 16 minutes au maximum, moteurs tournant, et repartait faire ses pleins aux Philippines, d’où il rentrait aux États-Unis en emmenant des blessés.
Les C-133 passaient par les îles d’Hawaï et de Wake, Guam et les Philippines. Pour les C-141 le temps total des voyages aller s’est établi entre 27 et 30 heures pour des temps de vol respectifs de 23 et 24 h. La distance était de l’ordre de 18 000 kilomètres. Les équipages étaient absents cinq jours et les avions deux jours et demi à chaque rotation, avec des relèves en cours de route.
Ce pont aérien, avec les énormes moyens déployés, illustre bien les possibilités et les limites du transport par air sur de telles distances. Mais il faut remarquer que les délais auraient vraisemblablement pu être réduits en cas d’urgence. Sans doute les États-Unis ont-ils voulu faire apparaître clairement à leurs adversaires potentiels leur capacité d’intervention ; ne doutons pas lorsque les C-5A équiperont en nombre suffisant les unités du MAC, une nouvelle démonstration du même genre ne nous soit donnée, même si la situation militaire du moment ne la rend pas indispensable.
Efforts américains pour diminuer les pertes d’avions et de pilotes au Vietnam
Le volume des pertes subies au Vietnam par les avions et les hélicoptères américains incite les autorités militaires à intensifier les études menées en vue d’augmenter la capacité de résistance des appareils et les chances de survie des équipages. En outre, elles voudraient que les résultats de ces études puissent se concrétiser rapidement par des modifications apportées aux avions ou à leurs équipements.
Il est clair que les avions qui font la guerre au Vietnam n’avaient pas été prévus pour de telles missions. On pourrait presque dire que les chasseurs de la dernière guerre ou de l’immédiate après-guerre y seraient mieux adaptés, tout au moins au Sud Vietnam où n’existe pas le risque d’une chasse adverse. Prenons par exemple le F-105 Thunderchief : il a été conçu pour transporter une bombe nucléaire sur un objectif préétabli ; en outre, prévu pour survenir à l’improviste sur un objectif où l’on ne l’attendrait pas a priori, il a été doté d’un blindage d’autant plus faible que la charge utile avait la priorité puisqu’on ne comptait faire accomplir à l’avion qu’une seule mission, conception justifiée par le pouvoir destructeur de la bombe nucléaire. Or cet avion, désigné précisément par sa grande capacité d’emport, se voit confier l’attaque des zones fortement défendues de Hanoï et d’Haïphong ; les canonniers ennemis peuvent l’y attendre à coup sûr, et prévoir en partie ses axes d’attaque ; de plus, étant donné qu’il emporte seulement un armement classique, on lui fait faire bien entendu le plus de missions possible ; enfin, par ses dimensions considérables, il constitue une cible rêvée pour les artilleurs nord-vietnamiens.
Pour remédier à cette inadaptation, qui est une des causes des pertes importantes constatées au Vietnam, les responsables militaires américains ont fait entreprendre des études et recueillir l’opinion des combattants. Des dizaines de millions de dollars ont déjà été dépensés pour apporter aux avions les modifications conseillées par les techniciens auteurs des essais et des études. La majeure partie a été consacrée au F-105. D’autres sont en cours de mise au point : elles visent le F-105 encore, le F-4 Phantom, le A-7 Corsair II et même le F-111 à géométrie variable, qu’on envisage déjà d’employer au Vietnam (les essais du système d’armes classiques de cet appareil sont déjà en cours dans cette intention : canon de 20 mm M60 Vulcan, bombes de 225 à 1 350 kg, etc.) et les études sont menées par un groupe d’officiers de l’Armée de l’air, au sein du Pentagone.
Mais, dans cet effort, les militaires se heurtent à des difficultés : si certains constructeurs acceptent volontiers de participer à ces études, d’autres ne font pas preuve d’un grand enthousiasme, étant donné que le profit à attendre est assez mince pour eux ; de plus s’il est relativement facile de procéder à des modifications sur les avions encore en chaîne, il n’en va pas de même pour le F-105 dont la production est arrêtée et qu’il faut renvoyer en usine, ce qui entraîne des dépenses plus importantes. D’où l’intérêt de passer rapidement à l’exécution des modifications jugées utiles sur les autres appareils, même sur le F-111 qui n’a pas encore été éprouvé au combat.
Citons, à titre d’exemple, la modification qui vient d’être appliquée au F-106 Delta Dart : comme tous les avions modernes, celui-ci possède une servo-commande avec deux circuits hydrauliques distincts. Malheureusement les canalisations en sont si voisines qu’un obus atteignant l’un des circuits endommage dans la plupart des cas le second. Avant la modification, cette double panne, en bloquant la commande en piqué, était décisive. Maintenant un système permet au pilote de se maintenir en palier, ce qui, avec de la chance, comme écrit d’une façon désabusée un journaliste américain, lui donne la possibilité de rejoindre les lignes amies et de se sauver, à défaut de son avion. Une autre modification, approuvée, mais non encore exécutée, ajoutera un troisième circuit distinct grâce auquel le pilote pourra conserver une action plus efficace sur ses commandes et ramener son avion au terrain.
Les avatars des avions de combat américains témoignent une fois de plus des problèmes qui se posent à une armée moderne pour s’adapter à la forme de guerre qu’un adversaire cependant moins bien armé parvient à lui imposer.
Réactions américaines après les discours de M. Wilson et du président Johnson
On sait qu’en matière d’aéronautique militaire, les économies décidées par M. Wilson portent sur 50 avions américains à géométrie variable F-111 Aardvark, ainsi que sur le retrait de toutes les forces britanniques stationnées à l’Est de Suez et sur la réduction de celles qui sont basées à Chypre. En revanche les mesures prévues ne touchent ni le Jaguar franco-britannique, ni le projet Concorde, ni les commandes aux États-Unis de 170 Phantom et de 66 Hercules. Les Phantom ont été un moment menacés, mais la réalisation de la commande en était si avancée que l’annulation n’aurait entraîné qu’une économie dérisoire. Il ne faut pas croire d’ailleurs que l’abandon du F-111 n’aille pas sans conséquences désagréables : sans même parler de l’annulation des commandes d’équipements auprès des usines anglaises, le dédit à verser sera compris entre 120 et 300 millions de dollars, ce qui est beaucoup par rapport à l’économie totale escomptée : 700 M$.
Les réactions sont vives dans la presse spécialisée américaine, non pas tant en raison de l’abandon des positions de la Grande-Bretagne en Extrême-Orient que de l’annulation par celle-ci de la commande des F-111. En effet, le nombre total de commandes portant sur des avions de ce type s’élevait à 493 ; l’amputation de cinquante exemplaires risque donc d’élever le coût unitaire des avions restants : 881 pour les Forces aériennes tactiques, 64 pour les Forces stratégiques, 24 pour la Marine, en ce qui concerne l’Amérique, et 24 pour l’armée de l’air australienne. À cela pourrait s’ajouter l’abandon des 24 avions (version F-111B) imposé à la Marine américaine par M. MacNamara. Celle-ci, qui avait marqué encore moins d’enthousiasme envers cet avion que le Commandement des forces stratégiques pour la version F-111B, n’attendrait, en effet, que le départ du Secrétaire d’État à la défense pour demander et obtenir la résiliation de la commande.
Sans trop l’avouer, les Américains sont sans doute quelque peu déçus que les restrictions budgétaires aient porté essentiellement sur un matériel commandé chez eux, et non – jusqu’à présent – sur le projet Concorde par exemple. Sans doute reste-t-il le Lockheed Hercules et le MacDonnell Phantom. Mais les besoins en avions de transport lourd des Britanniques diminueront avec l’abandon des positions asiatiques, et on peut craindre que l’acquisition des C-130 Hercules ne soit pas menée jusqu’au terme prévu. Quant au Phantom, on fait observer qu’il est « anglicisé » à près de cinquante pour cent : moteurs à double flux Rolls Royce Spey, radar Westinghouse, ensemble de navigation et d’attaque Ferranti, etc., ce qui d’ailleurs semble avoir considérablement augmenté son coût unitaire.
Les Américains sont d’autant plus déçus qu’ils ne s’attendaient qu’à une réduction de la commande de F-111 portant sur quelque quinze exemplaires et qu’ils avaient offert, pour qu’elle soit maintenue intégralement, d’acheter pour un supplément de 100 M$ de matériel britannique, dans le cadre de l’accord de compensation anglo-américain. Après avoir observé que les autres termes de cet accord devront également être revus et que le payement des dédits augmentera jusqu’en 1970 les charges de la Défense britannique, les économies ne se faisant réellement sentir qu’en 1971, ils s’interrogent sur l’efficacité réelle de ces mesures. N’auraient-elles pas surtout pour but de faire passer plus facilement aux yeux des électeurs les économies, sans doute plus réelles mais impopulaires, qui portent notamment sur le Service de santé national ?
Toujours est-il que le diagnostic est sévère : « Faillite tragique de la Grande-Bretagne en tant que nation moderne », titre un éditorialiste, qui voit dans cet échec la conséquence de l’impuissance des gouvernements britanniques successifs à organiser l’industrie aéronautique et à en planifier la production dans le domaine militaire. Il ajoute qu’à l’inverse de ce qui s’est passé aux États-Unis, en Russie ou en France, les remarquables réalisations techniques des ingénieurs britanniques (turboréacteurs à double flux, avions de transport à turbo-propulseurs, avions à décollage vertical, etc.) n’ont pas été exploitées pour vivifier les autres branches de la production industrielle. Il s’indigne enfin que le gouvernement travailliste puisse croire qu’il suffise de créer un ministère de la Technologie et de l’engager à développer la technique des ordinateurs, pour remonter le courant, comme si les ordinateurs constituaient une fin en eux-mêmes. Le même éditorialiste ne voit de chances de salut pour l’économie britannique que dans l’accroissement de la productivité de ses travailleurs, qui ne peut être obtenue que par un développement généralisé des techniques modernes, parmi lesquelles l’industrie aérospatiale tient une place essentielle.
Réactions vives, donc, mais polies, devant les décisions britanniques. On ne peut en dire autant de la façon dont ont été accueillies les intentions exprimées par le président Johnson, lors de son discours de nouvel an, de freiner les voyages à l’étranger des ressortissants américains. Les revues aéronautiques crient à la tyrannie, affirmant que c’est un coup bas donné à l’aviation commerciale, jusqu’ici en pleine expansion.
On sait que cette mesure et un certain nombre d’autres sont envisagées pour réduire le déficit de la balance des payements américains. Mais certains font ressortir que l’ensemble des industries et des services qui se rattachent à l’aviation commerciale font vivre 1,5 million de citoyens américains, et que sa croissance rapide fournit chaque année des dizaines de milliers d’emplois nouveaux. Si les projets du Président sont menés à leur terme, ne va-t-on pas provoquer un chômage important dans l’industrie aéronautique, susciter des rétorsions de la part des autres pays et diminuer l’afflux des visiteurs étrangers aux États-Unis ? En outre, les deux milliards de dollars de déficit dus aux voyages à l’étranger paraissent aux spécialistes des questions aéronautiques peu de chose auprès des dépenses inconsidérées auxquelles s’est livrée l’administration actuelle dans tous les domaines. Un certain « cartiérisme » se manifeste aussi aux États-Unis : pourquoi s’indigner du déficit « touristique » quand dans le même exercice budgétaire on a fourni deux milliards trois cent millions de dollars, à titre d’aide à l’étranger ? « Mesures de panique », « improvisation », « ineptie », tels sont les qualificatifs appliqués aux projets présidentiels.
On ne sait encore au juste – mais cette incertitude ne durera pas – quelles mesures le Président compte proposer au Congrès pour restreindre les voyages à l’étranger. Jusqu’ici il s’est contenté d’imposer de sévères restrictions aux voyages des fonctionnaires. De même, un voyage de groupe en Europe, organisé par des employés du FBI (Federal bureau of investigation), a été annulé, sur ordre supérieur, la veille du départ. On peut s’attendre toutefois à une taxe imposée par personne et par jour d’absence.
Certains, comme le président de l’Air transport association, M. Topton, affirment que le déficit des voyages à l’étranger a été très exagéré par l’administration Johnson ; selon lui, les sommes payées à des compagnies de transport étrangères par des citoyens américains n’ont excédé les dépenses correspondantes des voyageurs étrangers sur avions américains que de 762 M$ ; quant à l’excédent des autres dépenses à l’étranger sur celles des touristes visitant les États-Unis, il se monte à 1,3 Md$. Encore faut-il retrancher environ la moitié de cette dernière somme, pour tenir compte des voyages indispensables : affaires, politique, impératifs militaires. De ce fait, l’économie qu’on peut attendre de mesures de restriction n’est pas grande : il n’est pas sûr qu’elle atteigne les cinq cents millions de dollars escomptés par le Président.
Or, les conséquences peuvent en être graves. L’aviation commerciale a calculé ses commandes (440 avions nouveaux devraient être mis en service en 1968) en tablant sur une croissance continue du trafic. Sa première réaction sera vraisemblablement d’annuler certaines des options prises sur des avions comme le Boeing 747, voire de résilier des commandes fermes. Et cela, non seulement aux États-Unis, mais à l’étranger, où la proportion d’Américains parmi les clients des compagnies est loin d’être négligeable. (Ne va-t-on pas jusqu’à prétendre que le projet d’Airbus européen n’est viable qu’avec l’appoint de passagers américains ? On est néanmoins en droit de mettre en doute cette affirmation, qui suppose une stagnation du trafic intérieur européen). Enfin on ne peut attendre des pays étrangers qu’ils encouragent dans une telle ambiance le tourisme vers les États-Unis.
La marge de profit des Compagnies est faible et une rupture de cet équilibre précaire est à craindre, d’autant plus redoutable qu’elle interrompra brutalement l’euphorie des dernières années. L’adaptation aux nouvelles données du trafic, découlant des décisions finalement obtenues par le Président, ne s’accomplira certainement pas sans heurts et remous de tous ordres.
Deux gouvernements ont donc recherché des économies, quoique pour des raisons différentes et avec des degrés d’urgence non comparables. L’un et l’autre néanmoins ont pris ou envisagé des mesures qui pèsent lourdement sur l’aéronautique : industrie et compagnies, pour ne pas parler de l’efficacité militaire. L’un et l’autre rencontrent de vives oppositions, et la réalité des économies attendues est mise en question. N’est-ce pas dû au fait que l’industrie aéronautique a pris une telle importance dans l’économie des nations modernes, qu’on ne peut y porter atteinte sans entraîner des réactions en chaîne d’une durée et d’une gravité imprévisibles ? Il est à craindre que pour résoudre un problème à court terme, les deux gouvernements ne s’exposent à compromettre gravement l’avenir.