Conférence donnée le 15 novembre 1969 à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
La Directions des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) : réalisations et perspectives
« Canopus », première expérimentation thermo-nucléaire française le 24 août 1968, à 8 h 30, sur l’atoll de Fangataufa.
L’effort que notre pays développe dans le domaine de l’armement nucléaire est souvent contesté : une enquête effectuée par l’I.F.O.P. en 1968, après la première explosion thermonucléaire française, indiquait que 52 % des Français étaient hostiles à notre force de dissuasion.
La plupart le sont pour des raisons d’ordre politique, mais beaucoup cependant arguent de raisons techniques ou économiques : « Cette force n’a aucune valeur »… « jamais un pays comme le nôtre ne sera capable d’arriver, en matière d’armement atomique, à un résultat valable »… « l’effort fait dans ce domaine coûte très cher et le Commissariat à l’Énergie Atomique consomme la majeure partie des crédits d’armement »…
Ce sont essentiellement ces objections technico-économiques qui retiendront notre attention car elles sont souvent formulées dans des milieux très proches de nous.
Je vous propose donc de faire un tour d’horizon des problèmes actuels en la matière et des projets à moyen et à long termes. Tout en restant bref, je tâcherai d’être à la fois complet et objectif. Complet : ce sera difficile car la force de dissuasion et l’armement nucléaire constituent un vaste problème qui nécessite la coopération d’un grand nombre d’organismes, alors que mon exposé portera essentiellement sur les problèmes posés par les charges nucléaires proprement dites, c’est-à-dire sur le domaine qui est de la responsabilité du Commissariat à l’Énergie Atomique. Objectif : j’essaierai de l’être, mais peut-il l’être totalement celui qui, depuis le début de l’entreprise, se trouve plongé, avec son équipe, dans le bain des risques, des responsabilités, des efforts ? Aurions-nous pu mener à bien cette entreprise si nous n’avions cru à sa pleine justification et à ses possibilités de succès ?
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Rôle du Commissariat à l’énergie atomique
À quel titre le C.E.A. a-t-il sa place dans le problème de l’armement nucléaire ?
L’ordonnance d’octobre 1945, créant le C.E.A., précisait ainsi sa mission générale : « poursuite des recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l’industrie et de la Défense Nationale ».
Depuis, cette ordonnance a été complétée par un certain nombre de décisions gouvernementales.
En matière d’armement atomique le C.E.A. est donc chargé :
— de produire les matières nucléaires nécessaires à la réalisation de cet armement ;
— d’étudier, d’expérimenter et de livrer aux Armées les charges nucléaires et c’est la mission propre de la Direction des Applications Militaires (D.A.M.) ;
— de conseiller le gouvernement dans la définition des grands objectifs et des programmes ;
— enfin, de promouvoir, par ses commandes et par ses études, l’industrie française qu’il confronte à des problèmes techniques et technologiques nouveaux et difficiles.
Environ la moitié du C.E.A., qu’il s’agisse de budget ou d’effectifs, est consacrée à ces problèmes d’armement : production de plutonium à Marcoule ou d’uranium enrichi à Pierrelatte, traitement des combustibles des piles pour en extraire le plutonium à Marcoule et à La Hague, propulsion nucléaire à Cadarache où se trouve installé le prototype à terre du réacteur de sous-marin, charges nucléaires à la D.A.M. qui comprend six centres, trois en région parisienne et trois en province, et qui dispose du champ d’expérimentation en Polynésie française.
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Avant de parler de la Direction des Applications Militaires et des armes nucléaires sur lesquelles je voudrais centrer cet exposé, il me semble utile de rappeler ce qui a été réalisé par le C.E.A. dans le domaine de la propulsion nucléaire et dans celui de la production des matières nucléaires.
Propulsion nucléaire
Le prototype à terre étudié et réalisé à Cadarache a fourni deux fois la puissance contractuelle. En quatre ans et demi il a fonctionné 21 000 heures. Certains équipements auxiliaires ont tourné pendant 30 000 heures. Il a également obtenu de très bons résultats dans le domaine de la tenue des combustibles : la durée de vie de ces combustibles a été deux fois et demie supérieure à la durée de vie contractuelle.
Sur ce prototype à terre on a pu constater la grande facilité de commande et de contrôle de la chaufferie nucléaire. C’est sur ce réacteur qu’ont pu être formés les équipages destinés aux sous-marins. Le « Redoutable » vient de rentrer de sa première patrouille d’essais sans incident. Grâce à l’expérience de Cadarache, on a pu, d’emblée, maîtriser ce problème de la propulsion nucléaire.
J’illustrerai ceci par deux dates : 8 mars 1969 divergence du réacteur du « Redoutable », 15 mars 1969, le réacteur est livré au bord pour exploitation. En une semaine, le réacteur a divergé, est monté en puissance et a été livré à l’équipage.
Depuis lors, tous les essais à la mer ont montré une souplesse et une facilité de conduite plus grandes que celles des chaudières classiques. À la puissance maximale la vitesse du sous-marin est légèrement supérieure aux prévisions. On prévoit que le cœur du « Redoutable » pourra assurer trois ans de service ininterrompu. Des progrès sont encore possibles : pour le « Terrible » on espère doubler cette durée de vie. Il n’est peut-être pas exclu qu’on puisse un jour ne plus toucher au réacteur nucléaire, pendant toute la durée de vie du bâtiment qu’il équipe.
Production des matières nucléaires
L’armement nucléaire nécessite diverses matières nucléaires fissiles ou fusibles.
Le plutonium est fabriqué à Marcoule et dans les piles de l’Électricité de France. À un moment où le C.E.A. est très attaqué sur ses réalisations, il est utile de rappeler que le taux de charge des piles de Marcoule est supérieur à 90 % : c’est dire la fiabilité des piles.
L’uranium 235 est traité à Pierrelatte, gigantesque usine de séparation par diffusion gazeuse qui a nécessité la mobilisation d’une grande partie de l’industrie française — et pourtant, usine de taille minimum, adaptée aux seuls besoins militaires français. Sur le plan technique, c’est une grande réussite : l’usine a démarré plus tôt que prévu, dès l’automne 1967, et sa production est supérieure aux prévisions. Bien sûr, on a beaucoup parlé du dépassement du devis initial ! C’est exact, les dépenses ont dépassé la toute première estimation, faite dès 1959, mais elles n’ont cependant pas dépassé le chiffrement définitif, établi en 1963 : au contraire, elles sont toujours restées inférieures à ce chiffrement de 1963.
Le tritium : encore une matière dont nous avons besoin et c’est la plus onéreuse ; mais heureusement, les quantités nécessaires sont faibles. Ce sont les piles tritigènes de Marcoule appelées « Célestins » qui le fournissent.
Il faut aussi du deutérium, isotope de l’hydrogène, et du lithium, mais tous deux sont assez faciles à obtenir.
Aujourd’hui, toutes ces matières sont produites, en France, en quantité suffisante pour réaliser un armement moderne. Déjà nous pouvons prévoir qu’un jour certaines de ces usines seront arrêtées, car le stock de matières permettra de satisfaire les besoins militaires.
Il n’y a donc plus, aujourd’hui, aucun problème de production de matières nucléaires, dans notre pays.
Les charges nucléaires commandées
Il n’est pas question de refaire ici un historique de toutes les étapes par lesquelles nous sommes passés, mais en matière d’essais, deux grandes dates sont à mentionner :
13 février 1960 : première explosion nucléaire,
24 août 1968 : première explosion thermonucléaire.
Certains ont trouvé particulièrement long le délai qui a séparé ces deux expériences : il est certain que nous avons éprouvé des difficultés pour arriver à la bombe H. Il convient cependant de noter que, pendant ces huit années, une grande part des efforts de la D.A.M. fut orientée vers la conception, la fabrication, la livraison sur les bases et la maintenance d’armes A, c’est-à-dire à fission, opérationnelles. C’est au cours de ces années qu’a pu être acquise, grâce à des relations permanentes entre les techniciens du C.E.A. et leurs camarades des trois Armées confrontant contraintes techniques et exigences opérationnelles, une expérience commune dans le domaine de la mise en œuvre des armes, expérience qui permettra, pour les systèmes d’armes futurs, de gagner du temps et de livrer des charges encore mieux adaptées.
Le programme commandé comprend quatre grandes classes d’armes :
— les bombes Mirage IV,
— le système S.S.B.S.,
— le système M.S.B.S.,
— les armes tactiques.
Le programme Mirage IV est achevé et opérationnel.
La charge du S.S.B.S. (sol-sol balistique stratégique) a été essayée en 1968 au C.E.P. devant le Président de la République. La livraison a commencé et se poursuit actuellement.
La formule nucléaire des charges M.S.B.S. (mer-sol balistique stratégique) a été expérimentée, au Pacifique, lors de la campagne de tirs de 1968. Les premières armes seront livrées l’année prochaine. Lors de sa première patrouille opérationnelle, le « Redoutable » aura ses seize puits équipés de missiles à ogives nucléaires.
Le système d’armes tactiques commencera à être mis en place, aussi bien dans les unités de l’Armée de l’air que dans celles de l’Armée de terre, en 1972.
Les « retombées civiles »
Toutes ces études et ces réalisations nous ont apporté un grand capital de connaissances. On se demande souvent si ses efforts peuvent servir à autre chose qu’à la réalisation de la force de dissuasion. Je suis alors assez gêné pour répondre, non pas parce que je ne crois pas que la réponse soit nettement affirmative, mais parce que, pour nous, l’objectif est de réaliser un armement nucléaire et ce que l’on appelle « retombées civiles » ne saurait être à nos yeux une fin en soi. Toutefois, il y a des retombées, ne serait-ce que du fait de la politique industrielle menée par le C.E.A.
On peut lire, dans le rapport Nora sur la gestion des entreprises publiques, ceci : « la réforme proposée part de l’idée qu’il est préférable pour l’administration de faire faire que de faire : mieux vaut un État qui exerce souverainement ses pouvoirs généraux d’orientation qu’une administration que sa prolifération même paralyse ». Cette recommandation du rapport Nora, la D.A.M. l’a, dès l’origine, mise en application. Nous ne traitons nous-mêmes que les problèmes pour lesquels nous estimons avoir une compétence particulière, c’est-à-dire ceux qui concernent la physique et la conception des armes, les explosifs et les matières nucléaires, et nous confions à l’industrie française ou à des organismes publics, les travaux qui relèvent des autres disciplines, tout en gardant à notre compte, outre la direction de l’entreprise, les études scientifiques et techniques à caractère général. 70 % environ du budget D.A.M. est dépensé à l’extérieur. Sur ces 70 %, 35 % au moins correspondent aux travaux que l’on pourrait qualifier de « très nobles » : marchés d’études, contrats d’approvisionnements, de matériels, etc…
En matière de calcul scientifique nous avons une compétence toute particulière qui nous a permis d’apporter une aide appréciable au Plan Calcul pour la définition des machines les plus puissantes.
Récemment, nous avons réussi à mettre en évidence, dans un de nos laboratoires, la production de réactions de fusion par concentration d’un faisceau laser sur une cible de deutérium. Mais c’est en liaison avec la D.R.M.E., que nous avons fait développer, par un industriel français, des lasers très puissants qui placent la France au premier plan mondial dans ce domaine.
Dans le domaine de l’électronique et de l’optique nous avons dû pousser les laboratoires et l’industrie française pour obtenir des équipements ultra-rapides permettant l’analyse des phénomènes, pendant la durée extraordinairement courte des explosions nucléaires.
Les prélèvements radiochimiques que nous exécutons lors des tirs ont conduit à développer des techniques d’analyse qui peuvent être utiles à d’autres. Les prélèvements de poussières et de gaz nous ont donné également une expérience en matière de filtration, de granulométrie et de pollution qui pourra être utilisée ailleurs.
Il est également un domaine où la D.A.M. a donné une impulsion particulière : c’est celui de l’étude de la tenue des matériels à l’environnement spatial. Nos charges sont soumises à des agressions importantes : accélérations, vibrations, variations de températures, chocs… que nous simulons avec des machines dont il a fallu assurer le développement en France.
Citons enfin Pierrelatte qui a posé à l’industrie de très nombreux problèmes et qui a permis de faire des progrès aussi bien dans le domaine des alliages légers que dans celui des barrières.
Mais plutôt que de poursuivre une énumération fastidieuse et nécessairement incomplète de ces « retombées », pensons plutôt aux ouvertures nouvelles que notre effort passé autorise maintenant : si, par exemple, demain, il faut se lancer dans la construction d’une usine européenne de diffusion gazeuse, si demain, il faut se lancer dans les applications industrielles des explosions nucléaires : génie civil, exploitation des gisements pétroliers, stockages souterrains de gaz, tout le travail que nous avons fait pour l’armement nucléaire, toute l’expérience acquise grâce à notre effort dans le domaine militaire, nous permettra de dire : « Nous savons faire et nous sommes prêts ».
L’accès au thermonucléaire
Lors de la campagne de 1968 ont été tirées deux charges thermonucléaires différentes : l’une a dégagé 2,6 Mt, l’autre 1,2 Mt. Ces expériences ont montré que nous possédions bien et avions compris les processus d’initiation et de développement des réactions thermonucléaires ; les résultats obtenus ont confirmé la valeur de nos théories.
Qu’est-ce donc que le thermonucléaire ?
En général, pour l’opinion publique, la bombe H, c’est une bombe très puissante, qui peut dégager énormément d’énergie. C’est vrai, bien sûr, il n’y a pas de limite à la puissance d’une bombe H ; on ne compte plus en kilotonnes, on compte en mégatonnes.
Mais pour nous, techniciens, je crois pouvoir dire que l’intérêt du thermonucléaire c’est essentiellement autre chose. Il s’agit d’une technique très différente de celle qui préside au fonctionnement et à la conception des bombes A, d’une technique toute nouvelle qui offre des débouchés extraordinaires, et, en ce sens, quand on dit que la bombe H est à la bombe A, ce que la bombe A est à la bombe classique, on est dans le vrai.
Le « H » en effet, constitue la clef des armements modernes ; nous comprenons, maintenant, les performances des armes américaines dont nous connaissions grossièrement quelques-unes des performances, telles que les charges des Minuteman, des Polaris ou des Poséidon. Seul le « H » permet d’obtenir des performances aussi poussées dans des poids aussi faibles et des encombrements aussi réduits.
La situation en France, du fait du succès de la campagne 68, a fondamentalement changé. Jusqu’à maintenant, il faut bien le reconnaître (c’était tout à fait exact au moment du Mirage IV), les Armées venaient trouver le C.E.A. et demandaient : qu’est-ce que vous pouvez bien faire comme charge ? Le C.E.A. répondait ce qui lui apparaissait possible de faire, et le véhicule (dans le cas du Mirage IV, l’avion) se dessinait, presque, autour de la charge. Le Gouvernement et les Armées prenaient ce que le C.E.A. était capable de faire en matière de charge et les caractéristiques de celle-ci commandaient tout le reste du système d’armes. La situation a complètement changé aujourd’hui. Le Commissariat est susceptible de livrer toutes les charges dont les Armées peuvent avoir besoin. Il s’agit maintenant, lors de la définition d’un nouveau système d’armes, d’optimiser les différents facteurs, les différents critères, les différentes caractéristiques du système : aussi bien du point de vue des besoins opérationnels que de celui de la charge, du vecteur, des conditions de déploiement, des facilités d’entretien ou de maintenance. La charge devient un facteur comme les autres, pas plus important que les autres.
Les étapes à franchir
Pour y arriver, cependant, nous avons encore beaucoup de travail à faire. Certains s’imaginent que, parce que nous avons tiré deux bombes H, le travail est fini et qu’en particulier, le travail de recherches est terminé et qu’il n’y a plus qu’à passer à la réalisation des armes opérationnelles. Non ! il nous faut travailler encore ! Et pourquoi donc ? Est-ce que, comme on nous l’a quelquefois reproché, nous sommes atteints de cette maladie commune chez les ingénieurs et qu’on appelle la « perfectionnite » ? Eh bien non, ce n’est pas du tout ça. Mais il faut toujours penser en matière d’armement, à faire « moderne ». Un armement dépassé n’a plus de valeur.
Or nous assistons, à l’heure actuelle, à une évolution extraordinairement rapide des armements nucléaires. C’est l’éternel problème de l’épée et du bouclier, du canon et de la cuirasse. L’époque où l’armement atomique était d’un effet qui arrivait à coup sûr et qui donc était dissuasif uniquement parce qu’on le possédait, est maintenant révolue, du fait des projets de défense antimissile. La cuirasse se prépare et l’armement atomique ne conservera un caractère dissuasif que si l’on tient compte de ce problème de la défense. Il faut des charges capables de pénétrer ces systèmes de défense. Cela nécessitera encore beaucoup d’efforts.
Il faut d’ailleurs savoir que le problème de la défense antimissile n’est pas uniquement réduit au problème du duel, de l’interception. Il est bien certain que lorsqu’un engin assaillant se trouve intercepté par un engin défensif venant le détruire mécaniquement, parce qu’il y a contact ou explosion de l’engin défensif à proximité immédiate de l’engin assaillant, bien sûr, c’est une destruction de l’engin assaillant. Mais les engins balistiques, pénétrant la haute atmosphère, circulent dans le vide atmosphérique. Et dans le vide atmosphérique, il est des effets subtils dont les portées sont extraordinairement grandes et qui, sans nécessairement faire subir à l’engin assaillant des dommages visibles, ont néanmoins pour conséquence de faire que l’explosion désirée n’a pas lieu ou, tout au moins, s’exécute dans de mauvaises conditions. Donc une défense antimissile n’est pas forcément le duel, c’est-à-dire l’interception à « touche-touche ». On peut imaginer des systèmes de défense même assez rustiques et qui seraient néanmoins efficaces sur des armes dites « non durcies », c’est-à-dire des armes qui n’ont pas été prévues pour résister aux effets subtils d’une explosion défensive, laquelle n’aura pas besoin d’être effectuée à portée immédiate.
Il nous faut donc travailler encore ; il faut en particulier que notre pays continue à disposer de la possibilité d’exécuter des expérimentations nucléaires ; c’est indispensable. Cela pose des problèmes difficiles, politiques et financiers, mais, qui dit armement nucléaire dit nécessité impérieuse d’expérimenter ; il n’était pas inutile d’attirer spécialement l’attention sur ce point.
Forts de ce passage à « l’état adulte » que nous venons d’opérer avec l’accès au thermonucléaire, nous pouvons résumer la question en disant que nous sommes capables techniquement, scientifiquement, de faire un peu ce que l’on veut. Cependant il ne faut pas avoir des ambitions trop grandes et nous n’en avons pas. Il n’est pas question, en France, de nous doter d’un arsenal calqué sur celui des Américains par exemple ; nous n’en aurions jamais les moyens, mais heureusement nous n’en avons pas besoin. Il faut savoir limiter nos ambitions, mais je pense — et cela c’est un des avantages que nous confère le fait que nous ne soyons pas les pionniers dans cette affaire — je pense que nous avons la possibilité, dans la définition de nos programmes d’armement, de faire des sauts, de faire des impasses ; nous avons la possibilité de ne pas nous doter de tel système d’armes qui, à un moment déterminé, a existé dans la panoplie américaine, et que nous pouvons faire ces sauts, en ce sens que nous pouvons aller directement à la réalisation de systèmes d’armes les plus modernes ; dans le contexte de notre économie, c’est-à-dire avec les moyens qui peuvent être mis à notre disposition, ceci est très important.
Quelles sont donc nos ambitions ? Doter notre pays de l’armement nucléaire susceptible de constituer la force de dissuasion dont il a besoin. Comment caractériser cette force de dissuasion ? C’est très difficile, mais pour simplifier, nous nous contenterons de l’exprimer selon deux critères communément utilisés : d’une part le nombre de charges, d’autre part la puissance en mégatonnes.
Du point de vue du nombre des charges, ce n’est pas un secret de dire (puisqu’une partie de la force est déjà opérationnelle, qu’une autre se met progressivement en place) que nous disposons, d’ores et déjà, des installations de fabrication correspondant à une cadence de production suffisante.
Mais c’est du point de vue de la puissance en mégatonnes que l’accès au thermonucléaire se traduit, et va se traduire, par un changement radical : les puissances des charges vont pouvoir être considérablement augmentées et donc la puissance de notre force de dissuasion va être portée à un niveau tout différent de celui que représentaient les premières générations d’armes.
Et ceci, sans parler des autres qualités que la nouvelle conception thermonucléaire nous permet de conférer à nos armes.
Dans les années qui viennent, le pouvoir dissuasif de notre force va pouvoir changer du tout au tout.
Perspectives financières
Il ressort de ce qui précède que nos possibilités techniques sont très grandes, mais il est également certain que cela ne servirait à rien si, pour mettre en œuvre ces possibilités, nous avions besoin de moyens supérieurs à ceux que le pays peut nous consentir.
Il faut savoir en effet s’ils ont raison, ceux qui prétendent que l’activité militaire du Commissariat à l’Énergie Atomique constitue un gouffre à millions, si le prélèvement que nous effectuons sur le budget des Armées compromet l’équilibre de celui-ci. Pour répondre à ce genre d’objections il convient d’abord d’examiner ce qui s’est passé (nous ne traiterons ici que du seul problème des charges, dont l’étude et la réalisation sont confiées au Commissariat à l’Énergie Atomique, et non pas du prix de l’ensemble des systèmes d’armes, mais il s’agit bien des dépenses totales du C.E.A., dans son effort militaire, c’est-à-dire les crédits nécessaires aux études, au fonctionnement, aux investissements, à la production des matières, aux essais, à la fabrication et à l’entretien des charges nucléaires).
La part que représentent ces crédits par rapport au budget des Armées a évolué de la façon suivante :
1964 |
1965 |
1966 |
1967 |
1968 |
1969 |
1970 |
10,5 % |
11,7 % |
13,6 % |
11,5 % |
9,5 % |
9,2 % |
8,2 % |
Comme on le voit, cette part est importante, certes, mais elle n’est tout de même pas exorbitante. Elle a atteint un maximum en 1966, époque des gros investissements destinés, en particulier, à la construction de l’usine de Pierrelatte, mais a décru ensuite de façon régulière et notable. En effet la phase correspondant aux constructions et aux gros équipements est maintenant terminée ; c’était la phase la plus chère, et maintenant qu’il ne s’agit plus que de fonctionner, c’est-à-dire d’étudier, d’expérimenter et de produire, nos dépenses sont déjà moindres.
D’autre part, que peut-on dire de l’évolution future ? Eh bien, je pense que cette part du budget du C.E.A. dans celui des Armées doit :
— à moyen terme, sinon décroître notablement encore, tout au moins se stabiliser au niveau de 1970 et peut-être même diminuer un peu ;
— à plus long terme, une décroissance certaine se produira quand nous aurons stocké suffisamment de matières nucléaires pour les besoins de l’armement nucléaire.
C’est en effet là un point qui caractérise l’armement atomique par rapport aux armements classiques. Dans une arme nucléaire, la part qui revient le plus cher correspond aux matières nucléaires. Or la matière nucléaire (tant qu’on n’utilise pas cet armement) ne se consomme pas. Quand nous voudrons moderniser notre armement, nous récupérerons cette matière et il n’est pas question de la payer une deuxième fois. C’est le phénomène de la « capitalisation de la matière nucléaire » qui permet d’envisager, pour le moment où nous aurons produit des quantités de matières suffisantes à notre armement, de réduire encore nos dépenses.
Quand, il y a quelques années, j’ai pris moi-même conscience de cette évolution et que j’ai commencé à faire connaître ma conviction sur ce point, j’ai tout de même été un peu inquiet de me voir proposer de telles diminutions de nos besoins financiers. Avions-nous raison d’être aussi optimistes ? Ayant donc essayé de me rendre compte de l’évolution des budgets que les Américains ou les Anglais consacraient à leurs armements nucléaires (je ne parle toujours que des charges bien entendu), je me suis aperçu que cette évolution était, en fait, bien conforme aux prévisions que nous faisions. On le sait, les Américains comme les Anglais ont arrêté ou considérablement réduit leurs productions de matières à des fins strictement militaires.
Enfin, et malgré ce que l’on a coutume de dire, le C.E.A. est économe de ses moyens et fait preuve d’un grand souci de rigueur : le C.E.A. est toujours resté dans le cadre des crédits prévus ; ainsi à titre d’exemple :
— depuis le début, c’est-à-dire à peine en un peu plus de dix ans, et sur les crédits qu’il s’est fait transférer, le C.E.A. a rendu aux Armées une somme à peu près équivalente à une année moyenne de fonctionnement ;
— le budget 1970 du C.E.A. militaire est inférieur au budget de 1966 d’environ :
— 27 % en francs courants, ou
— 40 % en francs constants.
Si donc on veut bien partager notre point de vue, on sera conduit à admettre que, pour des dépenses qui vont en décroissant d’année en année, le C.E.A. militaire est susceptible de fournir aux Armées des charges nucléaires correspondant à une force de dissuasion de plus en plus importante.
* * *
En matière de conclusion, je voudrais reposer la question que je posais au départ : a-t-on raison de contester, pour des raisons techniques, économiques et financières, l’effort que nous menons ?
Je crois avoir montré que, scientifiquement et techniquement, nous avions gagné. Il y a bien sûr encore du travail à faire, mais le C.E.A. militaire est, aujourd’hui, équipé et entraîné pour « faire face ». D’autre part, je pense avoir également montré qu’un objectif valable, en matière de force de dissuasion, peut être atteint pour des dépenses qui vont en diminuant d’année en année.
Les contestations dont j’ai parlé paraissent, objectivement, manquer de bases sérieuses.
Mais, s’agit-il uniquement de force de dissuasion ? Oui, avant tout, bien sûr. C’est notre objectif et c’est pour cela que nous travaillons.
Mais nous avons une autre conviction : nous pensons que notre capacité en matière d’armement nucléaire, notre capacité française, n’est pas seulement appréciée par nos ennemis éventuels, elle l’est aussi par nos amis. Il n’est, bien sûr, pas question pour moi, technicien, de prétendre aborder les problèmes politiques, de savoir si on peut envisager des collaborations internationales en matière de force de dissuasion. Qu’il me soit cependant permis de rapporter ici, en les transposant un peu, quelques paroles que M. Ortoli, lorsqu’il était chargé du Plan, prononçait en octobre 1966 à la conférence inaugurale du C.H.E.A.R. (1) :
« Le mot d’indépendance nationale couvre de grandes équivoques. M’essaierai-je à une définition en disant que l’indépendance est la faculté de participation, en partenaire suffisamment majeur, à cette dépendance réciproque qui marque nécessairement, maintenant, les relations internationales. »
Eh bien ! derrière notre effort visant d’abord la dissuasion, notre ambition, à nous techniciens du Commissariat à l’Énergie Atomique, c’est que, par nos succès techniques et nos réalisations, nous montrions, à nos amis, que nous sommes des partenaires majeurs. ♦
(1) Centre des Hautes Études de l’Armement.