Bâtir l’avenir
Indiscutablement, un livre à lire. Son auteur, continuant ses recherches et les appliquant à la conjoncture prospective, tente d’ouvrir la voie vers une méthode d’action qui permettrait de définir les hypothèses de l’évolution de la situation internationale (ou intérieure) et de prendre les décisions susceptibles d’écarter certaines d’entre elles et de favoriser la réalisation d’une ou de certaines autres. C’est une ambition difficile. La stratégie, familière des calculs à longue portée bien qu’à relativement court terme, possède déjà depuis longtemps des procédés d’investigation et de classement des hypothèses. Il était séduisant d’essayer d’élargir leur cadre.
Le déterminisme marxiste a montré qu’il était possible de projeter sur l’avenir des vues autres qu’intuitives, et que l’avenir pouvait être aussi l’objet d’une science ; mais partant d’une idée dogmatique, d’un messianisme, il a faussé les premières expériences et les premiers essais. On ne peut partir d’une idée préconçue. Il faut de toute nécessité étudier, à partir d’une situation donnée et de ses composantes essentielles, quelles sont les hypothèses d’évolution. Elles sont innombrables, certes ; aussi convient-il de les ramener à un nombre tel que l’esprit n’en soit pas submergé.
Si ce premier tri est fait, il n’en résulte cependant pas que la question soit résolue. Car les situations se modifient en fonction de très nombreuses variables, les unes prévisibles dans une certaine mesure, lorsqu’elles se traduisent par une extrapolation de données déjà existantes, les autres pratiquement imprévisibles. Ces dernières sont les « événements » que provoquent la volonté des hommes et le hasard des découvertes. La difficulté est donc de définir l’influence vraisemblable de ces variables si différentes par leur nature, et de construire un avenir dans un éventail d’évolutions possibles.
À l’empirisme auquel étaient réduits les hommes lorsqu’ils s’efforçaient de préparer le futur, à leur intuition, doit succéder une véritable méthode scientifique. On la devine possible, sans encore pouvoir l’indiquer clairement.
Le livre du général Beaufre comprend deux parties. La première expose la théorie de la méthode ; la seconde se risque à montrer, à partir de données actuelles, ce que pourrait en être l’application, l’auteur se gardant bien de vouloir transformer ces exemples en conclusions pratiques.
La première partie nous a semblé fort solide. D’un ton élevé, tout en gardant une grande clarté et une grande simplicité d’expression, elle situe parfaitement le problème et définit fort nettement les grands traits de sa solution. La seconde partie nous a malheureusement paru moins convaincante, tant il est difficile d’aboutir en la matière.
Mais cet essai constitue certainement un sérieux « défrichement » vers des études plus poussées, qu’il est de toute évidence indispensable de poursuivre. C’est pourquoi nous écrivions qu’il fallait lire ce livre : initiation pour beaucoup, sans doute, confirmation et éclaircissement pour certains, à coup sûr ; incitation pour tous à réfléchir aux aspects nouveaux des sciences politiques, auxquelles les méthodes éprouvées de l’art militaire peuvent être d’une aide efficace.