Institutions internationales - 1968 : année de l'Europe - Les « Six » et le « Plan Johnson » - Les candidatures au Marché commun
Au cours des dernières semaines l’attention, dans le domaine international, s’est surtout cristallisée sur la guerre du Vietnam, dont on ne peut pas ne pas continuer à se demander si elle ne va pas s’amplifier au point de mettre en péril la paix du monde. D’autant que certains propos prêtés au général Wheeler, chef d’état-major interarmes, et une déclaration de M. Mendel Rivers, président de la Commission des forces armées de la Chambre des Représentants, ont permis de penser que le risque d’un recours aux armes nucléaires tactiques n’était pas imaginaire. Aussi, les institutions internationales sont-elles restées dans l’ombre. Certes, M. Thant, le secrétaire général de l’ONU, a bien, une nouvelle fois, tenté de trouver un processus de négociations susceptible d’aboutir à une cessation des combats. Mais, une nouvelle fois aussi, il s’est heurté à l’opposition conjointe de Washington et de Hanoï. Le chemin de la paix ne paraît pas devoir passer par l’ONU – peut-être pourrait-il passer par Genève, si l’on se décidait à utiliser les accords de 1954… Mais c’est là un autre problème.
Une exception, toutefois, doit être faite à propos des institutions européennes, car celles-ci ont poursuivi une activité qui mérite attention.
1968 : Année de l’Europe
Les réunions qui se sont tenues à Rome et à Bruxelles (dont il sera question plus loin) sont d’autant plus importantes, en elles-mêmes et par leur signification, qu’en avance d’un an et demi sur le calendrier établi par le Traité de Rome, le Marché commun industriel et agricole sera un fait accompli le 1er juillet prochain au matin. Ce jour-là sera matérialisée l’intention essentielle des signataires de ce Traité : une Europe sans douanes. À partir de zéro heure, on ne prélèvera plus, sur aucune marchandise, de droits aux frontières intérieures des « Six ». Il y a là une rupture apparemment brutale avec un passé protectionniste qui avait fait de l’Ouest européen un parc cloisonné à l’intérieur duquel les échanges n’étaient pas ce qu’ils auraient pu être. Et cependant le 1er juillet 1968 n’apportera pas une révolution, pas même de grands bouleversements dans les courants commerciaux. En effet, depuis le 1er janvier 1958 les droits de douane ont déjà été progressivement réduits d’année en année jusqu’à 15 % de ce qu’ils étaient au moment de la conclusion du Traité. Encore ce 15 % ne représente-t-il jamais plus de 6 % de la valeur des marchandises – généralement moins, et certains produits sont même déjà totalement dégrevés. Dans une large mesure, l’Europe sans douanes est donc déjà acquise, et l’abaissement de l’ultime palier ne doit affecter la concurrence, modifier les échanges, que dans quelques secteurs de production ou dans quelques régions frontières. Le bénéfice de l’Europe sans douanes est lui aussi acquis. Il est matérialisé dans le fait que les échanges entre les « Six » ont depuis 1958 plus que doublé, atteignant en 1967, 138 % de leur volume de 1958. Pendant ce temps, le commerce international a progressé partout, mais dans le cadre mondial comme dans la zone britannique de libre-échange, les progrès ont été très inférieurs à ce taux européen.
Cependant, c’est peut-être dans le domaine psychologique que l’Europe a fait ses plus remarquables progrès. Le Traité définit pour but à l’union d’élaborer une politique commune dans le domaine économique. Mais en filigrane du Traité de Rome se lisait l’espoir d’une union politique. Celle-ci a échoué, deux pays seulement s’y étant véritablement attachés, la France et l’Italie. Et pourtant on est allé au-delà du domaine économique. Une politique monétaire s’est affirmée, une politique financière et budgétaire se dessine. Cela s’est fait de façon empirique, mais le résultat est tel que, par exemple, aucun des « Six » ne pourrait plus dévaluer seul. Le Conseil des ministres des « Six » a adopté un plan indicatif qui définit un taux d’expansion annuel dans la Communauté, le volume souhaitable des investissements, le rapport optimum entre les divers chapitres des budgets. Ces textes n’engagent pas formellement les États, mais ceux-ci ne peuvent pas ne pas s’y référer car, en dépit de certaines divergences politiques, ils sont devenus de plus en plus solidaires devant les problèmes techniques.
Cependant, tout n’est pas idyllique dans la Communauté. L’un des objectifs du Traité est le rétablissement d’une saine concurrence parmi les « Six ». Or, la douane n’est qu’une des entraves à la libre circulation des produits. Il en existe beaucoup d’autres, parfois temporaires parfois sans perspectives d’être tranchées rapidement. Plusieurs exemples méritent d’être cités.
• L’Italie, qui ne produit guère de blé, n’en a pas encore acheté à la France, et l’Allemagne très peu, bien que le marché commun des céréales soit en vigueur depuis le 1er juillet 1967. En fait ces deux pays ont obtenu des dérogations jusqu’en 1972 pour continuer à s’alimenter en blé, au moins partiellement, en Amérique ou dans les pays de l’Est. Ils ont argué de l’antériorité de leurs accords et du fait que ces achats leur permettaient, en contrepartie, d’exporter chez leurs fournisseurs des produits industriels. On n’a probablement pas assez mesuré à Bruxelles, à l’époque, les conséquences de ces dérogations.
• Ces débouchés extérieurs restaient pour les industries allemandes et italiennes un soutien non négligeable dans la rentabilité des entreprises. Mais, plus encore, les pays excédentaires de céréales étaient prêts à faire de larges sacrifices pour liquider leurs surplus. C’est ainsi que deux des plus importantes firmes françaises de l’automobile et du pneumatique, qui se croyaient bien placées pour bénéficier de la libéralisation des échanges avec les pays de l’Est, ont trouvé à Moscou et à Bucarest des marchés fermement tenus par deux firmes italiennes, quelles que fussent les conditions de prix offertes.
• Au cours des dernières années, la production italienne a gagné la bataille des réfrigérateurs. Elle a lancé sur le marché communautaire des appareils à des prix sans concurrence. Elle a ruiné complètement cette industrie dans le Benelux, sérieusement touché celle implantée en France. Aucune récrimination n’était possible, la loi de la Communauté étant celle de la concurrence…
Bien d’autres exemples pourraient être cités, dans tous les domaines. On est parfaitement conscient à Bruxelles que les conditions de la libre concurrence dépendent encore d’une œuvre législative gigantesque qui ne peut être poursuivie qu’avec l’instauration d’un minimum de morale communautaire. Il s’agit en effet d’harmoniser les fiscalités, les charges salariales, le crédit, le droit des sociétés, les législations alimentaires, celles des produits pharmaceutiques, celles des brevets d’invention, les tarifs ferroviaires et portuaires, etc. Dans la plupart de ces secteurs, des études ont été engagées, mais le cheminement des discussions reste très lent. Le principal acquis jusqu’ici dans ce vaste domaine est le principe de l’adoption par les « Six » de la TVA française.
Au-delà de cette « européanisation » de la TVA française se présente l’immense problème de l’harmonisation fiscale au sein de la Communauté. Depuis plusieurs mois, les experts de la Commission étudient plusieurs des aspects de ce problème : imposition des dividendes des actions, imposition des intérêts des obligations, régime des holdings, régime des fusions internationales et des participations. La difficulté essentielle reste la réticence des Pays-Bas et du Luxembourg à s’engager dans la constitution d’un marché financier européen dont les structures et le caractère ne seraient pas définis dès le point de départ. La France répond que, quelles que soient les caractéristiques de ce marché, il faut de toute façon supprimer les distorsions dans les mouvements de capitaux. Aussi longtemps que les Gouvernements n’auront pas tranché ce différend, les travaux des experts ne pourront plus guère progresser. Il semble toutefois que deux textes soient susceptibles d’être prochainement approuvés par les ministres des Finances. Le premier harmoniserait les taxes indirectes perçues sur les actes de fusions de sociétés. Le second prévoit une méthode commune de calcul des taxes compensatoires à l’importation et des ristournes à l’exportation entre les « Six » : il permettra d’éviter que des « anomalies » ne se produisent, d’ici au 1er janvier 1970, dans les pays qui, bien qu’ayant adopté la TVA dans son principe, ne l’ont pas encore mise en vigueur (Benelux et Italie).
Autre problème dont discutent les experts, celui de la création de sociétés européennes. On a assisté jusqu’à maintenant à nombre de fusions d’entreprises de même nationalité, en vue de faire face à la concurrence. Il s’agirait maintenant de créer des sociétés à structure spécifiquement européenne, ce qui, évidemment, soulève d’innombrables difficultés, en raison de l’absence d’un droit commercial européen. Dans l’état actuel des choses, la fusion d’entreprises de nationalités différentes paraît impossible. Les fiscs feraient de tels prélèvements sur les apports qu’ils ravageraient le capital. De surcroît, une telle société serait contrainte de prendre la nationalité du territoire où se trouverait le siège social, avec toutes les conséquences qui en découleraient, psychologiquement et matériellement. Les experts de Bruxelles ont demandé aux Gouvernements d’envisager une sorte d’exterritorialité pour ces sociétés européennes, ainsi qu’un statut juridique et fiscal commun sur l’ensemble du territoire de la Communauté.
Enfin, le libre établissement des personnes et des services, qui avec la libre circulation des marchandises, forme les deux volets du Traité de Rome, va soulever de nombreuses questions. Dès 1970, tout Européen ressortissant d’un des pays membres de la Communauté, pourra postuler, sauf dans la fonction publique, à un emploi ou à son implantation en n’importe quel point dans le périmètre des « Six ». Cela pose tout le problème des professions protégées, de l’équivalence des diplômes, etc.
Il est également à prévoir que certains gouvernements ne tarderont pas, au nom de la liberté d’établissement du commerce, à mettre en cause la propriété commerciale, autrement dit le droit indéfini au bail. Cette propriété commerciale n’est reconnue qu’en France et en Italie. Les quatre autres pays membres de la Communauté jugent ce système anti-économique, et estiment qu’il pèse lourdement sur les prix. Ils plaideront pour sa suppression, en invoquant la liberté d’implantation des commerçants – ce qui ne pourra pas ne pas provoquer des conflits avec les organisations françaises du commerce.
La tâche est donc encore immense. Du moins, l’année 1968 est-elle celle de la mise en route de ces réformes. Dans le même temps, la candidature britannique est posée, cependant que les « Six » sont affrontés à des problèmes communs dans leurs rapports avec les États-Unis. Cette candidature et ces problèmes ont été au centre des réunions qui se sont tenues à Rome et à Bruxelles.
• À Bruxelles, les ministres de l’Agriculture ont discuté de l’organisation du marché de la viande bovine et des réglementations sanitaires en vigueur dans ce marché.
• À Rome, les ministres des Finances ont tenu leur réunion trimestrielle, consacrée aux mesures à prendre pour « relancer » le mouvement d’expansion, aux répercussions en Europe du « plan Johnson » de défense du dollar, enfin à la réforme du Fonds monétaire international (FMI).
• Puis, de nouveau à Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères ont, une nouvelle fois, confronté leurs vues sur les problèmes posés par la candidature britannique.
Les « Six » et le « Plan Johnson »
À Rome, les ministres des Finances cherchaient essentiellement à définir une solution commune pour compenser les mesures d’austérité prises récemment par le président Johnson. Au point de départ, la discussion se présentait dans les termes ci-après. Les experts de Washington ont élaboré trois formules possibles pour taxer les importations : surtaxe provisoire de 5 % sur la plupart des produits importés, surtaxe provisoire sur les importations combinée avec une ristourne à l’exportation, système de « taxe frontalière » sur les importations, complétant des ristournes à l’exportation. Les deux premières formules sont applicables, disent les Américains, en vertu de l’article 12 du GATT (accord international sur le commerce) qui autorise de telles mesures, à titre exceptionnel et temporaire, si la situation de la balance des paiements le justifie. La troisième consisterait à instituer un système permanent de « taxe frontalière » et de ristournes à l’exportation. Le taux proposé est de 1,95 %.
Selon M. Debré, ministre de l’Économie et des Finances, les « Six » ne peuvent pas accepter sans protester de pareilles mesures, qui, si elles étaient mises en vigueur, iraient à l’encontre du mouvement de libération continu depuis 1950. Il ne pense pas par ailleurs qu’accélérer les réductions tarifaires décidées lors du Kennedy Round aurait un effet substantiel sur la balance des paiements américaine (comme le suggère l’Allemagne). Celle-ci ne pourra être rétablie que si la demande interne diminue, et si le poids de certaines dépenses extérieures s’allège (ce qui met en question la politique américaine au Vietnam). M. Debré n’accepte l’accélération de l’échéancier prévu par le Kennedy Round qu’à condition que les États-Unis abaissent leurs tarifs douaniers en même temps que les pays européens – point de vue radicalement opposé aux projets des experts américains.
La Commission de Bruxelles a été chargée d’établir un rapport pour le début d’avril, mais sur la base du projet allemand, qui prévoit l’octroi aux États-Unis de facilités en matière de droits de douane : les États-Unis pourraient vendre dans de meilleures conditions en Europe, mais frapperaient de droits nouveaux les produits européens qu’ils importent. Il ne semble pas qu’une telle idée ait des chances sérieuses d’être adoptée par les gouvernements, et il est donc probable qu’au cours des prochaines semaines les « Six » devront mettre au point un système collectif de défense contre la nouvelle politique commerciale américaine.
Les ministres des Finances des « Six » n’ont pu par ailleurs se mettre d’accord sur la réforme du FMI. Il s’agit pour les « Six » d’obtenir au Fonds une minorité de blocage qui leur permettrait, à condition toutefois de voter de la même manière, de faire échec aux États-Unis, qui actuellement sont seuls à détenir cette possibilité. Mais parallèlement à cette réforme doivent être institués des droits de tirage spéciaux. Ce sont des facilités de crédits remboursables qui pourraient être accordées aux pays membres du Fonds en cas de pénurie de liquidités internationales. Mais, depuis que l’accord a été signé à Rio de Janeiro en septembre 1967, il semble que l’on s’éloigne de l’objectif initial de ces droits de tirage spéciaux, et que l’on tende à les assimiler à une monnaie qui servirait à financer les déficits des balances de paiements des pays à monnaie de réserve, principalement celle des États-Unis. La position française n’a pas varié : M. Debré a réaffirmé son opposition, soutenu par son collègue belge, pour qui la proposition américaine risquerait de déclencher une vague d’inflation mondiale.
Les candidatures au Marché commun
À l’issue de leur réunion de Bruxelles, les ministres des Affaires étrangères des « Six » ont décidé de se retrouver prochainement pour reprendre les discussions sur les propositions qu’ils pourraient faire à la Grande-Bretagne et aux autres pays de l’Europe occidentale qui seraient éventuellement intéressés à conclure des accords commerciaux avec la CEE – c’est-à-dire sur les « arrangements » que la France et l’Allemagne ont proposé de négocier avec les quatre candidats à l’entrée dans le Marché commun (Grande-Bretagne, Irlande, Norvège, Danemark) ainsi qu’avec d’autres pays appartenant actuellement à la petite zone de libre-échange (Suisse, Suède, Autriche).
L’exposé de M. Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères, a montré comment la France entendait l’arrangement commercial mentionné dans la déclaration franco-allemande du 16 février. Tout d’abord, pour être conforme aux règles du GATT, le désarmement tarifaire envisagé ne doit pas conduire à la mise en place d’une zone de libre-échange ou d’une union douanière. Par ailleurs, alors que certains sont en faveur de négociations multilatérales entre la Communauté et les pays candidats, la France estime plus adéquat que s’engagent des discussions entre la CEE et chaque pays candidat séparément. Ce choix français a une raison évidente. Il sera, en procédant ainsi, plus facile d’écarter le danger de voir le désarmement tarifaire déboucher sur une zone de libre-échange ou une union douanière. La France craint que la mise en place de l’un ou l’autre de ces systèmes ne l’amène, par un mécanisme inexorable, à accepter l’adhésion britannique plus vite qu’elle ne le souhaiterait. L’un et l’autre de ces systèmes négligent les problèmes fondamentaux en fonction desquels la France s’est opposée à l’adhésion britannique, et ce n’est pas en feignant d’ignorer ces problèmes que l’on pourrait régler sainement les graves et nombreuses questions posées par la candidature britannique.