Maritime - Activités et perspectives de la Marine française ; La catastrophe de la Minerve - Les grandes marines étrangères en face de l'aggravation de la conjoncture internationale
Activités et perspectives de la marine française. La catastrophe de la Minerve
Comme chaque année, mais présenté sous une forme légèrement différente, – car les bâtiments affectés au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) font l’objet de tableaux particuliers, – le tonnage de la flotte française en service ou en construction au 1er janvier 1968 vient d’être publié par les soins de l’état-major de la Marine.
Les forces en service (CEP non compris) atteignent 271.105 tonnes, dont :
– 221 245 pour les bâtiments de combat (grands bâtiments : 76 500 t, escorteurs : 89 100 t, sous-marins : 18 100, dragueurs : 36 945, patrouilleurs, vedettes et garde-côtes : 600) ;
– 6 900 t pour les bâtiments et chalands de débarquement ;
– 42 960 t pour les bâtiments auxiliaires.
Le tonnage affecté au CEP comprend le croiseur de commandement De Grasse (9 000 t), 19 120 t de bâtiments et chalands de débarquement, 59 530 t de bâtiments auxiliaires, en tout 87 650 t.
Le tonnage global de la flotte française s’élèverait à 358 755 t (au lieu de 851 675 il y a un an). Mais l’expérience nous a appris qu’un certain nombre de bâtiments auxiliaires (navires-bases, transports annexes, etc.) ne survivront pas au CEP, faute d’emploi ou en raison de leur usure, et il convient, comme l’a déclaré M. Messmer, ministre des Armées, de compter sur un tonnage réellement utilisable d’un peu plus de 300 000 t.
Le tonnage en construction atteint, d’autre part, 65 375 t : les frégates lance-engins Suffren et Duquesne, les SNLE Redoutable et Terrible, la corvette Aconit, 2 sous-marins classiques à hautes performances du type Daphné, l’aviso-escorteur Balny, le ravitailleur de munitions Achéron, le TCD (Transport de chalands de débarquement) Orage, le bâtiment réceptacle Henri Poincaré (qui sera affecté au Centre de lancement des Landes, 2 EDIC (Engin de débarquement d’infanterie et de chars), le bâtiment d’expérimentation sous-marine Triton et le chasseur de mines Circé, d’un type nouveau (1). À l’exception du Triton et de la Circé, commencés récemment, toutes ces unités figuraient déjà sur la liste en construction au 1er janvier 1967 ; mais le Suffren, l’Orage et le Henri Poincaré seront admis cette année au service actif.
Sauf une croisière d’entraînement ASM (anti-sous-marin) et AA (antiaérien) de l’escadre de l’Atlantique dans le golfe de Gascogne et dans les eaux des Canaries du 16 janvier au 17 février (croisière de routine, mais doublement intéressante, puisque, à l’occasion des escales, elle resserrera nos liens politiques avec l’Espagne et qu’elle doit se dérouler dans la zone stratégique où convergent les routes méditerranéennes et atlantiques à destination de l’Afrique noire francophone), les activités extérieures de nos forces navales ont été réduites pendant presque tout le mois de janvier. Il convient en revanche de mentionner, dans l’ordre de l’organisation (préparation de la campagne de tir du CEP en 1968), la constitution, au début du mois, d’un groupe aéronaval dont la mission de sécurité et de police dans les eaux polynésiennes renouvellera celle du groupe Alfa en 1966. Sa composition sera d’ailleurs à peu près la même (1 porte-avions : le Clemenceau, – au lieu du Foch en essais après refonte – les trois escorteurs d’escadre, Forbin, Jauréguiberry et La Bourdonnais, une demi-douzaine d’avisos-escorteurs, un pétrolier ravitailleur etc. Le Clemenceau embarquera 2 flottilles d’avions Étendard et Alizé et 1 flottille d’hélicoptères HSS.1, version militaire du Sikorsky S-58).
Mais dans les derniers jours de janvier une affreuse catastrophe a endeuillé la Marine et le pays.
Le sous-marin Minerve, du type Daphné, procédait le 27, au début de la matinée, à un exercice de détection avec un appareil de l’Aéronavale quand, la mer devenant mauvaise, il fut autorisé à rallier Toulon ; il se trouvait alors à une vingtaine de milles au Sud-Ouest du cap Cépet et accusa réception. Il ne devait plus ensuite donner de ses nouvelles, bien que, de toute manière, son retour fût prévu à 21 heures en fin d’exercice.
Dès la nuit, l’alerte fut donnée à Toulon et les recherches commencées (survol nocturne de la zone par un avion Alizé, au cas où le sous-marin incommodé lancerait une fusée – intervention au jour d’une trentaine de bâtiments, escorteurs d’escadre, escorteurs rapides, escorteurs côtiers, remorqueurs, porte-avions Clemenceau avec une vingtaine d’appareils, dragueurs et sous-marins, doublés dès que possible par les engins d’exploration sous-marine du commandant Cousteau et des sonars spéciaux britanniques). Tous les indices recueillis, taches de gasoil, débris en surface, échos sonars, ont dû être écartés et il a fallu reconnaître, après quatre jours d’efforts, que, la Minerve ayant épuisé sa réserve d’oxygène ou ayant été écrasée par grands fonds, il ne subsistait aucune chance de retrouver un survivant parmi les 52 hommes de son équipage.
Si les recherches se sont néanmoins poursuivies au-delà du 1er février, ce ne peut être que pour permettre à une commission d’enquête de déterminer les causes du sinistre, après la découverte de l’épave : sous-mariniers et constructeurs (dans l’hypothèse d’un défaut de fabrication, très improbable étant donné la haute qualité des Daphné) ont un intérêt de métier égal à les connaître (2).
Les grandes marines étrangères en face de l’aggravation de la conjoncture internationale
Il semble incontestable qu’au mois de janvier, et surtout depuis les derniers jours de ce mois, la conjoncture internationale s’est aggravée à un point qu’on n’aurait pas osé imaginer auparavant. Zones sensibles anciennes du Vietnam, du Levant et du Moyen-Orient, de l’océan Indien ; zone sensible nouvelle des deux Corée et de la mer du Japon.
Au Vietnam, le passage du corps expéditionnaire américain de l’offensive à la défensive, déjà visible à la fin de 1967, s’est confirmé. Renverse peut-être temporaire, imputable à des circonstances défavorables qui n’ont pu encore être surmontées (conditions météorologiques contraires à un emploi massif de l’aviation, présence de trois divisions nord-vietnamiennes immédiatement au sud du 17e parallèle, apport à l’ennemi d’un matériel puissant d’origine soviétique). Il n’en va pas moins que les Américains n’ont cessé d’avoir à livrer de durs combats, tant le long de la zone démilitarisée, et particulièrement à Khe Sanh d’où ils devraient contrôler les infiltrations par le Laos, que dans le secteur des Hauts-Plateaux (Kontum, Pleiku, etc.).
Brochant sur le tout, des commandos vietcongs nombreux et mordants ont commis, du 29 janvier aux premiers jours de février une agression généralisée contre une quinzaine de villes vietnamiennes échelonnées de Hué à Cantho en passant par Saigon : véritables « vêpres siciliennes », sinon par leur nature (l’attaque venait du dehors et non de la population), du moins par leur simultanéité et leur violence.
Il ne nous appartient pas de discuter ici des causes et des conséquences générales de cette flambée, interprétée par les plus optimistes comme une diversion au bénéfice des opérations militaires majeures et qui aurait échoué tant les pertes des commandos vietcongs auraient été lourdes, interprétée par d’autres comme un témoignage de la profondeur du « pourrissement » et une preuve de la nécessité de négocier.
Mais il faut noter combien la détérioration rapide de la situation alourdit la tâche de la marine américaine.
Mieux adaptés, semble-t-il, en dépit de leur admirable entraînement et de la puissance de leur armement, à soutenir des opérations régulières qu’à faire face à tous les aléas de la guérilla, les quelque 75 000 Marines chargés de défendre la frontière septentrionale du Sud-Vietnam paraissent s’accommoder avec peine de la mobilité extrême et de l’insaisissabilité de leur adversaire : leurs convois, trop lourds, se laissent souvent surprendre ; même à Da-Nang, pourtant éloigné du front, il leur arrive d’être pris au dépourvu par la fugacité des raids vietcongs ; et au sud de la zone démilitarisée leur camp retranché de Khe Sanh évoque fâcheusement le souvenir de Dien-Bien-Phu : ils viennent d’être renforcés dans cette zone par des éléments, beaucoup plus souples, de la 1re division de cavalerie aéroportée.
On ignore encore le montant des pertes matérielles provoquées par l’agression vietcong contre les villes du Sud-Vietnam. Mais l’aggravation de l’insécurité résultant de l’occupation, même éphémère, des localités fluviales du delta (Saïgon, Mytho, Cantho, Thu-Dau-Mot, Vinh Long) compliquera les missions de la River Patrol Force américaine et des flottilles auxiliaires vietnamiennes. D’un autre côté, les services logistiques du corps expéditionnaire, déjà surchargés par les besoins croissants des forces en opérations, devront reconstituer les stocks de matériel, de munitions et de vivres détruits par les guérilleros (spécialement dans les bases côtières : Qui Nhon, Nha Trang, etc.), en même temps que satisfaire aux nécessités les plus urgentes de milliers de réfugiés.
Indirectement enfin, il est indéniable que les servitudes vietnamiennes imposent à Washington et, derrière lui, à la Navy, des choix douloureux. L’arraisonnement et la capture, le 28 janvier, au large du port nord-coréen de Wonsan, de l’Environmental Research Ship Pueblo (3) ont été ressentis aux États-Unis comme une humiliation insupportable : le porte-avions Enterprise et son escorte ont été déroutés des eaux japonaises vers la Corée (24 janvier), tandis que le président Johnson ordonnait une mobilisation partielle des réservistes de l’Air Force et de la Navy (25 janvier).
Conscient néanmoins du danger auquel il exposerait le pays en laissant un nouveau conflit armé éclater en Extrême-Asie, le gouvernement des États-Unis s’est résigné le 2 février (après des appels inutiles à l’URSS et au Conseil de sécurité) à tenter de régler directement l’affaire du Pueblo avec la Corée du Nord devant la commission d’armistice de Panmunjom (4). Ce drame, malgré tout mineur, une fois engagé sur les voies de la diplomatie, toute menace de guerre devrait être écartée, si la Corée du Sud, que des escarmouches de frontière opposent à Pyongyang, ne taxait pas Washington de mollesse et ne laissait pas entendre qu’elle se fera justice. Mais il semble que les puissances, soucieuses d’éviter le pire, travailleront à apaiser le bellicisme des deux rivaux.
Il était inévitable, dans une atmosphère internationale aussi troublée, que le message budgétaire adressé le 29 janvier par le président Johnson au Congrès annonçât une augmentation substantielle des dépenses de défense pour l’exercice fiscal de 1968-1969 (1er juillet 1968 au 30 juin 1969) : 79,8 milliards de dollars dont plus de 26 pour le Vietnam, au lieu de 76,8 dont un peu moins de 22 pour le Vietnam l’an dernier. Le projet de budget naval et le commentaire dont M. McNamara (5) doit l’accompagner ne nous sont pas encore parvenus ; l’on sait seulement que le programme de constructions comprendra un certain nombre de navires « d’un type nouveau » et un 8e porte-avions à propulsion nucléaire (la création récente d’un poste d’officier général qualifié Program Coordinator for the nuclear powered Aircraft Carriers paraît bien prouver que la Navy disposera en 1975 des 4 porte-avions à propulsion nucléaire acceptés par M. McNamara).
Bien que le Livre Blanc sur la Défense n’ait pas encore été publié (il paraîtra sans doute en février), la Grande-Bretagne, préoccupée par-dessus tout de sauver ses finances et son économie, moins profondément engagée d’ailleurs que les États-Unis dans le guêpier international, réduit de plus en plus, dans l’espace comme dans le temps, ses obligations politiques et navales à l’Est de Suez.
Ayant achevé d’évacuer Aden le 29 novembre dernier, elle comptait conserver ses bases du golfe Persique, et différait jusqu’en 1975 son départ de Malaisie et de Singapour. Le 16 janvier, M. Harold Wilson a annoncé aux Communes que ce départ aurait lieu avant la fin de 1971 et qu’il en irait de même des bases du Golfe. Hong-Kong seul subsistera ; ces abandons précipités ou nouveaux auront pour conséquences l’annulation de la commande de 50 avions F-111 à géométrie variable passée aux États-Unis et la mise en réserve anticipée des derniers porte-avions de la Royal Navy. Une allusion discrète a été faite, comme il se devait, à la révision nécessaire des accords internationaux conclus par la Grande-Bretagne au-delà de Suez (Otase – Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est –, CENTO – Central Treaty Organisation –, traités particuliers passés avec les émirats du Golfe et la Malaisie), sans que l’on voie clairement comment les États intéressés pourraient encore être défendus, ceux du Golfe par exemple dont le régime féodal et les richesses pétrolières suscitent la haine et la jalousie de leurs voisins arabes.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’Inde, Singapour ont exprimé leur déception et leur inquiétude. Dans un communiqué officieux, le département d’État américain déclare : « nous regrettons l’annonce du gouvernement de Londres concernant ses forces dans le golfe Persique et le Sud-Est asiatique, mais nous n’envisageons pas de nous substituer aux forces britanniques ».
Les embarras croissants des États-Unis au Vietnam et l’effacement de l’Angleterre au-delà de Suez sont d’autant plus fâcheux pour l’équilibre pacifique du monde qu’ils encouragent chez d’autres des initiatives hardies ou contribuent à retarder une détente qu’une intervention positive concertée aurait pu accélérer. Nous ne reviendrons pas sur la patience méthodique, dénoncée par l’assemblée générale de l’UEO (Union de l’Europe occidentale), avec laquelle l’URSS pousse ses pions en Méditerranée (séjours de plus en plus fréquents de ses forces navales à Alexandrie et Port-Saïd, – fourniture de vedettes lance-missiles à des pays riverains). Mais il convient de rappeler que, à peine proclamée indépendante par la Grande-Bretagne, la jeune république du Sud-Yémen vient de demander des armes et des crédits de défense à Moscou : geste inamical pour l’ancienne puissance protectrice et inquiétant pour l’Arabie saoudite.
On pouvait espérer aussi que les travaux de dégagement de la partie méridionale du canal de Suez, commencés le 27 janvier avec l’accord d’Israël, représenteraient un premier pas vers une réconciliation des deux adversaires et, dans l’avenir, après le déblocage des navires immobilisés dans le lac Timsah (1 navire) et les lacs Amers (14 navires), vers un rétablissement de la navigation internationale. Mais, les Égyptiens ayant étendu leurs sondages dans la partie Nord du canal, pour laquelle aucun accord n’existait, les forces israéliennes ont ouvert le feu et les travaux de dégagement ont été suspendus jusqu’à nouvel ordre (31 janvier) : Israël a-t-il cédé à une poussée d’orgueil national exacerbé, ou a-t-il sérieusement redouté que, sous couleur d’un essai de déblocage par le Nord, l’Égypte ne préparât l’ouverture du canal aux forces navales soviétiques mouillées dans ses ports ? On ne peut s’empêcher de penser qu’une action commune discrète des grandes puissances maritimes, aujourd’hui si méfiantes les unes à l’égard des autres, aurait eu des chances de régler ce différend (6).
(1) 3 autres chasseurs de mines du même type, déjà baptisés Clio, Calliope et Cybèle (détection, localisation, identification et destruction des mines de fond dans les eaux entières), seront bientôt mis en chantier : ils joueront un rôle important dans la sûreté de nos SNLE aux abords des ports.
(2) Rappelons que, de 1946 à 1967, 9 sous-marins ont été perdus dans le monde, dont 7 avec la totalité de leur équipage : 2 français, 8 britanniques, 2 américains, l turc et 1 allemand.
(3) En bref, une unité pourvue d’un équipement puissant de détection électronique, servant, comme l’avion U-2 ou nombre de pseudo-chalutiers soviétiques, à renseigner secrètement sur l’étranger. Les États-Unis, après avoir affirmé que le Pueblo naviguait hors des eaux territoriales nord-coréennes, n’en paraissent plus aussi sûrs.
(4) La Commission d’armistice formée à Panmunjom en 1958 continue en principe de siéger, le traité de paix définitif entre les deux Corée n’ayant pas encore été signé.
(5) On sait que M. McNamara, à la fois pour des raisons personnelles et parce qu’il ne partageait pas l’opinion du Président sur les bombardements aériens du Nord-Vietnam, doit quitter son poste au plus tard le 1er mars ; M. Clark Clifford lui succédera.
(6) La catastrophe de la Minerve a malheureusement éclipsé dans l’opinion française la perte du sous-marin israélien Dakar (le Requin), ex-britannique, disparu le 25 janvier à l’ouest de Chypre, avec 69 hommes d’équipage. Israël venant d'acheter à la Grande-Bretagne une autre unité du même type, rebaptisée le Dolfin, ses forces sous-marines restent de 4 bâtiments.