Aéronautique - Avions de transport supersoniques - Premiers aperçus sur le prochain Salon du Bourget - Les difficultés de l'industrie aéronautique américaine
Avions de transport surpersoniques
Les premiers vols du Concorde ont suivi de quelques semaines ceux du Tupolev 144. Il serait bien vain désormais d’épiloguer sur les raisons qui ont empêché le prototype de l’avion supersonique franco-britannique d’être prêt le premier. À l’heure où ces lignes sont écrites, on ne connaît pas encore la décision du président Nixon sur le SST (Super-Sonic Transport) américain de Boeing.
Quoi qu’il en soit, les avions de transport supersoniques, leurs prototypes ou leurs projets, sont au premier plan de l’actualité aéronautique. Il est encore prématuré de décrire le projet de SST américain qui subira sans doute de nouveaux avatars ; le principal, voici quelques mois, a été l’abandon de l’aile variable qui posait des problèmes difficiles sur un avion de cette taille. On en est donc revenu à une formule plus proche de celle du Tu-144 et du Concorde. Cependant le principal argument des détracteurs du SST américain, outre son retard par rapport à ses rivaux, est que l’onde de choc sonique (« bang ») empêchera de l’utiliser sur les lignes transcontinentales : il risque donc de ne servir qu’à drainer par-dessus les océans des dollars hors d’Amérique. Il paraît toutefois peu probable que les Américains se résignent à rester hors de course dans un domaine technique quelconque, d’autant que les performances supérieures de leur SST en font un avion de classe différente, ce qui peut justifier un retard de deux ou trois ans.
Le Tu-144 a donc volé en 1968, comme ses constructeurs l’avaient promis il y a trois ans. Il est vrai qu’ils n’avaient pas à redouter certains aléas qui perturbent la production dans les pays occidentaux. Il est peu probable néanmoins qu’il puisse être autorisé en emploi commercial pour mars 1970, comme prévu (il devrait faire alors un vol Moscou-Osaka, à l’occasion de l’Exposition internationale japonaise).
Au cours de son premier vol, il était accompagné de deux MiG-21, dont l’« Analogue », appareil modifié qui depuis un an expérimente une voilure en delta semblable à celle du Tu-144. C’est le premier avion commercial russe qui possède des commandes entièrement hydrauliques. Il est doté d’un équipement très coûteux (50 % de son prix), comprenant entre autres des appareils de navigation à effet Doppler et à inertie ainsi qu’un calculateur analogique assurant le calcul de la trajectoire et des consommations de carburant.
Il est équipé de quatre turboréacteurs à double flux Kouznetsov NK144 de 13 tonnes de poussée chacun, 17,5 t avec post-combustion, dont deux sont munis d’inverseurs de poussée. Ces moteurs sont montés dans deux nacelles doubles à entrées d’air rectangulaires, fixées sous le plan central, très près de l’axe de symétrie de l’avion, de sorte que le souffle ne risque pas de perturber la circulation d’air au niveau des élevons (1) (quatre sur chaque demi-aile) et qu’en cas de panne la tenue de l’avion est rendue plus facile.
Le poids annoncé de 130 à 150 t, paraît faible en regard d’une capacité de 120 passagers et d’une autonomie de 6 500 kilomètres, puisque le Concorde pour une capacité du même ordre dépassera 170 t dans sa version de série. Il est vrai qu’on ignore comment les Russes ont calculé leurs réserves de carburant. Le train d’atterrissage comporte 26 roues (contre 10 au Concorde).
Certains articles de journaux se sont faits l’écho de bruits divers : accident aux essais, espionnage industriel auprès des usines du Concorde. Bien que les Russes n’aient jamais eu de scrupules à copier les modèles étrangers, on peut dire que la ressemblance entre le Tu-144 et le Concorde est plus apparente que réelle : la forme de l’aile est différente, celle de l’avion russe dessinant très nettement un double delta, les moteurs, ni les élevons, ne sont disposés de la même façon. En revanche, la silhouette générale et le nez basculant leur donnent un air de famille. Pour conclure sur ce sujet, on peut dire qu’il serait bien étonnant que deux avions de performances équivalentes fussent entièrement différents dans tous leurs éléments.
* * *
Tous les journaux français ont parlé du Concorde et ses caractéristiques sont maintenant bien connues. Plutôt que de les transcrire une fois de plus, il me paraît plus intéressant de rapporter et de discuter les réflexions inspirées à la revue britannique Flight par le premier vol (dont un des effets bénéfiques a été de faire oublier à l’éditorialiste, sans doute provisoirement, ses griefs envers la politique et l’industrie françaises).
Le rédacteur observe d’abord que les moyens de transport ont vu leur clientèle se développer à mesure que la distance que l’homme pouvait parcourir entre son lever et son coucher, soit douze heures en moyenne, augmentait. Or l’avènement de l’avion supersonique met – théoriquement – Sydney à portée de Londres dans ce laps de temps, autrement dit met deux points quelconques de la Terre à une demi-journée l’un de l’autre. Au point de vue de l’aviation commerciale, le progrès ainsi réalisé est tel que l’avantage ultérieur apporté par des vitesses encore plus grandes sera proportionnellement beaucoup plus faible. Logiquement c’est donc le rayon d’action, non la vitesse, qu’il faut dorénavant chercher à augmenter, jusqu’aux 20 000 km au-delà desquels il ne présentera plus d’intérêt.
Mais quand on passe d’une vitesse de croisière de 950 à une vitesse de 2 100 km/h, on se heurte à une série d’obstacles : traînée due à l’onde de choc, déplacement du centre de poussée, échauffement cinétique. Pour les vaincre, il a fallu faire appel à des formules et à des techniques de construction de la cellule et des moteurs qui étaient appliquées pour la première fois à un avion civil. Ainsi sont nés l’aile du Concorde, en delta aux bords d’attaque arrondis, adaptée à la fois au vol à grande et à faible vitesses, mais présentant dans ces dernières conditions l’inconvénient d’un angle d’attaque élevé, et le nez basculant qui en position basse assure une meilleure visibilité pour l’approche et en position haute une moindre traînée, tandis qu’une visière transparente vient protéger le pare-brise de réchauffement aux vitesses supersoniques. Ainsi a-t-on adapté à un avion civil pour la première fois en Occident des turboréacteurs à postcombustion et entrées d’air variables.
En se limitant à des nombres de Mach de 2,2 (et finalement de 2 pour des questions d’augmentation de poids), on a délibérément esquivé l’obligation de remplacer les alliages d’aluminium par d’autres à base d’acier ou de titane, qui se seraient imposés à 2,5 Mach.
La cellule ne sera de ce fait portée qu’à une température de 120° (155° sur le nez et les bords d’attaque), que l’alliage d’aluminium et de cuivre RR58 du Concorde est parfaitement apte à supporter. Et le carburant contribuera à refroidir la cellule.
Il aura un autre rôle, non moins important, pendant la croisière supersonique, qui consistera à compenser le couple piqueur causé par le déplacement vers l’arrière du centre de poussée des forces aérodynamiques. Pour y parvenir, le carburant sera alors transféré des réservoirs d’ailes dans un réservoir situé à l’arrière du fuselage.
Le bang sonique du Concorde est encore une inconnue ; il est difficile de prévoir son intensité, car s’il croît en principe avec les dimensions d’un avion, il dépend aussi, selon les règles mal connues, de sa forme. Pour le moment, on ne peut qu’étudier des itinéraires correspondant aux zones les moins habitées et prévoir le survol des autres à des vitesses subsoniques ; à ce sujet le fait que la consommation au kilomètre du Concorde soit à peu près identique en supersonique et en subsonique est de nature à alléger les soucis des futurs exploitants ; quant aux constructeurs, en escomptant deux cent cinquante commandes probables, ils auraient tablé exclusivement sur les avions nécessaires aux services transocéaniques.
Les rayonnements émis pendant les périodes d’activité intense du soleil pourraient entraîner pour l’équipage et les passagers une irradiation dangereuse, s’ils étaient supportés pendant trop longtemps, à l’altitude maximum de vol (20 000 m). Un détecteur avertira le pilote de ce danger, ce qui lui permettra de descendre à une altitude sûre. En fait, la fréquence très faible de ces phénomènes et l’utilisation courante d’altitudes moins élevées où ils se révèlent sans danger rendront cette éventualité exceptionnelle. Quant à l’ozone (O3), produit par l’action des rayons ultraviolets sur l’oxygène atmosphérique (O2), il est instable et se retransforme en oxygène sous l’effet de la chaleur. Or l’air respiré par les passagers du Concorde sera passé auparavant vers 500° dans les premiers étages des compresseurs des moteurs.
Le coût de la mise au point du Concorde s’élève à quelque 11 milliards de francs (comprenant l’exécution de 4 000 heures de vols d’essais sur six appareils). Le prix de vente sera d’environ 100 millions de francs par avion. Le coût d’exploitation par siège et par kilomètre est estimé à 25 % au-dessus de celui de l’avion contemporain le moins cher, c’est-à-dire le géant Boeing 747, ce qui veut dire qu’à distance égale, le prix des places sera plus élevé d’un quart sur avion supersonique. On pense obtenir la certification de l’appareil dans le premier trimestre de 1973 mais des essais sur lignes seront entrepris par les compagnies dès 1972.
* * *
Ainsi, en tenant le pari du transport supersonique, la Grande-Bretagne et la France ont-elles eu à affronter des problèmes, dont certains avaient déjà reçu des solutions lors de la mise au point d’avions de combat de hautes performances, mais que les dimensions du Concorde et sa destination posaient en termes nouveaux : il fallait que l’avion présente les mêmes conditions de sécurité qu’un avion commercial du type du Boeing 707 tout en volant deux fois plus vite, qu’il ait une garantie d’existence de 45 000 h (20 fois plus que celle d’un avion de combat, 1,5 fois plus que le Tu-144) et qu’il assure un bénéfice à ses exploitants. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’il coûte cher, ni qu’il ait connu des retards.
Mais il est certain que l’Europe en retirera sur le plan technique un bénéfice incalculable et lui devra de rester un concurrent respecté dans le domaine aéronautique.
Premiers aperçus sur le prochain Salon du Bourget
On se souvient que l’Administration démocrate, après avoir laissé longtemps planer des doutes sur la participation officielle du gouvernement américain au Salon du Bourget en 1969, avait enfin autorisé, au début de septembre dernier, le Secrétaire d’État au Commerce, M. Smith, à faire connaître que le Président Johnson avait pris une décision positive. Les efforts des personnalités qui souhaitaient ne pas voir les États-Unis rester à l’écart d’une manifestation de cette importance avaient donc finalement porté leurs fruits : il s’agissait entre autres de M. Alan Boyd, Secrétaire d’État aux Transports, de M. Sargent Shriver, ambassadeur à Paris, du sous-secrétaire d’État Charles Bohlen, du vice-président Humphrey lui-même, qui avait en 1967 promis que l’Amérique soutiendrait à fond l’exposition de 1969.
L’incertitude avait ainsi régné pendant sept mois, depuis ce jour de février où, au cours d’une réunion préparatoire sur l’organisation du Salon, les représentants du ministère de la Défense nationale avaient déclaré abruptement que celui-ci ne participerait pas à la manifestation. La raison officielle était le désir de réduire les dépenses inutiles occasionnées par les voyages à l’étranger. Il était évidemment difficile de revenir entièrement sur une position affirmée avec autant de netteté. Aussi incombera-t-il au ministère des Transports de présenter avions civils et avions militaires, ces derniers étant toutefois acheminés jusqu’à Paris par les soins du ministère de la Défense nationale, qui a précisé que six d’entre eux au moins seraient du matériel de pointe.
C’est au ministère du Commerce que sont confiés la construction et l’aménagement du pavillon des États-Unis dont le coût s’élèvera à 9 MF contre 7 M pour celui de 1967. Sur cette somme, le ministère du Commerce fournira un peu moins de 3 M et les industriels 5,5 millions, soit le double de leur part de 1967. On peut considérer cette répartition des charges comme normale, car les expositions aéronautiques déclenchent toujours de très importants courants d’exportation, mais ne sont du point de vue militaire qu’un des aspects – mineur – de la dissuasion. Probablement le calcul des exportations réalisées à la suite du dernier Salon (correspondant à plus de 125 MF) a-t-il contribué à ébranler la position des abstentionnistes, qui ont dû se dire en outre qu’ils défendraient mieux le prestige de leur pays en Europe en exposant ses dernières réalisations qu’en adoptant une politique d’absence boudeuse.
Ce sera donc la seconde fois que le Gouvernement américain participera officiellement au Salon du Bourget, puisqu’en 1965 on n’avait eu affaire – selon l’opinion des Américains eux-mêmes – qu’à une médiocre présentation mal coordonnée entre Industrie et Armées. Mais, en 1967, le principe avait été que les constructeurs parrainés par le gouvernement mettent l’accent sur la « technique » américaine sans chercher à vendre leurs propres produits. Leurs activités d’objet commercial devaient se tenir hors du pavillon officiel, soit dans les chalets d’accueil, soit dans les stands situés dans un des halls d’exposition. On n’avait encouragé et matériellement aidé du point de vue commercial que les firmes de moyenne grandeur dont la plupart se montraient pour la première fois à Paris. Les remarquables résultats qui se sont ensuivis ont incité les autorités à modifier leur politique.
En 1969, le pavillon américain accueillera les sociétés de constructions aéronautiques les plus importantes, et on les invite dès maintenant à préparer une exposition orientée vers la vente de leur propre matériel. En effet, un petit nombre de ventes portant sur des ensembles importants sont susceptibles de faire rentrer plus de dollars qu’une multitude de transactions portant sur des pièces détachées ou de petits sous-ensembles, et le grand souci des autorités américaines demeure l’équilibre de la balance des paiements. Aussi n’insistera-t-on plus sur la « technique » américaine.
Une exception est à signaler toutefois, car elle montre que la rivalité entre deux puissances énormes ne peut connaître de période de trêve : la technique métallurgique américaine fera l’objet d’une présentation spéciale, avec la participation de sept sociétés. La raison en est que la Russie en 1967 avait surpris tout le monde en consacrant une série de stands à ses réalisations dans cette branche où elle passait jusqu’alors pour peu inventive, tandis que rien de semblable n’existait du côté américain. Il s’agit à la fois de relever un défi sur le plan de la propagande et de ne pas laisser échapper des clients éventuels.
Bien entendu, le public du Salon s’étonnerait de ne pas y trouver quelqu’une des réalisations américaines dans le domaine des véhicules spatiaux. Le thème de l’exposition consacrée à ce sujet sera : « Le compte à rebours d’Apollo ». Il est à peu près sûr qu’on verra au Bourget une cabine Apollo, et peut-être même la cabine Apollo 8. Si toutefois la National Aeronautics and Space Administration (NASA) ne pouvait pas la rendre disponible pour Paris, elle enverrait à la place la cabine Apollo 7 qui est restée, au cours de l’automne dernier, près de onze jours sur orbite terrestre.
Les faibles délais de préparation laissés aux organisateurs, du fait de la décision du président Johnson, ont entraîné des difficultés et provoqué la mauvaise humeur de certains participants : telle société avait déjà loué pour 1,5 MF chalet d’accueil et stand d’exposition quand elle a été invitée par le ministère du Commerce, au nom de l’intérêt national, à faire acte de présence dans le pavillon national et à assumer le supplément de dépense correspondant ; telles autres assurent que leur vocation internationale et leurs efforts pour vendre des licences à des firmes étrangères se concilient mal avec leur insertion dans un pavillon où on insiste sur le caractère « national » de la production.
Cette situation a même dissuadé la COMSAT (Communications Satellite Corporation) d’y entrer : son projet initial, consistant en une maquette du satellite de télécommunications INTELSAT 4, n’avait pas été agréé par le ministère du Commerce, sous prétexte que ce système auquel participent plusieurs pays avait un aspect trop international. La COMSAT, à qui on reproche souvent d’être trop nationaliste, a décidé cette fois qu’elle ne pouvait se permettre de l’être à ce point. Aussi 2 stands sur les 21 du pavillon américain attendaient-ils toujours un locataire à la mi-février.
Sans doute l’apparent mauvais vouloir de plusieurs sociétés est-il lié à l’espoir d’être défrayées par le gouvernement d’une partie des charges entraînées par l’exposition. Leur point de vue est d’autant plus défendable que « l’intérêt national » n’a pas fait revenir le ministère de la Défense sur sa décision de ne pas participer au Salon en tant que tel, attitude qui fait perdre aux exhortations du ministère du Commerce un peu de leur poids.
Pour la présentation en vol, le ministère des Transports médite un déploiement considérable d’avions civils et militaires afin de compenser l’effet de la présentation éventuelle du Tupolev 144 et bien entendu de montrer la puissance américaine. On parlait en février de la venue possible du C-5A Galaxy et du Boeing 747, mais les difficultés rencontrées dans la mise au point du premier sont susceptibles de remettre en cause ce projet.
* * *
Ainsi ne peut-on douter d’avoir, du fait des Américains, une exposition passionnante de matériel aéronautique de toutes catégories. Et nous saurons sans doute, à mesure qu’ils le décideront, de quels avions, de quels hélicoptères, de quels engins, de quelles cabines spatiales seront constituées l’exposition statique et la présentation en vol. Les Russes pour leur part préfèrent entourer leurs projets ou leurs hésitations d’un épais voile de secret. Cependant, selon la revue Air et Cosmos, M. Zorine, Ambassadeur d’URSS à Paris, a averti officiellement M. Maillet, commissaire général au Salon, de l’intention de son pays de participer à la manifestation. La Russie s’est fait réserver 9 000 m2 dans un hall d’exposition. M. Zorine a jouté qu’on verrait au Bourget quelques types d’avions civils et d’hélicoptères, des échantillons de métallurgie aéronautique et une « exposition cosmique ».
* * *
Enfin, les revues aéronautiques annoncent qu’en principe les deux prototypes de Concorde – dont le second a volé en Angleterre en avril – seront présentés au Salon du Bourget, l’un au sol, l’autre en vol.
Les difficultés de l’industrie aéronautique américaine
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer ici, des remous se sont fait sentir dans les assemblées législatives américaines quand elles ont appris que des dépassements de prix considérables étaient à attendre dans le marché des C-5A, l’avion-cargo militaire géant. Mais le même phénomène se dessine maintenant pour le SRAM (Short Range Attack Missile) également décrit dans un numéro précédent de la Revue, et pour certains équipements du General Dynamics F-111 Aardvark. Bien plus, ce sont maintenant des retards importants qui s’annoncent dans la livraison des C-5A.
Il était normal que l’opinion publique américaine, ou du moins les organes qui passent pour être ses porte-parole, s’en prissent à l’industrie aéronautique et non moins normal que celle-ci se défendît devant pareille attaque. Ce sont ses arguments que je me propose de rappeler d’abord, tels qu’ils sont exposés dans la revue Aviation Week qui est en général favorable au point de vue des constructeurs.
M. McNamara est toujours considéré comme le principal responsable de la situation : il est compréhensible que le public et le Congrès américain aient l’impression d’être trompés quand on leur sert, avec un budget de Défense nationale de quelque 400 milliards de francs, un ensemble d’équipements qui leur paraissent inaptes à assurer une protection valable, ce dont au surplus l’affaire du Pueblo apporte la preuve à leurs yeux. Car l’humiliation ressentie par les Américains dans cette dernière affaire, somme toute mineure, les incline à y voir la conséquence logique de toute une politique, alors qu’elle constitue seulement un de ces incidents inévitables en période de guerre froide.
Mais il faut bien reconnaître que les deux programmes principaux lancés par M. McNamara, celui du C-5A et celui du F-111, ont été des échecs sur le plan financier, ce qui est d’autant plus choquant que le Secrétaire à la Défense parlait avec assurance de ses nouvelles méthodes de gestion qui devaient engendrer des économies considérables : ainsi de la formule du marché de fourniture globale, qui partait du principe qu’aucun des projets ne faisant appel à des techniques vraiment nouvelles il était possible d’en prévoir le prix pour toute la période de production, bien que celle-ci s’échelonnât sur dix ans. En fait, l’expérience a montré que cette prétention était présomptueuse pour un matériel aéronautique toujours complexe, où on ne peut jamais utiliser exactement les sous-ensembles existants.
Pourquoi en est-on arrivé à des dépassements de prix considérables ? Parce que, déclare M. Gusman, porte-parole des constructeurs, dans le cadre des marchés d’État où les lois économiques naturelles ne jouent plus, les types de contrats inaugurés par M. McNamara donnent tous les risques aux industriels sans imposer aucun frein aux ingénieurs de l’État : les premiers doivent évaluer avec précision des prix dont beaucoup d’éléments leur échappent, prendre à leur charge la plupart des aléas techniques, tandis que les seconds continuent sans se soucier des coûts à exiger une production de la plus haute qualité et à faire multiplier essais et vérifications.
En même temps, la diminution du nombre de grands programmes de Défense nationale entraînant corrélativement l’accroissement du volume de ceux qui subsistaient, les constructeurs ont tout fait pour essayer d’en obtenir le marché. Dans la crainte d’une éventuelle crise de l’emploi, ils ont soumissionné à des prix « non réalistes » qu’ils n’ont pu tenir.
Mais le Gouvernement n’en a tiré aucun bénéfice et l’Administration républicaine se trouve maintenant devant le dilemme de mettre en faillite plusieurs constructeurs tout en écartant pour longtemps des marchés d’État un bon nombre de sous-traitants ou bien de modifier les contrats en cours sur des bases moins chimériques.
* * *
C’est bien ce qui s’est passé avec le système de navigation, bombardement et tir du F-111, pour lequel l’Armée de l’air a accepté de réviser le contrat, qui est passé ainsi de 750 M à 1 milliard de francs. Il est vrai que les exigences de l’administration avaient transformé complètement le projet initial.
Pour le C-5A, c’est plus grave, car aux dépassements financiers s’ajoutent des retards dans la mise en service. Il n’est plus question de constituer dès le début de 1970 un escadron opérationnel comme on l’avait prévu en lançant le programme.
Ce retard est imputé aux techniques nouvelles qu’il a fallu employer pour respecter les performances imposées, aux quelque deux mille deux cents jours de travail perdus par faits de grève et surtout aux modifications de plusieurs parties de la structure dont les essais statiques ont révélé la nécessité. Ces modifications ne devraient pas entraîner d’augmentation de poids. (On sait que cette exigence draconienne est invoquée comme une des causes d’augmentation du coût des C-5A.) Actuellement on peut estimer le retard entre trois et six mois.
* * *
Pourtant les services officiels restent optimistes et affichent toujours leur confiance dans le nouveau système de passation des marchés. Sans doute reconnaissent-ils que les prix fixés initialement ne pouvaient être tenus, mais ils pensent néanmoins que même après révision des contrats les conditions obtenues seront meilleures qu’elles ne l’auraient été avec l’ancienne formule où l’adjudicataire était choisi avant qu’on ait commencé à discuter les prix, ce qui le plaçait évidemment en position de force. Il n’en va plus de même quand il est réduit à implorer la révision en sa faveur d’un contrat qu’il a déjà signé.
Le Gouvernement, dans ces marchés de fourniture globale, ne connaît qu’un partenaire qui garde la responsabilité de ses rapports avec les sous-traitants. C’est une simplification pour l’administration, mais en contrepartie elle aura probablement quelque mal à trouver dans l’avenir des firmes qui acceptent de se plier de nouveau à ce type de contrat.
Il serait néanmoins prématuré d’en condamner le principe, comme on l’a fait un peu trop vite pour la plupart des décisions de M. McNamara, sous le prétexte que l’application en avait donné de mauvais résultats à court terme, alors que la raison profonde de l’opposition rencontrée par ses méthodes était peut-être qu’elles heurtaient par trop des habitudes de travail et des relations traditionnelles entre Pentagone et industrie, instituées peu à peu au cours des années mais point forcément justifiées ni bénéfiques pour le gouvernement. ♦
(1) Les élevons sont des gouvernes propres aux voilures en delta, qui, grâce à un braquage dissymétrique, jouent le rôle à la fois de gouvernail de profondeur et d’aileron.